vendredi 11 juillet 2008

Abdelhamid Benbadis : un grand constantinois de grande culture

Abdelhamid Benbadis le dissident lumineux
In « Constantine, Citadelle des vertiges » de Adelmadjid Merdaci*
Paris Méditerranée - 10/2005 – ISBN 2-8427-2238-8


L'HOMME, de l'avis de tous ceux qui l'approchèrent était humble, proche des gens simples qui venaient suivre ses enseignements à Djama'Lakhdar et tout aussi à l'aise dans la dispute intellectuelle qui, en son temps, ne pouvait mettre en jeu que le destin collectif de la nation algérienne. Sans doute bien plus que les autres figures du réformisme musulman, qui fut dans les premières décennies du xxième siècle l'un des vecteurs du renouveau politique algérien, Abdelhamid Benbadis avait eu l'intuition d'une profondeur algérienne des attaches arabo-musulmanes de la société et il fut plus le prosélyte d'une certaine idée d'une patrie algérienne que celui d'un arabisme sans rivages. L'homme vivait modestement et savait être un polémiste pugnace, aux convictions fortes, affichées, et assurément à la modernité politique indéniable, et le paradoxe actuel tient dans le fait que les chemins vers l'homme, l'homme de foi, le publiciste, paraissent singulièrement obstrué. À tous égards, Benbadis est dans son pays,comme dans sa ville, prisonnier d'une image, statufié, à son corps défendant, dans l'une de ses postures, et convoqué définitivement à adouber, la main posée le front, les choix patrimoniaux d'héritiers putatifs. Ceux qui, après l'indépendance de l'Algérie, avaient décidé d'en faire l'enseigne d'une conception abusive de l'identité algérienne n'avaient même pas la justification d'une filiation intellectuelle, qui furent à Constantine au début des années cinquante, plus les élèves d'El Kettania, contrôlée par l'administration.

Une profonde dissidence

Dans J'histoire de la famille, la première autorité reconnue, dans les temps modernes, est celle de Cheïkh El Mekki, grand-père de Abdelhamid et surtout dignitaire musulman par son statut de Cadi de la mahakma malékite de la médina. C'est lui que l'administration sollicita, en 1861, pour être le premier musulman figurant dans le conseil municipal de la ville et il fut honoré par Napoléon III qui lui remit la légion d'honneur. Ses enfants, Chérif et Mohamed-Mostefa - père de Abdelhamid - confirmèrent, tout au long de riches vies publiques, cet engagement auprès de l'administration qui leur valut d'occuper d'importantes fonctions dans les institutions de l'État français.

Abdelhamid, naît en 1889, l'année de la disparition de Cheïkh El Mekki et s'il s'inscrit bien dans la tradition cléricale de la famille. Après une formation à la Zitouna de Tunis, dont le moins que l'on puisse relever est qu'elle était loin de l'école républicaine française, qui sans doute n'attendait que de l'accueillir comme elle fit pour son frère Mouloud, il fait le choix éthique de se consacrer à sa communauté. Enseignant, en 1911, dès son retour de Tunis, publiciste pugnace de la cause réformiste dont il s'imprégna lors de ses voyages dans les grandes villes d'Orient et en marge de l'accomplissement, en 1914, de l'obligation du pèlerinage à La Mecque. On parlera alors des influences de Djamel Eddine El Afghani, de Cheïkh Mohamed Abdou, de Rachid Réda et toujours est-il qu'il fut, à partir de Constantine, l'un des premiers interprètes du devoir de réforme de l'islam et à tout le moins de sa capacité à mobiliser les acquis de la modernité pour asseoir son message. Sans doute à l'origine et constamment y eut-il verbe, et celui de Abdelhamid Benbadis se faisait entendre des fidèles, au cours des « Dourouss », dans les mosquées de la ville, alors même que les traces les plus précises que l'on peut retrouver désignent surtout l'homme de plume et d'action.

Un homme de plume et d'action

Le lancement en 1925 d'El Mountaqid dont la vocation critique est clairement affirmée par le titre, laisse dans l'ombre la création en juin de la même année, en association avec Mahmoud Sahraoui, Khellil Belguechi et surtout de Ahmed Bouchemal, qui sera l'un de ses plus proches compagnons, de « L'imprimerie musulmane », sise rue Arbaïn Chérif et qui était appelée à devenir l'un des foyers du mouvement associatif musulman dans les années trente. Abdelhamid Benbadis aura tôt compris tout l'intérêt qu'il y avait à utiliser le moindre espace légal et à remettre avec la même détermination l'ouvrage sur le métier. En aura-t-il été ainsi, par exemple, avec les publications qu'il animait qui, soumises à l'interdiction, renaissaient avec un autre titre comme ce fut le cas d'Echiheb qui allait prendre la suite
d'El Mountaqid.

Son nom reste, certes, plus communément rattaché à celui de l'Association des Oulémas musulmans, fondée en 1931 et dont il assuma, jusqu'à sa mort, la présidence et dit-on moins facilement aujourd'hui que les représentants des confréries en furent aussi à l'origine avant de se rallier à l'étendard de l'administration.

A-t-il, sans doute, pourfendu le charlatanisme de certains animateurs intéressés des confréries et pourtant on le retrouve associé, dans ces années trente, à l'entreprise consensuelle de restauration de la zaouïa de la Rahmaniya et il aura été le défenseur infatigable des droits de ses coreligionnaires. Le droit à l'instruction dont il porta sur les fonds baptismaux, toujours en 1931, la première institution, la Djam'iyat Ettarbiya oua etta'Iim, ouverte autant aux jeunes hommes qu'aux jeunes Constantinoises et qui essaima suffisamment dans tout le département pour susciter l'interdiction signée en septembre 1957 par le préfet Maurice Papon. C'est l'homme proche des siens qui, en compagnie du Dr Bendjelloul, animateur de la Fédération des Élus, monte au créneau lors des événements d'août 1934, mettant les autorités devant leurs responsabilités quant à la garantie de la sécurité de ses compatriotes. Il donna d'ailleurs, dans Echiheb un récit circonstancié de ces journées dramatiques, qui mériterait d'être consulté par tous les historiens soucieux de vérité. Homme d'ouverture et de dialogue - on trouve entre autres le secrétaire régional du Parti communiste algérien Estorget au rang de ses invités lors de la cérémonie de consécration religieuse qui lui est offerte en 1937 -, on connaît autant son rôle dans la tenue du célèbre « congrès musulman» de 1936 que l'emblématique réponse donnée au remarqué éditorial sur l'existence de la nation algérienne, « Le peuple algérien est musulman et il s'apparente à l'arabité » a connu une fortune certaine, mis en musique par Brahim Ammouchi, animateur de l'association Mouhibbi El Fen et contempteur du cheikh.

Benjamin Stora rapporte, dans la biographie qu'il consacre au premier président du GPRA, la rencontre, bien moins connue, entre Abbas et Benbadis à Constantine, leurs échanges denses, qui découragent les simplifications réductrices.

Il est encore possible de décliner mille exemples de l'exemplaire présence de l'homme dans la cité et d'abord dans sa ville de Constantine et verra-t-on son influence dans le scoutisme, le sport, les activités musicales et théâtrales, qui ne prend sens que dans le climat de renouveau, de bouillonnement culturel et politique et, somme toute, dans l'usage raisonné des cadres démocratiques consentis alors par la situation coloniale. Les témoignages concordent, qui décrivent un homme simple, frugal, disponible, mais aussi à l'exceptionnelle tension morale, intellectuelle de celui qui avait sans doute choisi de porter l'islam et la société algérienne vers la modernité. Les Constantinoises, sorties à l'occasion, et les Constantinois lui firent des funérailles exceptionnelles.

Les autorités algériennes ont institué la date du 16 avril, correspondant au jour du décès de Benbadis, journée nationale de célébration de la Science et de la Connaissance.

La Grande Mosquée, actuellement en construction dans la ville d'Oran, portera son nom.

La fin des années quatre-vingt-dix verra aussi la création, à Constantine, d'une fondation Benbadis.

* Abdelmadjid Merdaci est sociologue, professeur-chercheur à l'université Mentouri de Constantine

Benjamin Stora : Une enfance à Constantine

Une enfance à Constantine (Benjamin Stora*)

Le très beau texte ci-dessous est extrait de l'excellent blog :

Dans ma vie, il y aura toujours un avant et un après «16 juin 1962». Ce jour-là, avec ma famille, nous avons quitté Constantine, la ville de l’Est algérien, où je suis né et j’ai grandi. J’avais douze ans. Je suis allé vers un autre univers, dans l’oubli de la société d’Algérie dans laquelle j’ai vécu, et qui reviendra hanter ma mémoire bien plus tard.

Une ville haute et secrète
M
on enfance se passe à Constantine, dans une grande ville, la troisième par ordre d’importance en Algérie. Je suis un enfant de culture citadine qui ne connaît pas les joies de la campagne. Il a fallu ma rencontre avec ma femme, avec qui je vis aujourd’hui, pour découvrir, aimer la nature. Cette origine citadine contredit un certain nombre de stéréotypes. Très souvent la tendance est de croire que les enfants «d’Européens» d’Algérie étaient des fils de colons. Ce n’est évidemment pas vrai.

J’ai donc toujours vécu dans une ville, qui était doublement encerclée. D’abord sur le plan géographique, bâtie sur un rocher, d’accès difficile, assez impénétrables, pleine de ponts. Ce sentiment d’encerclement était très fort. Mais existait également l’enfermement à l’intérieur même de la ville. Durant les deux dernières années de la guerre d’Algérie, en 1961-1962, nous sortions très peu dans la rue. Les enfants jouaient à l’intérieur des maisons, sur les terrasses principalement, ils ne s’amusaient plus dans les rues. Cette sensation d’encerclement géographique de la ville avec des gorges gigantesques, et des ponts partout, se redoublait par l’enfermement né de la guerre, de ne plus être dans une ville ouverte, «normale». J’ai toujours éprouvé cette position très particulière : vivre dans une guerre et en même temps dans une ville en elle-même haute, secrète, austère, «fermée».

Des frontières invisibles
A
utre aspect de mon enfance, la vie dans un grand quartier juif, probablement le plus important de tout le Maghreb dans les années 1950. Près de 30 000 juifs vivaient à Constantine, la «Jérusalem du Maghreb». Je suis né le 2 décembre 1950 au 2 rue Grand, rue considérée comme le cœur du quartier juif de Constantine, qu’on appelait le «Charah». Ma naissance a eu lieu à l’intérieur du petit appartement familial de ce vieux quartier, où Juifs et Musulmans vivaient imbriqués les uns avec les autres, séparés du quartier dit «Européen». Mon père m’a expliqué que c’était là qu’avait eu lieu ma circoncision, une semaine plus tard, faites par un rabbin du quartier.
Deux villes effectivement se juxtaposaient dans la ville : la judéo-arabe, la vieille ville de Constantine où s’entassait une population extrêmement nombreuse qui était complètement mêlée ; et une ville européenne qui se trouvait à Saint-Jean, de l’autre côté de la ville. Il fallait traverser le square Vallet, la place de la Brèche, remonter la rue Rolles de Fleury pour arriver place de la Pyramide. Là se trouvait le quartier européen. Je m’y rendais bien entendu avec mes parents, mais nous sentions bien que c’était une autre ville. Une sorte de frontière invisible, qui n’était jamais dite, apparaissait sans cesse entre deux cités, les deux univers. L’univers plus européen, «métropolitain», venait se plaquer à un monde plus traditionnel, se référant au vieux passé de la ville.

I
l faut là signaler un processus. Les Juifs qui, traditionnellement, vivaient avec les Musulmans dans la vieille ville de Constantine, ont commencé à émigrer vers le «quartier européen» au milieu de la guerre d’Algérie dans les années 1958-1959. Ils utilisaient des argumentations diverses pour ce premier départ, comme c’est «plus moderne», «moins insalubre», mais cela indiquait une tendance, une orientation. Quelque part il y avait déjà ce signe avant-coureur d’une ville traditionnelle judéo-arabe qui se modifiait, qui commençait à se vider au profit de la ville européenne.

C’était déjà le signe de la communauté juive émigrant vers la «métropole», cette France mythique que bien peu connaissaient. A la fin des années cinquante, une partie de ma famille, du côté de mon père en particulier, avait déménagé dans le quartier européen, et nous allions leur rendre visite le samedi après-midi. Mais avec mes parents nous sommes restés jusqu’au 16 juin 1962, rue Grand, au cœur de la cité traditionnelle. Ce n’était pas le cas de l’ensemble de la communauté juive. La guerre avait séparé progressivement les communautés.

Je garde en mémoire de Constantine cette frontière invisible, une ville presque coupée en deux. La sensation était forte de se diriger d’une ville à l’autre. Que l’on vienne de la place de la Brèche, ou que l’on remonte la rue Thiers, c’était pareil : à un moment donné, la frontière se devinait. Avec une autre vie, une autre histoire, pas les mêmes rythmes de vie, ni les mêmes sons. À la fin de la guerre d’Algérie, avec la création de l’O.A.S. en 1961, les manifestations pour «l’Algérie française» se déroulaient place de la Pyramide, dans le quartier dit européen. Je me rappelle, j’avais 11 ans à l’époque. La première manifestation pour «l’Algérie indépendante» à Constantine avait eu lieu rue de France, dans le vieux quartier judéo-arabe. J’avais vu défiler à la fin de l’année 1961 des Algériens, avec le drapeau vert, rouge et blanc, avec le croissant et qui scandaient «Algérie musulmane».

Les bruits de la ville
Constantine est une ville particulière. C’est surtout une ville fermée, austère, où tout se passe entre les murs. Dès que l’on se trouve à l’extérieur, ce sont les convenances qui priment. Je garde en mémoire la vie quotidienne de cette ville, la grande gaieté qui y régnait. Trop souvent, se manifeste la tendance à regarder une histoire par la fin, la tragédie, le départ, la séparation, la guerre, les attentats. Tout cela bien entendu a eu lieu. Mais, je me souviens aussi, quand j’étais enfant, de la gaieté qui régnait dans cette ville. Avec beaucoup de cafés et de musiques. La rue de France prolongée par la rue Caraman regorgeait de cafés fréquentés par des Juifs, des hommes bien sûr pour la plupart. Des dizaines de cafés, où partout s’échappait de la musique.

Ce n’était pas seulement la musique de Raymond, le grand chanteur du «malouf», la musique arabo-andalouse de Constantine. Des sons de musique européenne existaient aussi : Dario Moreno, Bambino, Dalida, la musique rock, vraiment je me souviens de tout cela. Je me souviens d’un café en face de chez moi avec son enseigne «Jacky Bar», d’où s’élevait souvent la musique d’Elvis Presley. J’écoutais, déjà, avant l’arrivée en France, les tubes de l’époque, les premiers succès de Johnny Hallyday. Les histoires de musique façonnent aussi un imaginaire autour de la ville. Avec à la fois la musique traditionnelle, la musique arabe, le «malouf», et la musique européenne. Une grande gaieté régnait dans cette ville, avec le temps des fêtes, des mariages, des circoncisions. Mon père allait quelquefois au café prendre l’apéritif avant de rentrer à la maison. Je l’accompagnais. Ca riait fort, ça parlait très fort, c’étaient les grosses blagues.

Beaucoup de salles de cinéma étaient aussi pleines à craquer. J’habitais en face d’un cinéma qui s’appelait le «Vox», très connu à Constantine et qui, en 1959, a changé de nom pour s’appeler le «Triomphe». De la terrasse de ma maison, j’entendais la bande son du film, avant d’aller le voir. Je savais de quoi il en retournait. Il me suffisait de monter sur la terrasse, et j’écoutais ce que disaient les acteurs. C’était émouvant et drôle. Je me rappelle les autres salles : l’ «ABC», une très belle salle avec toit ouvrant ; le «Casino» bien sûr qui a été détruit après l’indépendance. Une vraie perte que ce vieux bâtiment d’architecture coloniale, absolument somptueux. Les films n’arrivaient pas plusieurs années après leur sortie à Paris mais ils étaient pratiquement programmés en même temps à Alger, Paris ou Constantine. C’est ainsi que j’ai vu «Le pont de la rivière Kwaï» dès qu’il est sorti en 1957, «Quand passe les cigognes», le «Beau Serge» de Claude Chabrol, «Plein soleil» de René Clément avec Alain Delon, les films sur la seconde guerre mondiale, les westerns. De là peut- être viens mon amour du cinéma.
Parmi les bruits de la ville, il y avait aussi les chants religieux qui venaient des innombrables synagogues du quartier du «Challah», et l’appel à la prière du muezzin.

Dans la chaleur de la ville
Je garde vraiment le souvenir d’une ville gaie, où les gens faisaient la fête. Je dis cela parce que souvent Constantine est associée à l’austérité. Enfant, je ne conserve pas l’image d’austérité. La ville était secrète, fermée sur elle-même bien entendu par sa situation géographique. Mais les deux communautés principales qui y vivaient étaient joyeuses. Une proximité physique, une sensualité se dégageait de cette ville. À l’approche de l’été, il faisait à Constantine une chaleur terrifiante la journée. Dès que le soir arrivait, il commençait à faire un peu frais, très vite les gens sortaient. Par petits groupes, ils flânaient du lycée d’Aumale vers la place de la Brèche, en empruntant la rue Caraman. C’était toujours la même promenade, mais les gens se connaissaient, se parlaient, se regardaient, se saluaient, …se draguaient. «Passéo» très méditerranéen, en Italie, en Espagne, les gens font de même. Dans cette complicité à la fois communautaire et citadine, tout le monde connaissait tout le monde. Et quand ma mère, beaucoup plus tard dans l’exil, sortait dans la rue, elle disait, tristement, «ici, pas une tête connue»….

Nous vivions en évitant prudemment le soleil. Attitude méditerranéenne que cette peur du soleil, la hantise de la chaleur, l’obsession perpétuelle de se protéger de la «fournaise». Dès que le soleil commençait à taper très dur, tout le monde se «cachait», se protégeait. Les gens vivaient en fait beaucoup dans les appartements, les persiennes fermés. Je me souviens de ma mère et de mes tantes qui aspergeaient à grands coups de jets d’eau le carrelage en permanence pour rafraîchir les maisons.

Geste fondamental, rafraîchir la terrasse, la maison d’une manière régulière. Pourtant, il y avait le grand problème de l’eau à Constantine, et mes parents avaient fait construire un réservoir d’eau sur la terrasse. L’eau était coupée plusieurs fois par jour, et il fallait toujours faire très attention à l’eau (comme éviter de tirer la chasse d’eau pour un oui, pour un non). La vie se passait dans cette sorte de pénombre et d’obscurité dans la journée, pour sortir en fin d’après-midi. Le souvenir de cette pénombre vient en association de la sensualité dans les appartements.

Les gens vivaient dans une grande proximité qui réveillait le désir sexuel.
En été, nous partions à «Stora», une plage de Skikda (ex-Philippeville). Nous ne partions pas longtemps, les gens plus riches louaient des maisons. Nous partions le vendredi pour le week-end. L’été pour nous, c’était juillet, août et septembre, les trois mois de vacances. Du 1er juillet au 1er septembre, c’était le rush vers la Méditerranée, pour se baigner, aller à la plage, se brûler au soleil, rire dans les retrouvailles familiales. La plage, c’était vraiment du 1er juillet au 1er septembre, pas plus tard.
Drôle cette règle. Plus tard quand j’ai vécu à nouveau au Maghreb, au Maroc, c’était pareil. Le 2 septembre au matin il n’y a plus personne sur les plages, alors qu’il fait aussi chaud que la veille. L’été, c’est dans la tête. Dans mon enfance, le départ à la plage était une véritable aventure. Une aventure assez balisée quand même puisque tout était préparé. Les femmes s’occupaient de la nourriture : couscous, t’fina, etc., et organisaient tout notre déplacement sur le plan matériel...

Je suis allé au hammam très tard avec les femmes. Il y avait le hammam des hommes et celui des femmes. J’avais de la chance : j’allais avec les femmes jusqu’à 8-9 ans ! Jusqu’au jour où la femme qui gardait le hammam a dit à ma mère «ça suffit ! Il est grand le gosse !». J’étais malheureux parce que je me suis retrouvé au hammam avec mon père, mais ce n’était pas pareil. C’était vraiment…difficile. La proximité des garçons avec les femmes dans les appartements, les hammam, servait
Aujourd’hui dans mes voyages vers le Sud, surtout depuis mes trois années passées au Maroc de 1998 et 2001, me reviennent encore et toujours, les volets fermés contre la lumière, la manière dont on aspergeait le sol pour qu'il fasse moins chaud, les retours de la plage de «Stora», les visites familiales les samedi après-midi qui faisaient traverser la ville dès qu'il ne faisait plus trop chaud; les bar-mitzvah (appelés «communions») et les mariages qui avaient lieu toujours les dimanches, et où les tantes et les oncles dansaient le paso-doble et le tango (il y avait toujours deux jeunes filles timides qui dansaient ensemble) et puis Dario Moreno, Dalida et Bambino, je crois qu'il y avait aussi Paul Anka et Little Richard. Je me souviens de la beauté solitaire et la désolation des plages dès le 1er Septembre, et puis ce règne du cinéma qui était notre seule culture. Tout un monde sans cesse ébranlé par la guerre.


Des images de la guerre
Le 1er novembre 1954 éclate l’insurrection algérienne. J’avais à ce moment quatre ans. Mais la première image de la guerre d’Algérie qui arrive dans ma tête, brutalement, c’est l’entrée dans notre appartement de la rue Grand de militaires français qui observaient les gorges du Rhummel. D’autres soldats, en contrebas, ont tiré avec des mitrailleuses sur les parois des gorges du Rhummel. C’était le 20 août 1955, les Algériens nationalistes étaient rentrés dans la ville ce jour-là. Ils avaient été repoussés, pourchassés. Les militaires français s’étaient installés sur les abords de la corniche pour tirer sur ceux qui s’enfuyaient. C’était ma première image de guerre : la pénétration dans l’appartement de militaires français. J’avoue que ce fut une grande frayeur. L’autre image de la guerre, ce sont les rues «barrées» par l’autorité militaire.

Pour acheter le pain, faire ses courses, il fallait faire un grand détour. On ne pouvait pas aller d’une rue à l’autre. Je me rappelle les barbelés, les barrages, les chicanes qui ont fait irruption dans la cité en 1957-1958. La troisième image très forte est celle d’un attentat. Je me rappelle un cadavre qui avait été brandi à bout de bras, la nuit, par des hommes. Je ne sais plus qui c’était, j’avais à peine six ans, et c’était la nuit.

J’avais observé la scène du balcon de ma grand-mère. Le cadavre était posé sur un de brancard de fortune. Une image de mort directe faisait irruption dans ma tête. Ce sont là les trois images que j’ai gardées de la guerre d’Algérie.

La peur
La guerre était présente dans les conversations des adultes, bien sûr. Ils disaient tout devant nous. J’avais très peur. Enfant, je n’avais pas conscience que je pouvais mourir, par contre je me souviens très bien d’une chose, j’avais peur de la mort possible de mon père. Il vendait de la semoule, et quand il partait le matin pour le travail, il devait traverser la rue de France. Ensuite il remontait vers sa boutique qui se trouvait rue Richepanse. Il faisait 300 mètres à peine. Malgré cela, j’avais peur qu’il lui arrive quelque chose, qu’il soit victime d’un attentat, qu’il puisse mourir.

Longtemps j’ai gardé cette peur en moi. Lorsque mon père est décédé plus tard, en juillet 1985, tous ces souvenirs sont revenus, ces images. Mon père m’a eu assez tard, à plus de 40 ans. Ce n’était plus un jeune homme, et je le sentais très vulnérable.
La peur n’était pas pour soi, elle était pour la famille très proche, et pas pour la famille élargie. Je vivais dans une grande famille, avec je ne sais combien de cousins germains, d’oncles et de tantes. Mais dans la situation de guerre la famille se resserre : le père, la mère, ma sœur, c’est le regard d’enfant que j’avais. Je dormais dans une petite chambre, parce que nous habitions dans un tout petit appartement. Mes parents dormaient dans une chambre séparée par une petite cloison du couloir où je dormais.

La nuit, j’entendais mes parents parler. Ils étaient inquiets, surtout vers la fin de la guerre. Ils se demandaient s’il fallait rester ou partir, comment faire dans ce cas (ils ne connaissaient pas la France). Ces conversations murmurées à mi-voix dans la nuit m’angoissaient. Les parents s’imaginent toujours quand ils couchent les enfants, que ceux-ci dorment. Nous ne dormions pas avec ma sœur, nous écoutions, à l’affût de la moindre information. Il n’y a rien de plus terrible pour un enfant que de sentir l’incertitude et la souffrance de ses parents. Le gouffre incertain qui s’ouvrait devant eux, avec les peurs nocturnes venant s’accumuler aux attentats, construisaient un climat d’angoisse.

Constantine était une ville où il y a eu des irruptions brutales de la guerre comme le 20 août 1955, et quelques attentats à la grenade. Ce dont je me souviens aussi ce sont les plastiquages de l’OAS dans les années 1961-1962. Pratiquement toutes les nuits, j’étais réveillé en sursaut par le bruit assourdissant des bombes. L’OAS plastiquait les magasins, ou les cafés, qui appartenaient aux Algériens musulmans comme on disait à l’époque. Vers la fin de l’année 1961, les «nuits bleues» se succédaient. Il n’y avait plus de carreaux à nos fenêtres. Mon père les avait changé trois ou quatre fois, avant d’en avoir marre : il avait mis du plastique à la place des vitres.

Une photo de classe
J’ai été scolarisé au lycée d’Aumale au départ, car les cours dans cet établissement allaient du primaire à la terminale. J’ai fait la classe préparatoire, puis j’ai été mis à l’école Diderot. Il y avait là une particularité, la «composition ethnique» de la classe.

Dans mon souvenir, la moitié était composée d’enfants juifs. Le reste, moitié musulmans, moitié européens. Au final, il y avait à peu près quinze enfants juifs, sept à huit musulmans et sept à huit européens. À l’époque de l’école primaire, il y avait des enfants algériens. Sur les photos de classe, entre les Juifs et les Musulmans, il s’avère difficile de faire la différence. Ce sont des enfants d’Algérie. Mais quand je suis arrivé au lycée d’Aumale en 6e, le choc était grand : il n’y avait pratiquement plus d’Algériens musulmans dans la classe. Je ne comprenais pas ce qui s’était passé.

Cette disparition me «travaillait». Les manifestations au lycée d’Aumale étaient pro «Algérie française». Les élèves de Terminale se regroupaient dans la cour, dans les années 1961-1962, criant «Algérie française», «De Gaulle au poteau», «Vive Salan», etc. Le paradoxe voulait que ce lycée était implanté au cœur du quartier juif, le quartier judéo-arabe, comme une enclave européenne. En tous cas, je le vivais ainsi.

Pratiquement de janvier 1962 à juin 62, je n’allais plus au lycée. Je restais à la maison, comme tout le monde. Nous n’avions pas de télé à la maison, seulement la radio. À la fin de ma scolarité dans le primaire, à l’école Diderot, la convivialité s’était effondrée entre les Juifs et les Musulmans. La haine intercommunautaire s’était développée à l’école. Un fossé terrible s’était creusé, tout le monde avait peur, tout le monde se méfiait de tout le monde. Quand les gens se croisaient, c’est la peur qui l’emportait. La gaieté dont je parlais avait disparu en 1961. Jusqu’en 1959-1960 j’avais le sentiment d’une ville gaie, les gens continuaient à vivre ensemble, les cafés étaient bondés.

La mort de Raymond
E
nfant, j’avais intériorisé cette peur communautaire, d’autant qu’elle faisait référence à un événement lointain qui s’était imprimé dans l’imaginaire des Juifs de Constantine, avec les récits sur les affrontements sanglants du 5 août 1934, entre Juifs et Musulmans. Les «événements d’août 34» continuaient d’exister dans les conversations, bien plus que la période de Vichy où les Juifs de la ville avaient été chassés de la fonction publique.

Cette peur a été ravivée le 22 juin 1961, avec l’assassinat de «Raymond». Dans la communauté juive de Constantine, c’était le choc. Le grand chanteur de malouf Raymond Leyris dit «Cheikh Raymond» avait été assassiné au marché. Je m’en souviens bien, j’étais au marché ce jour-là avec ma mère. A l’époque, ma mère faisait le marché tous les jours. J’avais dix ans, je n’allais plus à l’école à cause des «événements». Ma mère ne savait pas quoi faire avec moi ; une fois sur deux, elle m’emmenait avec elle. Quand les coups de feu ont retenti je me trouvais sur le marché d’en haut, place Négrier. La foule s’est immédiatement dispersée et revenue ensuite. «Ils ont tué Raymond !» C’était quelque chose d’énorme, de gigantesque. La communauté juive de Constantine était choquée, bouleversée. L’enterrement se fait tout de suite chez les Juifs, comme chez les Musulmans. Je crois que l’enterrement a du avoir lieu rapidement. Il y avait beaucoup de monde : enfants, femmes et hommes, toute la communauté juive était dans la rue, présente. Je me souviens qu’il ne faisait pas très beau ce jour-là, ciel gris, soleil voilé.

L’un de mes oncles qui était à l’enterrement avait dit, en regardant le ciel : «Raymond a été tué. Même Dieu le pleure.» Je me souviens de cette phrase, et d’avoir assisté à cet enterrement, d’avoir suivi ce long cortège avec mon père, qui remontait vers le cimetière. Là-bas, les gens disaient : «on monte au cimetière», le cimetière juif de Constantine est situé tout en haut de la ville. L’expression est restée : quand mon père est mort, ma mère me disait : «on monte au cimetière», à Paris. Je ne la contredisais pas. Le cimetière juif de Constantine était magnifique, il se trouvait à côté du «Monument aux morts» qui domine toute la ville. Une procession gigantesque a suivi la dépouille de Raymond qui a été enterré, si mes souvenirs sont bons, tout à fait au début du cimetière. C’était le grand tournant, le moment où ce qui restait de la communauté juive de Constantine en 1961 a choisi de partir vers la France. La question n’était plus de savoir s’il fallait partir ou pas, mais : «qu’est-ce qu’on va devenir là-bas ?»

Les préparatifs du départ
I
l faut voir l’atmosphère qui était née dans la ville, je m’en souviens très bien. J’avais onze et demi, j’allais en classe de sixième et je me souviens de cette atmosphère de panique, chez les Européens et les Juifs d’Algérie. Le départ ne s’est pas fait tout de suite après les accords d’Évian, non ! On s’interroge beaucoup maintenant sur les accords d’Evian du 18 mars 1962, mais là-bas personne ne se préoccupait de les lire, la plupart des gens ignoraient leur contenu. Ils ne retenaient des accords d’Évian que le référendum, fixé dans 3 mois.

Au fil des générations, et depuis le décret Crémieux, les Juifs d’Algérie se considéraient comme faisant partie de la communauté française. Ce référendum signifiait la fin de l’Algérie française. Le reste, comme avoir la double nationalité par exemple, ce n’était pas leur problème. La date principale pour eux ce n’était pas les accords d'Évian, mais le référendum pour l’indépendance fixé au début juillet qui signifiait dans leur esprit la fin de la nationalité française. Les Juifs de Constantine, comme ceux de toute l’Algérie, ne voulaient pas revivre la période de Vichy où ils avaient perdu la nationalité française et s’étaient retrouvés dans le statut de l’indigénat. Ils voulaient conserver ce statut de citoyen français obtenu depuis 1870, depuis au moins trois générations.

Le départ ne s’est pas fait tout de suite. À la fin du mois de mars et tout le mois d’avril 1962, les attentats et les plasticages de l’OAS ont alourdi l’atmosphère. La ville a été secouée par une série d’attentats au plastique. Les Juifs se tenaient dans une position d’expectative, de neutralité ; ils ne pouvaient pas rejoindre l’OAS, cette organisation truffée d’anciens de Vichy qui les avaient exclus de la fonction publique quinze ou vingt ans auparavant. En même temps, ils ne pouvaient être avec le FLN, se vivant complètement français depuis plusieurs générations.

À la fin du mois d’avril 1962 mon père a pris la décision de partir. A ce moment-là, il avait un double souci, ce qui l’angoissait terriblement. D’abord, comment partir. Constantine n’est pas une ville de bord de mer, mais une ville située à l’intérieur du pays. Deux possibilités se présentaient : soit partir par bateau d’Annaba (ex-Bône), soit partir par avion. Avoir des billets, ce n’était pas du tout évident à ce moment avec l’exode qui commençait, la panique. Je me souviens très bien que mon père avait décidé de partir par avion, pour cela il fallait faire la queue. Les places d’avion étaient distribuées, données ou vendues, je ne me souviens plus, à la mairie de Constantine qui se trouvait en face de la place de la Brèche. La queue s’allongeait sur plusieurs centaines de mètres. Il fallait pratiquement dormir là-bas sur place pour être prêt le lendemain matin. L’attente pouvait durer deux à trois jours. Je me souviens que ma mère, ma sœur et mon père ont fait la queue pendant trois jours pour avoir les billets.

L’arrachement
Nous sommes partis le 16 juin 1962, parmi les derniers. Nous avons embarqué de Télerghma, à quelques kilomètres de Constantine. Il fallait prendre un camion pour nous emmener à l’aérodrome. Je savais que c’était un départ définitif. J’avais tellement entendu mes parents en parler pendant un an, sur la terrasse, dans leur chambre, avec les oncles, que j’avais acquis la certitude d’un départ définitif. Je savais que c’était quelque chose de très grave. Ce n’était pas un départ en vacances. Je savais que c’était une déchirure. J’avais onze ans, mais j’avais compris la gravité des choses.

Je me souviens d’une scène cruelle de ma mère nettoyant à fond l’appartement avant de partir. Jusqu’à la dernière minute, elle a lavé le parterre, juste avant de descendre les marches de l’escalier et monter dans le camion militaire. Elle a nettoyé totalement l’appartement, sans prêter attention aux réprimandes de mon père qui trouvait son attitude totalement absurde. Elle était extrêmement attachée à son appartement de Constantine qu’elle considérait comme une espèce de joyau, alors que c’était un tout petit appartement. C’était l’attachement à une histoire. Cet appartement, elle l’avait quitté impeccable. Elle avait même fini par laver l’escalier.

Le «cadre»
Le deuxième souci de mon père, c’était ce qu’on appelait à l’époque le «cadre», pour mettre nos affaires le jour de notre départ. Il faut imaginer un exode. Je me souviens de cette vision incroyable de la rue de France, avec des dizaines de personnes qui mettaient leurs affaires dans les «cadres», dans la rue. Mon père avait vu partir les gens qu’il connaissait, les voisins de palier, ses amis, ceux de son milieu social, ceux qu’il fréquentait dans la ville ou à la synagogue. Il avait réalisé que l’exode commençait, et il a cédé, lui aussi à la panique. Quand il a voulu partir, c’était trop tard pour faire le «cadre». Nous n’avions pas réussi à faire partir le fameux «cadre», trop de monde et trop de demandes. Il n’y avait pas la possibilité de le faire partir avant. Mes parents s’étaient résolus à partir avant l’indépendance, mais en laissant le «cadre», en laissant l’appartement.

Nous sommes donc partis chaudement habillés, alors qu’il faisait très chaud, pour une raison simple : nous ne pouvions pas mettre les manteaux dans les valises, cela prenait trop de place. Nous avions droit à deux valises chacun. Je portais deux petites valises, ma sœur deux également, ma mère et mon père aussi. Quand on regarde les photos des rapatriés qui s’en vont d’Algérie en juin 1962, beaucoup portent des manteaux et pull-over. Ceux qui ne pouvaient pas partir avec leur «cadre» emportaient avec eux avec le maximum d’affaires. Ceux qui partaient moins vêtus, cela signifiait que leur cadre était déjà parti. Ce n’était pas notre cas. En fait, mon père a cru jusqu’au bout qu’il pouvait rester en Algérie.

Il ne pouvait se résoudre à s’arracher de cette terre. À l’aérodrome militaire de Télerghma, nous avons attendu plusieurs heures sur le tarmac le moment d’embarquer. C’était épouvantable d’attendre ainsi, «emmitouflés» dans nos manteaux, sous un soleil de plomb. À cette époque, mon père avait 53 ans et mère 46 ans.

Le départ, les manteaux, les pull-overs des sans-cadre sous le soleil, une détresse qu’aucun livre d'histoire ne pourra jamais faire comprendre.
Nous sommes arrivés de nuit à l’aéroport d’Orly où nous attendait mon oncle Robert. Mon père est revenu à Constantine en septembre 1962 chercher les meubles et…. Le «cadre» ! Tout l’été mes parents étaient obsédés par cela, récupérer leurs meubles. À l’angoisse des discussions nocturnes sur la guerre avaient succédé les discussions de l’été 1962 sur le «cadre», la perte possible de nos affaires. Quand mon père avait dit qu’il retournait pour chercher les meubles, ma mère avait dit «non, si tu retournes, ils vont te tuer». Il n’avait pas peur d’être tué. Il savait qu’il ne risquait rien. Deux de ses employés, Sebti et Smaïl, étaient au FLN. Mon père soupçonnait qu’ils étaient FLN, même s’ils le niaient. Il était en contact avec l’univers politique algérien, connaissait personnellement Abdelhamid Ben Badis parce que son magasin était en dessous de l’immeuble où habitait ce dernier. Mon père avait une culture de l’Algérie, qu’il m’a transmise d’ailleurs, et qui n’était pas celle de ma mère qui avait une culture plus traditionnelle, communautaire juive.

Il est donc retourné en Algérie en septembre 1962 ; il a fait le cadre et il est revenu avec. Il nous a raconté son retour à Constantine. Dès qu’il était arrivé à l’aéroport de Aïn El Bey, il avait pris un taxi. Le chauffeur de taxi était de Khenchela qu’il connaissait et l’avait reconnu immédiatement. Ce dernier s’est mis à pleurer instantanément. Il lui disait «pourquoi vous êtes parti ? Ce n’est pas possible cette histoire ; il faut revenir, c’est votre pays.» Le chauffeur de taxi était resté avec lui le temps de son séjour à Constantine. Mon père y est resté trois ou quatre jours. Il était extrêmement ému par l’accueil de ce chauffeur de taxi. Il avait pleuré, il savait qu’avec le cadre qu’il avait envoyé par Annaba, c’était fini. Il m’avait raconté qu’il était «monté» une dernière fois au cimetière pour voir la tombe de son père.
Plus tard, quand je suis retourné à Constantine, en 1983, mon père m’avait demandé d’aller voir la tombe de mon grand-père et de prendre des photos. Mais j’étais tellement ému par ce premier retour en 1983 à Constantine, que je n’ai pas trouvé cette tombe. Je voulais absolument exaucer le vœu de mon père, j’ai pris l’appareil photo mais je n’avais pas trouvé la tombe. Je ne l’ai pas dit à mon père. C’était un mensonge, je ne pouvais pas lui dire autre chose.

Benjamin Stora à Constantine
Quand je suis retourné à Constantine en octobre 1985, j’ai retrouvé tout de suite la tombe de mon grand-père, mais mon père était mort entre temps. Il est décédé le 1er juillet 1985 à Sartrouville en banlieue parisienne. Quand j’ai vu la tombe de mon grand-père, j’étais profondément troublé. C’était écrit «Benjamin Stora», je porte le même prénom que mon grand-père. J’éprouvais la sensation étrange que c’était ma propre tombe qui était là, à Constantine.

Benjamin Stora
8 avril 2003
Georgetown University
*

Benjamin Stora est né le 2 décembre 1950 à Constantine. il s’est tourné vers l’histoire de son pays d’origine, et plus spécifiquement du conflit algérien, domaine dont il est, depuis près de vingt-cinq ans, l’un des principaux chercheurs. Auteur de très nombreux ouvrages sur la guerre d’Algérie, Benjamin Stora est aujourd’hui professeur à l’INALCO (Institut national des langues et des civilisations orientales). Benjamin Stora a publié une vingtaine d'ouvrages, dont La Gangrène et l'oubli. La mémoire de la guerre d'Algérie (La Découverte, 1991), Ils venaient d'Algérie. L'immigration algérienne en France (Fayard, 1992), Appelés en guerre d'Algérie (Gallimard, 1997), La Guerre invisible (Presses de Sciences Po, 2001), Algérie, Maroc. Histoires parallèles, destins croisés (Maisonneuve & Larose, 2002)

dimanche 6 juillet 2008

Cheikh Raymond Leyris, Maître du malouf constantinois

Voici un document trés rare de Cheikh Raymond Leyris (27 juillet 1912 - 22 juin 1961 à Constantine), musicien juif de musique Malouf (ou arabo-andalouse). Il œuvra pour la paix entre les communautés musulmane et juive de Constantine.

Il a été assassiné le 22 juin 1961 sur la Place Négrier de Constantine, au milieu du marché juif. Cet évènement incitera la population juive à fuir la ville.

Cheikh Raymond était, et restera à jamais un symbole de paix et d'amitié entre les peuples.

Je dédie ce document à mon ami Abdenour Faouzi et à son épouse Linda

Salam, Shalom !

dimanche 29 juin 2008

Leïla Sebbar (textes recueillis) : Une enfance algérienne -Gallimard - 1997

Le regard de l'enfance sur l'Algérie

Couverture Une enfance algérienne - Leïla Sebbar Leïla Sebbar a rassemblé 16 textes d'écrivains sur des souvenirs d'enfance en Algérie. Tous sont nés sur cette terre, avant l'indépendance. Ces regards d'enfance trouvent un angle particulier et permettent de dépasser les lieux communs, dans ce genre de démarche qui souvent cultive une nostalgie banale et suspecte. Ce sont les origines des différents intervenants qui garantissent l'intérêt des propos tenus.

Le lecteur se retrouvera dans beaucoup de témoignages. Ces fragments de vie font remonter des souvenirs enfouis à ceux qui ont vécu "là-bas" et qui se sont retrouvé exilés, loin de cette terre natale qui manque tant.


C'est avec beaucoup d'humour, comme un clin d'œil, que Leïla Sebbar ouvre ce recueil, avec "Mes enfances exotiques" de Malek Alloula. Extrait : « " 'Ttrape mon zeb, toi ! "
Largement ouvertes sur la rue, les fenêtres de notre salle de classe laissèrent passer la moqueuse et très distincte réplique d'un gamin du village qui répondait du tac au tac à notre instituteur du CM1, M. Cazscalès.
Quelques secondes auparavant, celui-ci avait, sans crier gare, interrompu sa dictée pour se précipiter vers l'une des baies, menaçant de sa grosse règle le loustic non scolarisé qui, accroché au chambranle, se gaussait, avec force mimiques hilarantes et bruits inconvenants de la bouche, de notre studieuse jobardise par une si belle journée.
" Attends voir ! Que je t'attrape ! Petit voyou ! " »


Dans "l'enfant perdu", Albert Bensoussan, alors qu'il était tout jeune enfant et accompagnait sa maman dans les rues encombrées d'Alger, se perd et se retrouve prit en charge par Sidi Lardjouz (littéralement "Monsieur le vieux") qui, en attendant que ses parents le prennent à nouveau en charge, le confie à Fatiha, sa fille. Dès lors, une amitié va naître entre le petit juif et la jeune musulmane. Elle sera brusquement interrompue :
« Quand j'y pense, cest Fatiha, la fille de ma famille arabe, qui m'a appris le folklore de ce pays où je vis et je survis aujourd'hui. Elle était très douée, même en calcul, d'un seul coup d’œil, il fallait deviner combien de galbelouzes, de zalabias et de mekrouds il y avait sur le plat en faïence, et si je me trompais, eh bien c'est simple, c'est elle qui en mangeait un de plus. Et gourmand, et même goinfre, à la longue plus question que je me trompe. Fatiha m'a appris à lire, à compter, à chanter et à rire. Parce que j'étais le tout dernier de maman qui se faisait un peu vieille et qui me perdait dans les rues, et puis mes sœurs étaient déjà trop grandes pour daigner jouer avec le morveux de six ans que j'étais. De sept ans, de huit ans, de neuf ans.


Oui, jusqu'à mes neuf ans, et ce jour où Lalla Zohra est venue à la maison voir ma mère, et elles ont parlé dans la cuisine en arabe, et moi je ne comprenais rien. Mais après sa visite, maman ne m'a plus conduit rue du Divan le jeudi, et c'est alors - parce que j'étais bien triste - que j'ai commencé à fréquenter tous les garnements de l'Alliance israélite, rue Bab-El-Oued, pour apprendre l'hébreux, la religion et me préparer à ma communion...

... Ce n'est que plus tard, très tard, que j'ai compris. A onze ans passés, Fatiha était devenue une femme et plus jamais elle ne se montrerait à un garçon à visage découvert. »

Quant à Leïla Sebbar, fille d’instituteurs, elle se rappellera à jamais ce soir d’automne où tout a basculé : « C’est un soir où la mer ne lance pas ses vagues jusqu’à la maison d’école, au pied de la montagne. À cette heure entre jour et nuit où il ne fait plus chaud, et même un peu frais, les mères couvrent de laine légère les épaules des enfants ; les filles, les garçons ont disparu derrière les rochers, ils courent toujours avec des feintes impossibles à parer. Ma mère et ses amies marchent sur une plage où nous n’allons pas d’habitude…
… Ce soir-là, je vais au pas des femmes qui parlent. La voix, je la sens à la fois plus animée dans les gestes qui l’accompagnent et plus sourde que lorsqu’elles bavardent, comme chuchotée. Il me semble qu’elles se disent des paroles graves que nous ne devons pas entendre…
… La Moscarda, c’est le nom de cette plage interdite, barrée par des roches qui arrêtent le ciel et la chaleur, renvoie l’écho des cris des enfants, et assombrit les mots des femmes inquiètes. J’entends sans comprendre le lien entre eux, des fragments échappés au secret. Des mots inconnus : ‘Aurès’, des morceaux de mots, le début ou la fin ‘mine’, d(autres dont je connaît le sens ‘gorges’, et les seuls que j’identifie avec une sorte d’apaisement, familiers, protecteurs, je ne suis pas en danger, le ton sérieux de ma mère et ses amies m’a trompée, ces mots qui me rassurent, je les entends prononcés plusieurs fois par chacune d’entre elles : ‘instituteurs, institutrices’…
… C’est le 1er novembre 1954
Des hommes en armes, fusils de chasse et mitraillettes, vestes et pantalons kaki, ils ne portent ni turbans ni cagoules, juste un foulard pour couvrir le visage, ces hommes qui surgissent à l’entrée des gorges de Tighanimine, « Arris 18 km – Batna 79 », font barrage. Le car s’arrête. Le Caïd descend en même temps que les jeunes instituteurs. Une rafale. Le Caïde tombe. Le jeune homme et sa femme tombent. Elle déchire sa robe de vichy, verte à carreaux ? des bandes pour un garrot qui arrêtera le sang. Le maître d’école est grièvement blessé. Il meurt. Elle non. Des oiseaux de proie tournent au bord du ravin. C’est la guerre. »

Treize autres textes, tous aussi poignants suivent. Allez les découvrir !

Nourredine Saâdi : Il n'y a pas d'os dans la langue - Les Éditions de l'aube - 2008

Un recueil de nouvelles qui racontent l'exil


Une séance de torture en 3 volets (Un homme nu), terrifiante, nous rappelle que les soldats français ont fait ça, introduit 13 nouvelles plus ou moins développées sur le thème de l'exil, du déracinement et de l'incontournable appel du pays qui prend aux tripes, qui bouleverse jusqu'au malaise : nostalgie du temps passé.

Un homme nu
« Puis, de subites giclées d'étincelles, des étoiles le transpercent, sillonnent ses paupières comme une rivière ignée de gemmes. Dans un ultime sursaut de violence, il mord le chiffon trempé d'immondices.
... Les éclairs resurgiront à tes yeux, et les étincelles te brûleront de ces lambeaux de scènes, de tes cicatrices meurtries, comme l'éternelle question de Job, Job des Écritures qui répétait infiniment à l'Éternel : "Mais quand je parle, ma souffrance demeure; si je me tais, en quoi disparaîtrait-elle ?" Tu sais, Job, des Gens du Livre, celui de la parabole de la souffrance qu'habitaient deux bouches : l'une pour la parole et l'autre pour le silence. »

La demeure du père
Thème éternel pour les femmes algériennes, le lieu de référence par excellence, la maison paternelle est incontournable. Meriem y retourne pour régler la succession. le temps du voyage Alger-Tunis, elle se rappelle et, dès sa descente d'avion, circule en ville comme si elle ne l'avait jamais quittée : « Lorsque le taxi remonta lentement l'avenue Bourguiba, que je reconnus d'instinct, j'ai vainement cherché la statue du président sur son cheval si petit. Les trottoirs semblaient rétrécis dans mes pupilles. Je me souviens qu'enfant je les voyait démesurément grands...
... À un virage, brusquement, nous débouchâmes sur la place Pasteur. Comment l'oublier ? Brusquement j'effleurai l'épaule du chauffeur, lui faisant signe de s'arrêter :
- Mais il n'y a aucun commerce ouvert à cette heure-ci, Madame.
Je descendis prestement, me retrouvant devant un olivier aux branches azurées par les réverbères, et ma main glissa sur son tronc. Soudain prise d'un rire intérieur, sous les yeux ahuris du chauffeur de taxi, je m'accroupis, me souvenant qu'enfant, au sortir de l'école, c'est au pied de cet arbre que je me soulageais...
... Nous arrangerons la succession en veillant à tes intérêts [ceux de sa sœur Aycha]. Je te dédommagerai de tout mais je ne veux plus qu'on vende la maison.
On n'abandonne pas la maison de son père. »

Retour à Constantine
Un texte passionné sur la ville natale de l'auteur. Des sensations vécues par tous ceux qui y retournent, l'amour chevillée au corps :
« Il arrive que, quand on pousse la porte de la maison de naissance, après une vie d’absence, et qu’on trébuche — stupéfait, abasourdi sur des tertres d’éboulis, des épaves de bois, des détritus, un terrain vague, survienne un gamin, surpris de votre étonnement, qui vous apprend qu’elle s’est effondrée il y a quelques années déjà. Le tremblement de terre — Oh, vous ne le saviez pas ? Mais où étiez-vous donc, en ces temps-là de malheur ?
Tu rêvais tant de ce retour depuis que tu avais donné vie à cette maison fantasmée dans un roman, sur le divan, dans des récits réinventés auxquels tu finissais par croire. Tu as eu besoin de sa réalité — 7, rue de Bagdad — écrite à l’encre brune sur un certificat de naissance la photo sépia de ta mère accrochée au mur de ton exil.
Maintenant, dans l’encadrement de la porte qui ne protège étrangement que de vieilles pierres, du haut de la médina, tu regardes le vide, le tragique, la démesure de ta ville. Tes mots te reviennent avec la larme : ville aérienne. La ville que tu as tant portée en toi. Ces maisons au loin, serrées contre elles-mêmes qu’on dirait apeurées, tel un troupeau quand tombe la nuit.
Ces toits ocres rongés par le soleil et la pluie sur lesquels tu cherches tes cigognes, oiseaux que chacun accueillait, protégeait, nourrissait afin que chaque année ils reviennent, en messagers du bonheur. Tu restes hébété au seuil de cette porte, ne sachant si elle est désormais là pour protéger le vide ou pour en empêcher I’accès. Ton regard s’accroche au loin au minaret du mausolée de Sidi-Rached où on te faisait brûler un cierge contre les sortilèges, ou avant toute épreuve et tout examen — ce n’est que plus tard, bien plus tard, que tu associas le nom du saint à celui de ton frère, prématurément disparu.
Tes yeux poursuivent, éperdus, les escarpements du rocher, de mystérieux signes gravés, on dirait des visages — l’image perdure dans ta tête — on dirait, on dirait... Au fond dans la vallée, la foison d’oueds enchevêtrés, affluents enlacés — veines et artères — qui ne semblent venir d’aucune source ni aller nulle part, inextricables méandres scintillant sous les morceaux de soleil. Là, le fleuve tumultueux, impétueux et plus loin, plus bas, devenu douce rivière aux eaux musiciennes, il ressurgit soudain au-dessus d’une voûte de la roche, en flots torrentueux de cascades fracassant la pierre.
Te reviennent tes frayeurs lorsque le Rhumel, objet de tes rêveries d’enfant, gronde, déborde de son lit et se précipite sur les gigantesques voûtes, sur les ravins profonds qui enserrent son cours. Les bruits assourdissants, la violence de l’écume, font trembler ta fenêtre d’où, perché sur le lit à baldaquin — le lit doré de ton grand-père — tu suis le mouvement infatigable des eaux, en imaginant ton héros de bandes dessinées Blek Le Roc descendre le Mississippi en pirogue indienne. Plus tard, Rimbaud dans son Bateau ivre, que Madame Jevackini vous faisait apprendre par cœur à l’école Voltaire.
Puis tu te mis à recopier toutes les descriptions du Rhumel dans les livres: « Resserré entre les parois rocheuses aux tons de rouille, le Rhumel coule des eaux jaunâtres», (Henriette Célarié) ! «Le fantastique dressée sur son rocher entourée des gorges du Rhumel qui l’enserrent et le protègent». (Guy de Maupassant); - «Constantine, l’étrange, gardée par un serpent, le Rhumel, qui roulerait à ses pieds.» (Alexandre Dumas).
Des dictées, des récitations. Mais tu préférais plutôt les légendes qui couraient sur ton fleuve. Ce qui se contait les nuits de veillée : l’épouvantable grotte de Kef-chkara qu’enjambe le pont du Diable, d’où le bey précipitait dans des sacs à blé les mutins, les traîtres et les femmes adultères; le Vautour noir dont l’œuf serait le rocher qui a fondé la ville — la seule ville au monde, dit-on, où les hommes peuvent regarder les aigles voler de dos, mais surtout, oh! surtout les descriptions dans Nedjma !
Tu scrutes, impatient, le ravin, cherchant l’arbre de Judée violet, le mimosa scintillant d’or, le grenadier au fruit gorgé de rubis, dont Sidi Brahim vous apprit à l’école coranique que c’était un fruit du paradis. »

Tu frances bien !
Texte universel, savoureux que tous les natifs de "là-bas" peuvent prendre à leur compte :
« C'est au cours des leçons d'histoire que les choses ont dû se compliquer. Je passe sur ces ancêtres dont on nous affublait, car personne n'y croyait trop, pas plus les juifs et les Arabes que ces Européens, maltais ou espagnols. La sonorité de nos noms, lors de l'appel en classe, attestait que nous ne descendions pas des Gaulois. »

Les dix autres nouvelles, vous les découvrirez en lisant ce très bon livre. Ne vous contentez pas de ces quelques extraits très subjectifs, ce serait dommage !

vendredi 27 juin 2008

Nulle part dans la maison de mon père : Assia Djebar - Fayard - 2007

Une autobiographie bouleversante

Couverture Nulle part dans la maison de mon père - Assia Djébar 407 pages sublimes, desquelles on n'arrive pas à s'échapper et par lesquelles on pénètre dans une intimité sans jamais être voyeur, mais avec elles, grâce à elles on comprend mieux la problématique des femmes algériennes, on aborde enfin, la condition féminine dans toute sa complexité.

Disons-le de suite, Assia Djebar nous livre là une œuvre très forte qui dépasse largement le cadre autobiographique, une écriture qui sera reconnue comme un vrai chef d'œuvre. Un livre essentiel pour elle, sans nul doute, mais aussi pour la littérature algérienne, tant le propos est universel dans le monde arabo-berbère.

L'ouvrage est divisé en trois grandes parties :
- «Éclats d’enfance» qui marque les débuts de l'héroïne dans la vie,
- «Déchirer l’invisible» souligne l'adolescence,
- «Celle qui court jusqu’à la mer» marque la femme qui va vers son émancipation.
Sans oublier les 28 pages d'épilogues et de postface qui sont essentielles et annoncent un approfondissement à venir de ce gros travail d'introspection, d'analyse et de défense de la condition féminine algérienne.

La présence du père est absolument omniprésente. Elle traverse le récit et alimente la réflexion profonde. Elle permet de mieux approcher le nœud du problème, même si, surtout pour l'auteure, on ne parvient pas vraiment au cœur de l'interrogation et on a du mal à trouver l'apaisement.
Ce père instituteur laïc, résolument progressiste dans sa démarche politique, étonnamment libérateur en favorisant l'accession au savoir et à la Culture pour sa fille, tout en maintenant une vigilance de tous les instants quant à l'éducation rigoriste de Fatima qui, à 5 ans, ne peut même pas apprendre à monter à vélo avec le fils d'une de ses collègues qui habite le même immeuble de fonction. «Je ne veux pas, non, je ne veux pas que ma fille montre ses jambes !» Ce sera la première vraie blessure que lui inflige ce père qu'elle ne cessera d'aimer et dont elle sera habité, même si elle a toujours lutté pour sa liberté, pour son émancipation sociale. Une blessure «comme s'il m'en avait tatouée, encore à cette heure où j'écris, plus d'un demi-siècle plus tard !» nous confie Assia. Traumatisme profond qui lui interdira à jamais de monter à vélo.
Ce père qui voit d'un mauvais œil le livre sur la biographie de Pétain qu'a obtenu sa fille comme reconnaissance de son excellence en classe.
Ce père qui n'imposera pas le voile à sa fille comme il l'a fait pour sa femme uniquement dans le village qu'ils habitaient, alors qu'à Alger, lorsqu'ils y ont déménagé, la métamorphose de sa superbe femme en occidentale n'a posé aucune question.
Ce père qui n'hésite pas à braver les interdits coloniaux, en renversant ostensiblement les pancartes interdisant l'accès aux plages aux «indigènes», selon l'expression de l'époque.
Ce père, enfin qui dénie avec force, à un parent d'élève le droit de le tutoyer.

Assia Djebar nous fait partager merveilleusement toutes sortes d'émotions, de sentiments, à travers la description de sa vie quotidienne, aux côtés de sa maman qui la sort avec elle pour aller visiter les femmes de la famille. Cette mère belle et majestueuse, enveloppée dans son voile blanc et dont seuls les magnifiques yeux fardés sont visibles sous la voilette de fine gaze qui recouvre son nez. Cette mère la promène dans les rues de Césarée, sous le regard respectueux des hommes désœuvrés, parce qu'elle est l'épouse du seul instituteur arabe du village, pour aller au hammam, autre souvenir très prégnant de la fillette. C'est ainsi que la petite fille retiendra combien il est important d'être respectée des hommes, même lorsqu'elle se promènera seule et «nue» (façon de caractériser les femmes «indigènes» qui sortent sans voile) et gardera tout de même le regard pointé vers le sol et évitera soigneusement de parler dans sa langue maternelle, dès lors qu'elle se trouvera à l'extérieur, en présence de la gente masculine.

D'ailleurs, Fatima sera très rigoureuse dans le maniement des deux langues : l'arabe dialectal et le français. Les fonctions de l'une et de l'autre sont bien précises et le lecteur décode ainsi toutes les nuances qui y sont mises. Elles retiendra pour toujours cette différenciation, à commencer par les années d'internat au lycée de Blida.
C'est là qu'elle va dévorer des bouquins avec son amie Mag et qu'elle va faire ses premières confidences. C'est aussi là qu'elle va connaître son premier émoi, après que Mounira, une autre de ses camarades de classe, l'ait littéralement mise dans les bras d'un garçon du sud algérien, lors des répétitions d'une opérette (Les cloches de Corneville). Elle répondra positivement à l'invitation du «Saharien», comme elle se plait à le nommer, à aller partager une balade très sage à l'extérieur de l'établissement. Ce sera d'ailleurs la première transgression par rapport au rigorisme paternel et, dès lors, une phrase lancinante reviendra, tout au long du récit : «Si mon père l’apprend, je me tue…» Le lecteur s'apercevra, au fil des lignes que ce ne sont pas des mots en l'air et que l'expression sort totalement de la banalité des paroles prononcées par des jeunes gens. Ils prendront tout leur sens, lorsque la jeune fille de 17 ans, aura un acte de désespoir, suite à un affrontement avec son premier «fiancé» qui, à son tour, prétendra lui imposer ses règles inacceptables.

L'histoire prend toute son importance lorsque l'on sait que ce «fiancé» deviendra quelques années plus tard son mari pour 23 ans. Il faut vraiment que l'éducation du père, malgré les résistances, et elles ont été fortes, ait été profondément ancrée !
On le réalisera d'autant mieux que l'écrivaine, jusqu'à la dernière ligne s'interroge et cherche toujours à comprendre : ««Pourquoi ne pas te dire dans un semblant de sérénité, une douce ou indifférente acceptation : ne serait-ce pas enfin le moment de tuer, même à petit feu, ces menues braises jamais éteintes ? Interrogation qui ne serait pas seulement la tienne, mais celle de toutes les femmes de là-bas, sur la rive sud de la Méditerranée...pourquoi, mais pourquoi je me retrouve, moi et toutes les autres, nulle part dans la maison de mon père ?»

Sans doute que pour parvenir à l'apaisement, il lui faudra remettre l'ouvrage sur le métier, comme elle le dit d'ailleurs dans les dernières pages du roman. Oui, aller au-delà des 17 ans de la jeune fille Fatma-Zohra Imalayène, vrai nom d'Assia Djebar. Le lecteur attend aussi cette échéance, afin également de mieux comprendre et appréhender au plus près ce qu'est devenue cette grande dame de la littérature, membre de l'Académie Française, Madame Assia Djebar.

Oui, Madame, vous nous avez laissé là un bien beau cadeau et vous avez fait preuve d'un courage exemplaire que nous souhaitons sincèrement être salutaire. Merci Madame, vous honorez votre pays, notre pays.

mercredi 25 juin 2008

La baie aux jeunes filles - Fatiha Nesrine - L'Harmattan - 2000

Une Algérie poétique

Couv La baie aux jeunes filles - Fatiha Nesrine
Nous sommes dans la très belle région de Collo où se trouve cette magnifique baie aux jeunes filles. La vie s'écoule lentement, dans le respect des traditions avec la toute puissance de l'homme et l'effacement de la femme. La petite fille, au centre de ce très beau récit, partage le quotidien de sa maman et son esprit vagabonde toute la journée, pendant que d'autres vont à l'école française. En ces temps coloniaux, le père ne veut pas que sa fille aille apprenne le français. Mère, comme l'appelle avec infiniment de respect la petite fille, va prendre tous les risques pour que sa fille fréquente l'école communale.

Au-delà de cette trame de fond, Fatiha Nesrine, avec beaucoup de délicatesse, de talent, nous livre le quotidien lancinant d'une femme confinée dans sa maison (enfermée dans ces quatre murs) et ses échappées poétiques. Le récit est parsemé de références à des légendes, des contes, des fables, de toute une fantasmagorie. Le récit est émaillé de comptines, de chansons enfantines. Mille détails, en apparence insignifiants, captent l'attention du lecteur qui ne peut plus se détacher du récit.

Les géants peuplent l'univers des enfants. Tout autant que les arbres, la végétation qui occupent la campagne et nourrissent l'imaginaire enfantin. Qui sont ces géants ? Au lecteur de l'imaginer, de le découvrir. Curieusement, le père est à la fois omniprésent et très absent du récit. Sans doute, faut-il le trouver dans le dédale des métaphores... De la même façon, les murs sont partout, sauf dans la baie, seul espace de liberté des femmes...

Les descriptions auxquelles s'adonnent Fatiha sont de pures merveilles ! Moi qui était sous un arbre du jardin, le vent dans les arbres, l'atmosphère chauffée par un généreux soleil charentais, je me suis retrouvé dans mon, notre Algérie aux milles senteurs. J'avais dans les narines la terre chaude arrosée par une pluie d'orage et dans les yeux le spectacle de l'oued qui déborde et balaie tout ce qui est sur son passage. Souvenirs d'enfance qui ressurgissent par la magie des mots.

Il n'empêche que ce récit qui ne peut être que fortement autobiographique, nous interpelle fortement sur la place de la femme dans la société algérienne, même si le discours évite avec adresse et justesse le militantisme pur et dur. Le lecteur est invité à réfléchir, à faire fonctionner son cerveau, au-delà des aprioris, des poncifs de tous bords. Comme pour la fillette, "la tête demeure l'unique espace de liberté" (commentaire de notre regrettée Najia Abeer).

Et la baie aux jeunes filles, me direz-vous, pourquoi ce titre ? Sachez simplement qu'elle est strictement réservée au femmes. Le reste, découvrez-le en vous jetant sur ce bouquin dont on a très peu parlé en Algérie. Trop peu.
À quand le prochain roman, Fatiha ?

Pour finir, je ne résiste pas au plaisir de vous livrer, en partie, ce qu'a écrit mon amie et regrettée Najia Abeer, à propos du livre de Fatiha Nestrine et plus particulièrement son sentiment sur ce mystérieux géant :

"Et puis, il y a le Géant que raconte Fatiha, l’unique sœur et non mariée de Ahmed le fou. Mais qui est donc ce géant ? Fatiha Nesrine veut bien en faire un mystère, une véritable charade.

« Et le géant ? Le vrai.
(…)
Le géant n’est pas l’olivier.
Alors, un rocher ?
Un rai de lumière concentrée ?
Une paupière, voûte ouverte, printemps de l’amandier, piège vert, blanc, irisé, halo de senteurs, refuge des nuits d’été ?
(…)
Une onomatopée ? Une harmonie de sons ? La véhémence de l’été ?
(…)
Le géant est peut-être un arbre. Le géant est sans doute la fois d’après, celle qui ne recommencera pas…
Un voilier accostant sans écueil ?
Une baie où se reposer ?
(…) Sur le rivage, le géant s’est ensablé… Sur le chemin, un figuier,
Vieux comme la Méditerranée (…) Donnent des œufs bleus, tendres… »

Et, au moment même où l’on croit deviner, l’auteur nous renvoie à la question :
« Qui est le géant ?
Personne ne le connaît. Moi, les femmes me l’ont raconté. Il y a longtemps.»


Moi, je crois avoir deviné. Mur protecteur et obstacle infranchissable, bon et effrayant géant qui, signifiant haut et fort son incontournable présence dans le silence qui tue, réduisant l’espace de liberté à cet espace qu’aucun interdit, qu’aucune loi humaine ne réussira jamais à violer : l’esprit. N’est-ce pas ce mur obstiné, ce géant qu’on ne peut approcher même quand il sommeille, qui refuse la scolarité de sa fille ? Et la fillette de se demander si elle apprendra à tuer le temps comme sa mère, des jours, des mois, des années, si elle devra apprendre à « S’abîmer en prières muettes pour des jours meilleurs ? » L’enfant qui a patienté avant même de naître patientera encore et encore jusqu’au jour où la mère décide de l’envoyer à l’école… en secret."