dimanche 29 juin 2008

Nourredine Saâdi : Il n'y a pas d'os dans la langue - Les Éditions de l'aube - 2008

Un recueil de nouvelles qui racontent l'exil


Une séance de torture en 3 volets (Un homme nu), terrifiante, nous rappelle que les soldats français ont fait ça, introduit 13 nouvelles plus ou moins développées sur le thème de l'exil, du déracinement et de l'incontournable appel du pays qui prend aux tripes, qui bouleverse jusqu'au malaise : nostalgie du temps passé.

Un homme nu
« Puis, de subites giclées d'étincelles, des étoiles le transpercent, sillonnent ses paupières comme une rivière ignée de gemmes. Dans un ultime sursaut de violence, il mord le chiffon trempé d'immondices.
... Les éclairs resurgiront à tes yeux, et les étincelles te brûleront de ces lambeaux de scènes, de tes cicatrices meurtries, comme l'éternelle question de Job, Job des Écritures qui répétait infiniment à l'Éternel : "Mais quand je parle, ma souffrance demeure; si je me tais, en quoi disparaîtrait-elle ?" Tu sais, Job, des Gens du Livre, celui de la parabole de la souffrance qu'habitaient deux bouches : l'une pour la parole et l'autre pour le silence. »

La demeure du père
Thème éternel pour les femmes algériennes, le lieu de référence par excellence, la maison paternelle est incontournable. Meriem y retourne pour régler la succession. le temps du voyage Alger-Tunis, elle se rappelle et, dès sa descente d'avion, circule en ville comme si elle ne l'avait jamais quittée : « Lorsque le taxi remonta lentement l'avenue Bourguiba, que je reconnus d'instinct, j'ai vainement cherché la statue du président sur son cheval si petit. Les trottoirs semblaient rétrécis dans mes pupilles. Je me souviens qu'enfant je les voyait démesurément grands...
... À un virage, brusquement, nous débouchâmes sur la place Pasteur. Comment l'oublier ? Brusquement j'effleurai l'épaule du chauffeur, lui faisant signe de s'arrêter :
- Mais il n'y a aucun commerce ouvert à cette heure-ci, Madame.
Je descendis prestement, me retrouvant devant un olivier aux branches azurées par les réverbères, et ma main glissa sur son tronc. Soudain prise d'un rire intérieur, sous les yeux ahuris du chauffeur de taxi, je m'accroupis, me souvenant qu'enfant, au sortir de l'école, c'est au pied de cet arbre que je me soulageais...
... Nous arrangerons la succession en veillant à tes intérêts [ceux de sa sœur Aycha]. Je te dédommagerai de tout mais je ne veux plus qu'on vende la maison.
On n'abandonne pas la maison de son père. »

Retour à Constantine
Un texte passionné sur la ville natale de l'auteur. Des sensations vécues par tous ceux qui y retournent, l'amour chevillée au corps :
« Il arrive que, quand on pousse la porte de la maison de naissance, après une vie d’absence, et qu’on trébuche — stupéfait, abasourdi sur des tertres d’éboulis, des épaves de bois, des détritus, un terrain vague, survienne un gamin, surpris de votre étonnement, qui vous apprend qu’elle s’est effondrée il y a quelques années déjà. Le tremblement de terre — Oh, vous ne le saviez pas ? Mais où étiez-vous donc, en ces temps-là de malheur ?
Tu rêvais tant de ce retour depuis que tu avais donné vie à cette maison fantasmée dans un roman, sur le divan, dans des récits réinventés auxquels tu finissais par croire. Tu as eu besoin de sa réalité — 7, rue de Bagdad — écrite à l’encre brune sur un certificat de naissance la photo sépia de ta mère accrochée au mur de ton exil.
Maintenant, dans l’encadrement de la porte qui ne protège étrangement que de vieilles pierres, du haut de la médina, tu regardes le vide, le tragique, la démesure de ta ville. Tes mots te reviennent avec la larme : ville aérienne. La ville que tu as tant portée en toi. Ces maisons au loin, serrées contre elles-mêmes qu’on dirait apeurées, tel un troupeau quand tombe la nuit.
Ces toits ocres rongés par le soleil et la pluie sur lesquels tu cherches tes cigognes, oiseaux que chacun accueillait, protégeait, nourrissait afin que chaque année ils reviennent, en messagers du bonheur. Tu restes hébété au seuil de cette porte, ne sachant si elle est désormais là pour protéger le vide ou pour en empêcher I’accès. Ton regard s’accroche au loin au minaret du mausolée de Sidi-Rached où on te faisait brûler un cierge contre les sortilèges, ou avant toute épreuve et tout examen — ce n’est que plus tard, bien plus tard, que tu associas le nom du saint à celui de ton frère, prématurément disparu.
Tes yeux poursuivent, éperdus, les escarpements du rocher, de mystérieux signes gravés, on dirait des visages — l’image perdure dans ta tête — on dirait, on dirait... Au fond dans la vallée, la foison d’oueds enchevêtrés, affluents enlacés — veines et artères — qui ne semblent venir d’aucune source ni aller nulle part, inextricables méandres scintillant sous les morceaux de soleil. Là, le fleuve tumultueux, impétueux et plus loin, plus bas, devenu douce rivière aux eaux musiciennes, il ressurgit soudain au-dessus d’une voûte de la roche, en flots torrentueux de cascades fracassant la pierre.
Te reviennent tes frayeurs lorsque le Rhumel, objet de tes rêveries d’enfant, gronde, déborde de son lit et se précipite sur les gigantesques voûtes, sur les ravins profonds qui enserrent son cours. Les bruits assourdissants, la violence de l’écume, font trembler ta fenêtre d’où, perché sur le lit à baldaquin — le lit doré de ton grand-père — tu suis le mouvement infatigable des eaux, en imaginant ton héros de bandes dessinées Blek Le Roc descendre le Mississippi en pirogue indienne. Plus tard, Rimbaud dans son Bateau ivre, que Madame Jevackini vous faisait apprendre par cœur à l’école Voltaire.
Puis tu te mis à recopier toutes les descriptions du Rhumel dans les livres: « Resserré entre les parois rocheuses aux tons de rouille, le Rhumel coule des eaux jaunâtres», (Henriette Célarié) ! «Le fantastique dressée sur son rocher entourée des gorges du Rhumel qui l’enserrent et le protègent». (Guy de Maupassant); - «Constantine, l’étrange, gardée par un serpent, le Rhumel, qui roulerait à ses pieds.» (Alexandre Dumas).
Des dictées, des récitations. Mais tu préférais plutôt les légendes qui couraient sur ton fleuve. Ce qui se contait les nuits de veillée : l’épouvantable grotte de Kef-chkara qu’enjambe le pont du Diable, d’où le bey précipitait dans des sacs à blé les mutins, les traîtres et les femmes adultères; le Vautour noir dont l’œuf serait le rocher qui a fondé la ville — la seule ville au monde, dit-on, où les hommes peuvent regarder les aigles voler de dos, mais surtout, oh! surtout les descriptions dans Nedjma !
Tu scrutes, impatient, le ravin, cherchant l’arbre de Judée violet, le mimosa scintillant d’or, le grenadier au fruit gorgé de rubis, dont Sidi Brahim vous apprit à l’école coranique que c’était un fruit du paradis. »

Tu frances bien !
Texte universel, savoureux que tous les natifs de "là-bas" peuvent prendre à leur compte :
« C'est au cours des leçons d'histoire que les choses ont dû se compliquer. Je passe sur ces ancêtres dont on nous affublait, car personne n'y croyait trop, pas plus les juifs et les Arabes que ces Européens, maltais ou espagnols. La sonorité de nos noms, lors de l'appel en classe, attestait que nous ne descendions pas des Gaulois. »

Les dix autres nouvelles, vous les découvrirez en lisant ce très bon livre. Ne vous contentez pas de ces quelques extraits très subjectifs, ce serait dommage !

vendredi 27 juin 2008

Nulle part dans la maison de mon père : Assia Djebar - Fayard - 2007

Une autobiographie bouleversante

Couverture Nulle part dans la maison de mon père - Assia Djébar 407 pages sublimes, desquelles on n'arrive pas à s'échapper et par lesquelles on pénètre dans une intimité sans jamais être voyeur, mais avec elles, grâce à elles on comprend mieux la problématique des femmes algériennes, on aborde enfin, la condition féminine dans toute sa complexité.

Disons-le de suite, Assia Djebar nous livre là une œuvre très forte qui dépasse largement le cadre autobiographique, une écriture qui sera reconnue comme un vrai chef d'œuvre. Un livre essentiel pour elle, sans nul doute, mais aussi pour la littérature algérienne, tant le propos est universel dans le monde arabo-berbère.

L'ouvrage est divisé en trois grandes parties :
- «Éclats d’enfance» qui marque les débuts de l'héroïne dans la vie,
- «Déchirer l’invisible» souligne l'adolescence,
- «Celle qui court jusqu’à la mer» marque la femme qui va vers son émancipation.
Sans oublier les 28 pages d'épilogues et de postface qui sont essentielles et annoncent un approfondissement à venir de ce gros travail d'introspection, d'analyse et de défense de la condition féminine algérienne.

La présence du père est absolument omniprésente. Elle traverse le récit et alimente la réflexion profonde. Elle permet de mieux approcher le nœud du problème, même si, surtout pour l'auteure, on ne parvient pas vraiment au cœur de l'interrogation et on a du mal à trouver l'apaisement.
Ce père instituteur laïc, résolument progressiste dans sa démarche politique, étonnamment libérateur en favorisant l'accession au savoir et à la Culture pour sa fille, tout en maintenant une vigilance de tous les instants quant à l'éducation rigoriste de Fatima qui, à 5 ans, ne peut même pas apprendre à monter à vélo avec le fils d'une de ses collègues qui habite le même immeuble de fonction. «Je ne veux pas, non, je ne veux pas que ma fille montre ses jambes !» Ce sera la première vraie blessure que lui inflige ce père qu'elle ne cessera d'aimer et dont elle sera habité, même si elle a toujours lutté pour sa liberté, pour son émancipation sociale. Une blessure «comme s'il m'en avait tatouée, encore à cette heure où j'écris, plus d'un demi-siècle plus tard !» nous confie Assia. Traumatisme profond qui lui interdira à jamais de monter à vélo.
Ce père qui voit d'un mauvais œil le livre sur la biographie de Pétain qu'a obtenu sa fille comme reconnaissance de son excellence en classe.
Ce père qui n'imposera pas le voile à sa fille comme il l'a fait pour sa femme uniquement dans le village qu'ils habitaient, alors qu'à Alger, lorsqu'ils y ont déménagé, la métamorphose de sa superbe femme en occidentale n'a posé aucune question.
Ce père qui n'hésite pas à braver les interdits coloniaux, en renversant ostensiblement les pancartes interdisant l'accès aux plages aux «indigènes», selon l'expression de l'époque.
Ce père, enfin qui dénie avec force, à un parent d'élève le droit de le tutoyer.

Assia Djebar nous fait partager merveilleusement toutes sortes d'émotions, de sentiments, à travers la description de sa vie quotidienne, aux côtés de sa maman qui la sort avec elle pour aller visiter les femmes de la famille. Cette mère belle et majestueuse, enveloppée dans son voile blanc et dont seuls les magnifiques yeux fardés sont visibles sous la voilette de fine gaze qui recouvre son nez. Cette mère la promène dans les rues de Césarée, sous le regard respectueux des hommes désœuvrés, parce qu'elle est l'épouse du seul instituteur arabe du village, pour aller au hammam, autre souvenir très prégnant de la fillette. C'est ainsi que la petite fille retiendra combien il est important d'être respectée des hommes, même lorsqu'elle se promènera seule et «nue» (façon de caractériser les femmes «indigènes» qui sortent sans voile) et gardera tout de même le regard pointé vers le sol et évitera soigneusement de parler dans sa langue maternelle, dès lors qu'elle se trouvera à l'extérieur, en présence de la gente masculine.

D'ailleurs, Fatima sera très rigoureuse dans le maniement des deux langues : l'arabe dialectal et le français. Les fonctions de l'une et de l'autre sont bien précises et le lecteur décode ainsi toutes les nuances qui y sont mises. Elles retiendra pour toujours cette différenciation, à commencer par les années d'internat au lycée de Blida.
C'est là qu'elle va dévorer des bouquins avec son amie Mag et qu'elle va faire ses premières confidences. C'est aussi là qu'elle va connaître son premier émoi, après que Mounira, une autre de ses camarades de classe, l'ait littéralement mise dans les bras d'un garçon du sud algérien, lors des répétitions d'une opérette (Les cloches de Corneville). Elle répondra positivement à l'invitation du «Saharien», comme elle se plait à le nommer, à aller partager une balade très sage à l'extérieur de l'établissement. Ce sera d'ailleurs la première transgression par rapport au rigorisme paternel et, dès lors, une phrase lancinante reviendra, tout au long du récit : «Si mon père l’apprend, je me tue…» Le lecteur s'apercevra, au fil des lignes que ce ne sont pas des mots en l'air et que l'expression sort totalement de la banalité des paroles prononcées par des jeunes gens. Ils prendront tout leur sens, lorsque la jeune fille de 17 ans, aura un acte de désespoir, suite à un affrontement avec son premier «fiancé» qui, à son tour, prétendra lui imposer ses règles inacceptables.

L'histoire prend toute son importance lorsque l'on sait que ce «fiancé» deviendra quelques années plus tard son mari pour 23 ans. Il faut vraiment que l'éducation du père, malgré les résistances, et elles ont été fortes, ait été profondément ancrée !
On le réalisera d'autant mieux que l'écrivaine, jusqu'à la dernière ligne s'interroge et cherche toujours à comprendre : ««Pourquoi ne pas te dire dans un semblant de sérénité, une douce ou indifférente acceptation : ne serait-ce pas enfin le moment de tuer, même à petit feu, ces menues braises jamais éteintes ? Interrogation qui ne serait pas seulement la tienne, mais celle de toutes les femmes de là-bas, sur la rive sud de la Méditerranée...pourquoi, mais pourquoi je me retrouve, moi et toutes les autres, nulle part dans la maison de mon père ?»

Sans doute que pour parvenir à l'apaisement, il lui faudra remettre l'ouvrage sur le métier, comme elle le dit d'ailleurs dans les dernières pages du roman. Oui, aller au-delà des 17 ans de la jeune fille Fatma-Zohra Imalayène, vrai nom d'Assia Djebar. Le lecteur attend aussi cette échéance, afin également de mieux comprendre et appréhender au plus près ce qu'est devenue cette grande dame de la littérature, membre de l'Académie Française, Madame Assia Djebar.

Oui, Madame, vous nous avez laissé là un bien beau cadeau et vous avez fait preuve d'un courage exemplaire que nous souhaitons sincèrement être salutaire. Merci Madame, vous honorez votre pays, notre pays.

mercredi 25 juin 2008

La baie aux jeunes filles - Fatiha Nesrine - L'Harmattan - 2000

Une Algérie poétique

Couv La baie aux jeunes filles - Fatiha Nesrine
Nous sommes dans la très belle région de Collo où se trouve cette magnifique baie aux jeunes filles. La vie s'écoule lentement, dans le respect des traditions avec la toute puissance de l'homme et l'effacement de la femme. La petite fille, au centre de ce très beau récit, partage le quotidien de sa maman et son esprit vagabonde toute la journée, pendant que d'autres vont à l'école française. En ces temps coloniaux, le père ne veut pas que sa fille aille apprenne le français. Mère, comme l'appelle avec infiniment de respect la petite fille, va prendre tous les risques pour que sa fille fréquente l'école communale.

Au-delà de cette trame de fond, Fatiha Nesrine, avec beaucoup de délicatesse, de talent, nous livre le quotidien lancinant d'une femme confinée dans sa maison (enfermée dans ces quatre murs) et ses échappées poétiques. Le récit est parsemé de références à des légendes, des contes, des fables, de toute une fantasmagorie. Le récit est émaillé de comptines, de chansons enfantines. Mille détails, en apparence insignifiants, captent l'attention du lecteur qui ne peut plus se détacher du récit.

Les géants peuplent l'univers des enfants. Tout autant que les arbres, la végétation qui occupent la campagne et nourrissent l'imaginaire enfantin. Qui sont ces géants ? Au lecteur de l'imaginer, de le découvrir. Curieusement, le père est à la fois omniprésent et très absent du récit. Sans doute, faut-il le trouver dans le dédale des métaphores... De la même façon, les murs sont partout, sauf dans la baie, seul espace de liberté des femmes...

Les descriptions auxquelles s'adonnent Fatiha sont de pures merveilles ! Moi qui était sous un arbre du jardin, le vent dans les arbres, l'atmosphère chauffée par un généreux soleil charentais, je me suis retrouvé dans mon, notre Algérie aux milles senteurs. J'avais dans les narines la terre chaude arrosée par une pluie d'orage et dans les yeux le spectacle de l'oued qui déborde et balaie tout ce qui est sur son passage. Souvenirs d'enfance qui ressurgissent par la magie des mots.

Il n'empêche que ce récit qui ne peut être que fortement autobiographique, nous interpelle fortement sur la place de la femme dans la société algérienne, même si le discours évite avec adresse et justesse le militantisme pur et dur. Le lecteur est invité à réfléchir, à faire fonctionner son cerveau, au-delà des aprioris, des poncifs de tous bords. Comme pour la fillette, "la tête demeure l'unique espace de liberté" (commentaire de notre regrettée Najia Abeer).

Et la baie aux jeunes filles, me direz-vous, pourquoi ce titre ? Sachez simplement qu'elle est strictement réservée au femmes. Le reste, découvrez-le en vous jetant sur ce bouquin dont on a très peu parlé en Algérie. Trop peu.
À quand le prochain roman, Fatiha ?

Pour finir, je ne résiste pas au plaisir de vous livrer, en partie, ce qu'a écrit mon amie et regrettée Najia Abeer, à propos du livre de Fatiha Nestrine et plus particulièrement son sentiment sur ce mystérieux géant :

"Et puis, il y a le Géant que raconte Fatiha, l’unique sœur et non mariée de Ahmed le fou. Mais qui est donc ce géant ? Fatiha Nesrine veut bien en faire un mystère, une véritable charade.

« Et le géant ? Le vrai.
(…)
Le géant n’est pas l’olivier.
Alors, un rocher ?
Un rai de lumière concentrée ?
Une paupière, voûte ouverte, printemps de l’amandier, piège vert, blanc, irisé, halo de senteurs, refuge des nuits d’été ?
(…)
Une onomatopée ? Une harmonie de sons ? La véhémence de l’été ?
(…)
Le géant est peut-être un arbre. Le géant est sans doute la fois d’après, celle qui ne recommencera pas…
Un voilier accostant sans écueil ?
Une baie où se reposer ?
(…) Sur le rivage, le géant s’est ensablé… Sur le chemin, un figuier,
Vieux comme la Méditerranée (…) Donnent des œufs bleus, tendres… »

Et, au moment même où l’on croit deviner, l’auteur nous renvoie à la question :
« Qui est le géant ?
Personne ne le connaît. Moi, les femmes me l’ont raconté. Il y a longtemps.»


Moi, je crois avoir deviné. Mur protecteur et obstacle infranchissable, bon et effrayant géant qui, signifiant haut et fort son incontournable présence dans le silence qui tue, réduisant l’espace de liberté à cet espace qu’aucun interdit, qu’aucune loi humaine ne réussira jamais à violer : l’esprit. N’est-ce pas ce mur obstiné, ce géant qu’on ne peut approcher même quand il sommeille, qui refuse la scolarité de sa fille ? Et la fillette de se demander si elle apprendra à tuer le temps comme sa mère, des jours, des mois, des années, si elle devra apprendre à « S’abîmer en prières muettes pour des jours meilleurs ? » L’enfant qui a patienté avant même de naître patientera encore et encore jusqu’au jour où la mère décide de l’envoyer à l’école… en secret."

mardi 24 juin 2008

Cette Fille-là de Maïssa Bey - Éditions de l'Aube - 2001

Maïssa Bey produit, une nouvelle fois,
une œuvre au service des femmes algériennes

Couverture Cette fille-là de Maïssa BeyNous sommes dans une "pension de famille" où des vies en lambeaux s'étirent. Malika, la narratrice, côtoie des vieillards, des débiles, des caractériels, des êtres profondément blessés par la vie et surtout des femmes mises à l'écart de la société. Elles sont oubliées par le monde extérieur et c'est bien ça qui provoque encore et encore la colère de Maïssa Bey.

Comme dans tous ses livres, Maïssa, inlassablement monte au front pour raconter toutes ces femmes algériennes, pour revendiquer leur émancipation et faire qu'on les délivre de l'enfermement dans lequel les met la tradition et l'univers machiste.

Cette fois, le personnage central, surnommé M'laïka, se raconte, tout en recueillant la parole des autres pour nous transmettre des bouts de vies. D'emblée, elle nous prévient, avant même d'entamer les récits : "J'ai envie de dire ma rage d'être au monde, ce dégoût de moi-même qui me saisit à l'idées de ne pas savoir d'où je viens et qui je suis vraiment. De lever le voile sur le silence des femmes et de la société dans laquelle le hasard m'a jetée, sur des tabous, des principes si arriérés, si rigides parfois qu'ils n'engendrent que mensonges, fourberie, violence et malheur." Le destin l'a frappée et marquée pour la vie : arrêt de la croissance, aménorrhée primaire, estampillée "forte instabilité caractérielle", un cas qui laisse tout le monde dans l'ignorance et qui fait se refermer la coquille. Un cas bien encombrant, comme tant d'autres qu'elle finira par rejoindre dans cet endroit étrange où la vie s'est arrêtée.

Maïssa Bey, après avoir planté le décor, tant du point de vue de l'histoire de M'laïka que du "mouroir parcouru d'ombres d'êtres dans un état de décrépitude et d'hébétudes indescriptibles", nous transporte, tour à tour dans les chambres de résidents qui se confient à M'laïka. Comme pour faire une pause dans l'horreur, la narratrice fait des allers-retours dans sa chambre pour nous raconter un peu plus sa vie venue de nulle part et n'allant nulle part. C'est autant de petites nouvelles qui caractérisent les chapitres de ce poignant récit. Des mini condensés de vie qui, curieusement, ne commencent pas si mal que ça et finissent tous dans l'apocalypse.

Encore une fois, Maïssa Bey met sa très belle écriture au service des femmes de son pays. Inlassablement, elle se bat contre l'ignorance, le machisme, la tradition, l'obscurantisme. Elle nous surprend encore avec des effets poétiques et des formes d'écrit qui ne laissent pas indifférent. De cet amas d'horreurs, se dégage une grande humanité.

Maïssa Bey, signe là un nouveau livre fort, profond, émouvant et utile pour la condition féminine algérienne.

dimanche 22 juin 2008

Un coup de cœur pour ma belle ville de Constantine

Une vidéo réalisée par mon ami Djamel Allal, grand amoureux de sa ville, depuis la cabine du tout récent téléphérique. Atek Saha, Khouya Djamel !
Bonne balade...


Visite en téléphérique 2008

mercredi 18 juin 2008

Fiche pédagogique sur "Entendez-vous dans les montagnes..." de Maïssa Bey

Le CRDP de Paris a mis en ligne une excellente fiche pédagoqiue sur "Entendez-vous dans les montagnes..." Voici un très bref extrait du dossier que vous avez le loisir de consulter entièrement sur le site du CRDP de Paris.


Jaquette de Entendez-vous dans les montagnes... "Entendez-vous dans les montagnes … est le titre de ce récit de Maïssa Bey qu’on aurait envie de fredonner sur l’air de la Marseillaise (« entendez vous dans nos campagnes … »). Ce titre reprend les paroles d’un chant patriotique kabyle qui résonnait dans les montagnes d’Algérie « d’où montait la voix des hommes libres », un hymne « que nos parents nous faisaient apprendre le soir, quand nous étions couchés, dans le plus grand secret. » (Propos recueillis par K.S dans El Watan, 26 septembre 2002 in dzlit.free.fr)

Dans ce récit en partie autobiographie et écrit à la troisième personne, l’auteur met en scène trois personnages : une femme, un homme d’environ soixante ans et une jeune fille nommée Marie. Ils se retrouvent par hasard, dans le compartiment d’un train de nuit en partance pour Marseille. Ces trois protagonistes que rien ne semble devoir rapprocher tant ils recherchent la solitude et l’isolement, ont pourtant un point commun : l’Algérie. Elle, victime, fille orpheline d’un père torturé puis assassiné pendant la guerre. Lui, bourreau, appelé du contingent et envoyé là-bas « pendant les événements ». Et enfin, Marie (seul personnage dont le nom est donné) innocente et ignorante, petite-fille de pieds noirs.

Au cours de ce voyage qui devait être calme, ils vont être confrontés à un incident déclenchant, entre eux, une conversation d’abord banale et hésitante et qui s’intensifiera tout au long de la nuit. Dans l’espace clos de ce train qui les emmène dans la ville du vieux port resurgissent des souvenirs brûlants et peu à peu se dénouent les fils d’une mémoire douloureuse."

mardi 10 juin 2008

Les citronniers - film de Eran Riklis - 2007

Une femme courageuse et digne
enracinée dans sa terre

Bande annonceEn Cisjordanie, Salma cultive des citronniers hérités de son père. Elle est seule, avec son ouvrier qui la considère comme sa fille. Elle devient, bien malgré elle, la voisine du ministre israélien de la défense. Dès lors, sa vie va basculer. Les services de sécurité estiment qu'il faut couper les arbres qui offrent, de leur point de vue, un camouflage idéal pour les terroristes. Elle décide de se battre jusqu'au bout, en prenant un avocat. Avec lui, elle porte l'affaire devant la cour suprême.

Tel est l'argument de ce superbe film qui ne verse jamais dans la propagande, la caricature, le lieu commun. Pas de scènes de violence, pas de slogans politiques. Le réalisateur israélien préfère le ton d'une chronique sociale bouleversante qui permet de poser clairement le vrai problème palestinien : le droit d'avoir une terre et de vivre en paix. Nous sommes loin de l'islamisme, des attentats, du manichéisme. Il s'agit bien là d'êtres humains qui souffrent et qui ne demandent que le droit de vivre.

Eran Riklis aborde ce sujet avec beaucoup d'intelligence et de tact, y compris dans le traitement de l'histoire d'amour de Salma et de Ziad, son avocat palestinien. Avec une grande lucidité, il met les femmes au centre de son film : Salma qui incarne la résistance palestinienne, Mira, la femme du ministre qui revendique sa liberté et Gera, la journaliste israélienne, qui porte l'affaire sur la place publique. Ces trois femmes agissent, pendant que les hommes traitent la question en ne lui donnant pas un caractère prioritaire, laissant de côté le symbole ou se replient sur la tradition ou bien encore, malgré leur pouvoir, se retranchent derrière l'avis intouchable des services de sécurité. Le réalisateur termine son film avec autant de brio et d'intelligence. Il insiste sur l'absurdité du jugement, d'autant qu'après la débauche de clôtures, de miaradors, d'agents de la sécurité et de soldat, le fameux mur s'ajoutera à tout cet arsenal inutile et fera face au ministre, plus seul que jamais, dans son camp retranché, ainsi qu'à la solitude digne et désespérée de Salma, symbole de la résistance de tout un peuple à qui la puissance aveugle d'une nation inflige chaque jour davantage injustice sur injustice.

Le ton du film, profondément humain, est juste. C'est pourquoi il émeut et échappe au discours facile, stéréotypé. C'est ainsi que le spectateur peut comprendre l'injustice que vit le peuple palestinien. Cette œuvre, vaut tous les discours. Elle nous interpelle, nous interroge : va-t-on continuer longtemps à bafouer les droits de ces hommes et de ces femmes ?
Merci, monsieur Riklis, d'avoir porté cette œuvre à l'écran !

dimanche 25 mai 2008

Le Quotidien d'Oran : Yasmina Khadra

Yasmina Khadra, un homme et un écrivain qui dérangent
25 mai 2008 - Mohamed Benrebiai



On a tellement dit et écrit, parfois des choses insensées, sur Yasmina Khadra, que ce soit sur sa personnalité ou sur ses positions à l’égard de son pays et l’armée, que les moins avertis se sont vus inoculer des idées fausses à l’instar de ce jeune homme qui disait, à son propos, lors d’une chaude discussion sur la terrasse d’un café d’Alger, que « Yasmina Khadra a tout renié pour les confortables salons des villes occidentales ». Cette affirmation a suscité ce modeste article en réponse à ses détracteurs, détestant l’oeuvre et l’homme et usant, en guise de critique, de dénigrements et de mensonges.
Lorsque la littérature algérienne a la chance de posséder un écrivain de cette envergure, dont la probité n’est pas la moindre de ses qualités, laisser courir de telles inepties est la pire des injustices envers celui que le prix Nobel de littérature J.M. Coetzee a qualifié « comme un des écrivains majeurs d’aujourd’hui ». Rachid Boudjedra, dont personne ne contestera les talents littéraires mais pamphlétaire acerbe à certaines heures, qui se dit, pourtant, « modeste par idéologie » trouve chez Coetzee une cinglante réponse à sa récente déclaration concernant Yasmina Khadra, qu’il considère comme « un littérateur moyen », sous-entendu comparativement à lui, et qui « ne fait même pas de roman mais du polar ». Pourquoi et à quel dessein vouloir réduire Yasmina Khadra à un écrivain de polars, sachant, pourtant, pertinemment que ceux-ci ne représentent qu’une infime partie de l’ensemble de son oeuvre constituée essentiellement de romans. Humble et modeste, Yasmina Khadra n’est cependant pas dupe de tant de vilenies, il connaît ses talents et en parle sans complexes, dans La Nouvelle République du 25 février 2001, « Je suis le seul écrivain, du moins c’est ce qu’on dit ici (en France), à pouvoir écrire dans tous les genres et à y exceller. Il ne faut pas tomber dans le piège. C’est une étiquette qu’on essaye de me coller pour me "disqualifier"...».
Yasmina Khadra déclarait, plus tard, en 2004, « A mon sens, ce qui est significatif, c’est l’engagement littéraire qui vous permet d’écrire avec intensité et authenticité. Je n’accorde pas d’importance à la querelle des styles. La preuve, j’en utilise plusieurs en fonction des atmosphères que je veux créer dans mes textes. Une oeuvre ne se réduit pas à sa catégorie. Un roman ne s’évalue pas à travers son volume. La volubilité n’est pas obligatoirement un critère de qualité, le laconisme n’est pas forcément un manque de souffle. Un livre ne vaut que par la dimension qu’il donne aux choses et aux êtres qui nous entourent » (Culture 27 mai 2004).
Dans une interview accordée, via son éditeur, à Jean-Luc Douin, de « Le Monde des livres », en 1999 soit avant qu’il ne dévoile sa véritable identité, à la question : Qu’en est-il aujourd’hui de la littérature algérienne ? Il répond : « Elle est bousillée par la jalousie ». Elle l’est certainement toujours aujourd’hui. Un article, paru au mois de novembre 2006, dans un quotidien national francophone, a vu son auteur s’atteler à déformer ou à extraire des phrases de leur contexte pour présenter Yasmina Khadra comme un mégalomane, le journaliste écrit « Il y a forcément matière à douter lorsqu’un écrivain commence à décréter, d’une manière martiale, que ses oeuvres sont les plus importantes du monde », ce qui ne fut jamais dit ou écrit par l’auteur incriminé. S’inspirant d’une critique, datant du mois de mars 2002, de Ingrid Merckx (critique du magazine Lire) qui écrivait à propos du livre L’imposture des mots , « Son récit n’a pas la teneur de L’écrivain, il est moins spectaculaire, plus intime, car il ne raconte pas, il s’explique », ce même journaliste, vraisemblablement en mal de règlement de comptes, la transforme en ces termes « Cela l’a conduit à écrire un essai maladroit dans lequel il a donné l’impression d’avoir des doutes sur son écriture. Il se justifiait presque d’avoir choisi la littérature et de s’y consacrer en s’installant en France».
Khadra arrogant ? Ecoutons plutôt Youcef Merahi, auteur de Qui êtes-vous Monsieur Khadra (SEDIA 2007), « J’avoue avoir eu quelques appréhensions avant notre entretien ; et ce, pour la simple raison que j’avais en face de moi un immense écrivain, avec tout ce que cela peut comporter comme préalables labyrinthiques. Sauf que Yasmina Khadra s’est montré d’une disponibilité humaine et intellectuelle, à la hauteur de son talent ». Dans le cours des basses et méchantes attaques contre lui, un journaliste du quotidien arabophone le plus vendu l’avait traité de « mensonge littéraire, marque déposée d’une fabrication française ». Blessé, on le serait à moins, par une allégation aussi grossière que mensongère, l’écrivain répond dans son entretien avec Youcef Merahi, « Ce journaliste est-il plus algérien que moi ? J’ai passé trente-six ans dans l’armée algérienne... j’ai passé ma vie à parcourir mon pays, à veiller sur ses frontières, à fourbir ses armes... Mon passeport est algérien et je n’en ai pas d’autres. Mon visage, mon âme, ma démarche, mon regard est algérien. De quel droit ce journaliste me dénie-t-il mon algérianité ? » (Qui êtes-vous Monsieur Khadra de Youcef Merahi). Ces dénigrements éhontés ne sont pas, sans rappeler, celles dont a fait l’objet Mohammed Dib, qui est considéré à juste titre, avec Kateb Yacine, comme le monument de la littérature algérienne et dont la reconnaissance par les siens fut posthume, tardive, et sur le bout de la langue. Mais « Il est des gens qui rejoignent certains fromages dont l’authenticité relève soit de la teneur de la moisissure, soit de la densité de leur puanteur... Ils incarnent la purulence. Les désinfecter serait les dénaturer » (L’imposture des mots de Yasmina Khadra). Quelle meilleure réponse, à ceux qui mettent en doute l’attachement de Yasmina Khadra à ses origines et à son pays, que celle de l’intéressé, lui-même, qui déclarait à son interlocuteur français : « Je suis un romancier qui compte exclusivement sur ses convictions littéraires et sa probité intellectuelle. Je suis honnête et je ne vois pas pourquoi je dois en pâtir. C’est vrai qu’en France, pour être admis, il faut renier une partie de soi-même. Certains se disent Kabyles pour se démarquer des autres Algériens, d’autres renoncent à leur passeport vert pour brandir des passeports européens, d’autres encore se disent démocrates pour condamner les libertés de ceux qui ne militent pas dans leur groupe. Moi, on m’a demandé de cracher sur ma partie militaire pour lubrifier l’ascension de ma carrière littéraire. J’ai dit non. Je suis algérien, arabo-berbère, musulman et bidasse jusqu’au bout des ongles. Pas question de me défaire d’une seule fibre de mon être. Si j’ai du talent, je finirai pas forcer le respect ; si je ne suis qu’un écrivaillon de passage, je ne tarderai pas à l’apprendre à mes dépens... » (Culture 27 mai 2004).
Si Yasmina Khadra devient sourcilleux lorsqu’il s’agit de certains principes, il ne juge, par contre, personne par rapport à ses choix. Cela le grandit plus et réduit à leur véritable nature ces pamphlétaires de carte postale qui, à force de manier le mensonge, le mensonge s’est retourné contre eux « En France, je ne suis pas un exilé, mais un émigré. Ma notoriété d’écrivain ne me met aucunement à l’abri des tracasseries administratives et mentales liées aux problèmes de l’émigration. Mais cela ne me consterne pas outre mesure. Certains amis me suggèrent d’opter pour la double nationalité. Je ne peux pas changer de papiers sans changer la couleur de mes yeux et le timbre de mon accent. Je suis algérien, et je préfère le rester. Cela ne veut pas dire que j’en veux à ceux qui ont opté pour la naturalisation. Chacun mène sa barque comme il l’entend. Moi, c’est ainsi que je veux mener la mienne, un point c’est tout». A Youcef Merahi, dans Qui êtes-vous Monsieur Khadra, il tient à préciser « je ne reproche rien ni à mon faciès ni à mon accent. Ils sont mon identité, mes coordonnées, ma filiation. Beaucoup de gens me demandent : "Est-ce que vous vous sentez français ? " Parce que j’écris en français ? Je suis algérien. Ce n’est pas la langue qui fait mon appartenance biologique, mes racines, mes traditions, ma nationalité ». Walid Sahraoui, dans L’Expression du 8 novembre 2007, résume presque parfaitement la nature profonde du sentiment de Yasmina Khadra pour son pays. « Il défend son pays bec et ongles. Là aussi, il le fait non pour avoir une rente, mais par conviction. Parce qu’il n’a pas de pays de rechange et parce qu’il sait que s’il veut imposer le respect aux autres, il est vital de ne pas insulter les siens. De ne pas s’insulter. Ce principe, Khadra l’a appris de ses ancêtres du Sahara, les Doui Meniâ, de grands poètes qui lui ont inculqué l’idée que la littérature est une grande charité ». Oserons-nous douter encore des principes de ce bédouin d’origine si fier de ses racines algériennes ? Il est parmi « les gens qui naissent debout, allergiques aux servitudes et qui cassent sec s’ils sont amenés à courber l’échine » (A quoi rêvent les loups de Yasmina Khadra). Son amour pour son pays ne l’aveugle pas pour autant sur tant de choses qui vont de travers et c’est un écrivain, à l’écoute de son peuple, qui, en génial observateur, a décrit et disséqué, comme personne d’autre n’a su le faire, une société, notamment celle de la décennie rouge, qui n’avait « ni repères, ni tutelle, enfin tutelle réelle». Yasmina Khadra «C’est la puissance transfiguratrice du réel», comme disait Malraux à propos de Balzac. Sa tristesse n’est pas feinte quand il décrit l’Algérie, dans sa tribune publiée par le quotidien espagnol El Pais le 1er juin 2007, comme «un monastère triste et désoeuvré... tous les clochers sont en berne. Félés, misérables et laids, ils continuent de sonner le glas de nos espérances». Il ne ménage pas nos gouvernants et écrit, avec raison, « ces artisans de nos déconfitures n’arrêtent pas de nous décevoir. A chaque banqueroute, ils nous promettent de revoir leurs copies et de se corriger et oublient l’essentiel : ce ne sont pas leurs copies qui sont en cause, mais eux-mêmes ». Les nantis et les parvenus, dont les portraits sont si bien restitués dans son roman A quoi rêvent les loups, sont durement épinglés dans son interview accordé à France inter, en 1999, « C’est un monde qui s’est fait d’une manière contestable. C’est une bourgeoisie née comme magie à partir de choses condamnables. Bergers d’hier, aristocrates d’aujourd’hui. De plus, au lieu de rester dans leur propre microcosme, ces gens là ont préféré étaler leur faste devant les pauvres. C’est donc une bourgeoisie agressive. C’est elle qui provoque la misère des autres. Elle l’accentue et s’attire toutes les foudres... » (Liberté du 25 septembre 1999).
Pour Khadra tout n’est quand même pas noir puisque il a ce message d’espoir « Pourtant, l’Algérie n’est pas morte. Elle regorge de talents, par endroits de génie. Elle est encore aimée par ses enfants qui ne demandent qu’à lui venir en aide. Je les ai rencontrés en Europe, en Asie, aux USA, partout où je suis passé... nous avons un pays fantastique, riche et encore vierge, un Eldorado en jachère, un futur grand Etat capable de rayonner sur la Méditerranée... ». Sur la complexité des liens de Yasmina Khadra avec l’armée, qui a prêté à mille et une analyses, laissons la parole à l’écrivain, n’est-ce pas la meilleure des références. Les 36 années passées dans l’institution militaire, avec tout ce qui a pu avoir comme brimades et frustrations, et parallèlement les déchirures familiales, n’ont pas pour autant semé dans son coeur, à la grande déception de quelques cercles ici et en France, de la haine envers la grande muette. En réponse à Dehbia Aït Mansour, il déclare : « L’armée ne m’a jamais empêché d’écrire, elle m’a constamment ignoré. Tout ce qu’elle voulait, c’était un officier compétent, discipliné, et je crois l’avoir été de mon côté. Je n’ai rien exigé, rien revendiqué, parce que je savais que la place d’un écrivain devait se situer aux antipodes d’une place d’armes. J’ai vécu ma vocation d’écrivain quelque part dans un coin de ma solitude, avec l’espoir sans cesse grandissant de retrouver cette lumière qui me permettrait de retrouver la voie qui était foncièrement mienne : la littérature » (Liberté du 30 janvier 2001). La distinction est faite entre deux mondes, aux antipodes l’un de l’autre, celui de l’armée où « on se sert de sa tête que pour porter un casque et de ses neurones pour assimiler les ordres » et celui de la littérature son « Olympe de lumière ». Cette armée, qui fut sa « seconde famille », diabolisée par les uns et louée par les autres, qui savent que « c’est grâce à ce dernier rempart que la nation tient debout », il continue à la traîner comme un boulet difficile à s’en défaire. Lorsque son livre, L’écrivain, annoncé comme un best seller, sortit en 2001, son audience fut grevée par la parution des deux livres polémiques La sale guerre de Habib Souaïdia et Qui a tué à Bentalha ? de Yous Nasroullah. Yasmina Khadra déclara dans un entretien accordé à La Nouvelle République, le 25 février 2001, « Mon livre est sorti ici, en France, pris en sandwich entre deux écrits infamants. J’ai été pendant quatre ans pénalisé à cause de mon anonymat, maintenant, je suis pénalisé à cause de mon statut militaire ». A Youcef Merahi, dans Qui êtes-vous Monsieur Khadra, il confie « C’est vrai que je suis mal barré, avec cet uniforme qui se veut ma tunique de Nessus. Certaines chapelles bien pensantes préfèrent me tenir à distance, me disqualifiant d’office. Ceux qui me contestent n’ont pas besoin de ruer dans les brancards pour chahuter mon travail, il leur suffit de dire « c’est un militaire » et l’estocade fait mouche ». La rédaction du magazine Lire (Janvier 2007) tresse des louanges suite à la trilogie Les Hirondelles de Kaboul, sur l’Afghanistan, Les sirènes de Bagdad (2006), sur la guerre en Irak, et L’Attentat (2005), « Yasmina Khadra a un talent fou. Et un sacré courage ! Voici un romancier qui n’a pas peur de saisir à bras-le-corps une actualité que la plupart des romanciers se contentent de suivre ». Encensé par les uns et vilipendé par les autres, les siens surtout, Yasmina Khadra est sans appel envers la presse arabe dans une interview à Nassira Belloula (Liberté 30 octobre 2005) « Je refuse de m’enfermer dans une littérature endémique. Je suis traduit sur les cinq continents et cela fait de moi un citoyen du monde. Lorsque j’écris, je m’adresse à tous les hommes de la Terre. Savez-vous que 90 % de mon lectorat est occidental. Hormis les Algériens et les Marocains, les Arabes ne me connaissent pas. Au Moyen-Orient, on me lit en anglais, et personne n’a cherché à me traduire. Quand je pense que je suis traduit en Malayalam (Inde), en Catalan (Espagne), bientôt en flamand et en créole, c’est-à-dire dans des langues régionales, ça m’effraie comme c’est pas possible. Les Arabes sont hostiles au livre. Savez-vous que le journal El Hayat m’accuse de sacrifier la Palestine pour décrocher le Goncourt, thèse que le journal libanais El Manar s’est chargé de colporter avec le même enthousiasme perfide ? L’apartheid littéraire est en nous, dans le monde arabe. Nous sommes les plus grands ennemis de l’écrivain... ». Yasmina Khadra « s’il a su capter, voire fasciner un si large auditoire, c’est parce qu’il ne s’est jamais départi de sa condition de héraut d’une cause, d’un peuple, d’une partie de l’humanité. Il le fait avec un talent encore non égalé. C’est l’Arabe qui ne vocifère pas, c’est l’Algérien lourd d’une des plus cruelles étapes dans la vie de son peuple, c’est l’officier de la seule et vraie armée du peuple dans le monde arabe. C’est le musulman qu’habitent les lumières d’une religion qui construit ; c’est l’alchimie de tout cela qui lui a sans doute permis de forcer le discours qu’est le sien, un discours qui porte. Le discours d’un humaniste. Un humaniste debout. Je dirais même d’un humaniste armé. Yasmina Khadra mérite d’être d’abord fêté par les siens » ( Zouaoui Benhamadi ex-Directeur de l’ENRS). La méchanceté des hommes le répugne et il n’aime ni la bêtise, ni la bassesse, ni la malveillance et encore moins l’hypocrisie et la médiocrité. C’est un humaniste qui, avec des mots, « multiplie les miracles », c’est un orfèvre en écriture.
Malheureusement et en raison, notamment, du vide culturel et du prix des livres, hors de portée des modestes bourses, les Algériens, qui ne font pas partie du monde argenté très restreint parmi les férus de littérature, comme ce jeune de la terrasse du café d’Alger, ne connaissent de Yasmina Khadra que ce qui est rapporté par les médias ou par ouïe-dire. L’objectivité n’est pas, bien sûr, toujours de mise, et on a pu apprécier comment quelques journalistes ou un grand écrivain comme Boudjedra, peut-être jaloux de la notoriété de Khadra devenu un écrivain mondialement reconnu et dont les livres sont traduits en 30 langues, peuvent déformer la réalité. Dans cet article, la parole a été volontairement et souvent donnée à l’écrivain pour rétablir un tant soit peu une vérité parfois travestie. Dans ce même ordre d’idées, nous lui laisserons le soin de conclure « Pourquoi ce rejet, cette hostilité morbide qui nous amènent jusqu’à contester les meilleurs d’entre nous, qui nous empêchent de saluer les mérites des nôtres, de dire merci sans avoir le sentiment d’afficher profil bas ? Qu’est-ce qui nous dresse sans cesse les uns contre les autres dans la paix alors que nous sommes traités de la même manière en temps de guerre ? Pourquoi sommes-nous incapables de construire un avenir commun, alors que nous sommes si unis dans les martyres d’hier?... La réponse est le Mensonge. On nous ment depuis toujours. On nous manipule. On nous empêche de nous entendre. Et si les Algériens ne s’entendent pas, c’est parce qu’ils ne s’écoutent pas. Il est temps d’apprendre à vérifier la véracité de ce que l’on nous raconte, de se poser des questions lucides, de chercher nos vérités jusque dans la crasse des caniveaux. Celui qui ne connaît pas sa vérité ne saura jamais où il va. Quand on marche à tâtons en pleine lumière, on finit immanquablement par se casser les dents ».

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jeudi 22 mai 2008

Maïssa Bey : Pierre, sang, papier ou cendre


ENTRETIEN AVEC L’ÉCRIVAIN MAÏSSA BEY
«Pas de haine...ni de pardon» (22 mai 2008)

«Beaucoup m’ont dit que c’est un livre nécessaire...», nous a confié l’auteure, lors d’une vente-dédicace, lundi dernier, à la libraire du Tiers-Monde.
Maïssa Bey est une femme blessée dans sa chair. Son père décéda en 1957, suite à des sévices endurés par la main du colon. Maïssa Bey est née avec cette plaie, jamais cicatrisée. Son salut, elle le doit aujourd’hui à l’écriture. Un don inculqué par son père, jadis instituteur. Depuis, elle n’a de cesse décrire et de «créer», toujours des histoires qui rappellent étrangement son mal, mais un mal parfois commun à tous les Algériens. C’est alors que les souffrances de Maïssa se diluent dans la beauté du mot, la précision du verbe. L’amour de la littérature tout simplement, y compris française, ce butin de guerre cher à un autre grand écrivain, Kateb Yacine. Cette culture «plurielle» n’est-ce pas ce qui nous constitue finalement? Aussi, depuis 1996, cette femme de Sidi Bel Abbès n’arrête pas d’écrire, en français. Des nouvelles, des romans, des récits. Certains sont adaptés sur les planches grâce à un ami français, Jean-Marie Lejude qui a pris l’habitude d’adapter ses textes en pièces de théâtre. Ce sera idem pour ce dernier roman Pierre, sang, papier ou cendre, qui remonte le fil du temps pour évoquer 132 années de spoliation de terres, de tortures, de violence, d’exactions, de déculturation, de négation du droit. Un roman fait de «sang», de «cris», et de «lamentations» à l’égard du peuple algérien. Mais aussi de «désirs et de rêves nés d’histoires parfumées, d’épices enivrantes, d’histoires saupoudrées d’exotisme...On appelle cela Désir d’Orient». Un roman, sur «les bienfaits de la colonisation» de cette Madame Lafrance qui a «remodelé cette terre (l’Algérie) à son image» et raconté par le regard de cette innocente sentinelle : Un enfant.
«L’enfant marche dans les rues du village.
Partout, partout la mort a laissé son empreinte.
L’enfant court.L’enfant retourne aux champs.
Il se cache au milieu des herbes.
Rouge. Rouge, le sang des coquelicots.
Jaune. Or des jonquilles...»
Alors, les peurs et les hésitations écartées, ce texte, appuyé de recherches approfondies, de quête historique, d’inspiration fortement poétique, dans l’esprit et dans la forme, une première pour Maïssa Bey, est né. Apres trois ans de préparation et de maturation. Il s’appellera Pierre, sang, papier ou cendre, un titre qu’elle doit à Paul Eluard. Un ouvrage saisissant aussi, dont le texte est écrit, précise Maïssa Bey pour la campagne L’oeil du Tigre (Reims). Il a été créé sous le titre de Madame Lafrance, au théâtre Nouveaux relax de Chaumont, en février 2008. Une adaptation et mise en scène par Jean-Marie Lejude avec comme comédiens, Fatima Aïbout et Lahcen Razzougui et comme accompagnement musical, un accordéon signé Eric Proud, sur une scénographie de Thierry Vareille.
Avec ce nouveau roman, Maïssa Bey gagne effectivement en intensité et en lumière. Autant qu’en force poétique. Ses mots sonnent comme un vent, hissant le voile d’un bateau prêt à se lancer dans mille batailles...
Comme avant-goût, voici cet extrait: «Elle avance. Droite, fière, toute de morgue et d’insolence, vêtue de probité candide et de lin blanc, elle avance. C’est elle, c’est bien elle, reconnaissable en ses atours.Tout autour d’elle, on s’écarte. On s’incline. On fait la révérence.
Elle avance, Madame Lafrance.Sur des chemins pavés de mensonges et de serments violés, elle avance.Claquez pavillons! Aux armes, citoyens! Formez vos bataillons, en rangs serrés:Tous derrière elle! Et vous, peuplades barbares, écartez-vous, prosternez-vous!» Le ton est donné. Tranchant. Aiguisé. Un livre impitoyable, à lire, celui d’une femme apaisée, qui se réconcilie enfin avec l’autre et soi-même. Grâce à l’écriture... Ecoutons-la.


L’Expression : Vous venez de publier aux Editions Barzakh, un nouveau livre sorti aussi en France, intitulé Pierre, sang, papier ou cendre qui évoque 132 ans de colonisation, qui retrace l’histoire de l’Algérie de 1830 à 1962. L’histoire se veut donc antérieure à votre roman Bleu, blanc, vert qui, lui, retraçait l’histoire de l’Algérie de 1962 à 1992. Je crois savoir que ce livre devait être à l’origine une pièce de théâtre sur les bienfaits de la colonisation. Qu’est -il vraiment?
Maïssa Bey : Le fait que j’avance dans l’histoire à rebours, pas exactement dans le sens chronologique, c’est parce que dans Bleu, blanc, vert je reviens sur la période post-indépendance (1962-1992). J’ai essayé donc d’éclairer notre présent à la lumière de cette histoire-là. Je me suis rendu compte qu’il fallait aller plus loin, creuser encore plus pour savoir de quoi nous sommes faits et construits. A la suite d’un entretien avec un metteur en scène qui monte tous mes livres au théâtre, qui s’appelle Jean-Marie Lejude, dont Entendez-vous dans les montagnes qui a été joué ici au Centre culturel français d’Alger, nous discutions un jour, en 2005, après la promulgation de la loi du 23 février sur les bienfaits de la colonisation. Il me dit: «Ecoute, Maïssa tu devrais écrire quelque chose sur "ces bienfaits"». Il voulait montrer ce qu’était réellement la colonisation
L’Expression : Vous avez, au départ, je suppose, rejeté la proposition.
Maïssa Bey : Oui, tout à fait car je ne suis pas historienne et je ne voulais pas revenir sur cette période...Il est revenu à la charge au moment où des écrivains africains, français et autres réagissaient à cette loi et au discours de Sarkozy à Dakar. J’ai pensé qu’il fallait quand même, nous, Algériens réagir à elle, nonobstant les journalistes et autres historiens. Je me suis demandé comment, moi romancière, je pourrais écrire quelque chose sur le sujet. Une lettre ouverte n’aurait pas suffi et n’aurait pas eu l’impact escompté. J’ai donc essayé d’imaginer dans quelle mesure je pouvais rentrer dans cette histoire-là, mais d’un point de vue d’écrivain et non d’historienne. Je voulais revenir sur la réalité, sur le fait colonial lui-même. Et comment revenir sur le fait colonial autrement qu’en essayant d’imaginer la vie quotidienne en ce temps. Imaginer un personnage confronté à cette réalité coloniale. Il s’agissait pour moi d’imaginer un enfant..
L’Expression : Pourquoi le regard d’un enfant?
Maïssa Bey : Le regard d’un enfant est important et intéressant. D’abord parce qu’il est porteur d’innocence. Parce qu’un enfant se pose des questions que des adultes ne se posent plus ou ne savent plus se poser. Aussi, je me méfie du mot vérité, car s’agissant de la colonisation, elle reste chez nous, toujours tributaire du subjectif, du vécu.
L’Expression : Cela a été dur de recouper tous ces faits historiques et de se documenter autour de la question coloniale.
Maïssa Bey : Cela a été surtout très long. Je croyais connaître l’histoire de l’Algérie. Je connaissais les faits les plus marquants, certaines dates, mais quand je me suis replongé dans cette histoire, je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de choses que je ne connaissais pas. Donc j’ai essayé, à travers ce regard d’enfant, de voir d’abord quel était l’effet de la colonisation sur le peuple algérien, l’individu et non pas la masse comme on le considère de manière générale historiquement.
L’Expression : Vous avez, dans ce livre, évoqué ce que la France a laissé en vous comme empreintes..
Maïssa Bey : Il y a une tendance à faire l’impasse sur des choses qui nous ont constitués. Par exemple, aujourd’hui, on parle de colonisation française, mais je suis et je le répète, un produit de cette colonisation, ne serait-ce que par l’emploi de la langue française dans laquelle j’écris, je m’exprime, la langue dans laquelle j’ai appris à être, je suis, voilà. Ce sont des choses que je ne veux pas nier. Beaucoup de gens en France n’ont pas encore digéré d’avoir perdu l’Algérie. Je dis, certaines personnes n’ont pas encore accepté la réalité historique. Ce sont là des faits pervers de la colonisation. Je cite quelques exemples : Les ponts, les routes, les hôpitaux etc. On nous dit, voilà ce que la France a laissé. Or, ce n’était pas pour les «indigènes». Parce que c’était un territoire français et il fallait qu’il y ait l’architecture d’un territoire français. Cela n’a pas été fait pour le bien des indigènes, mais celui des Français. Il se trouve qu’aujourd’hui, ce pays n’est plus la France. Il y a même des gens qui me disent aussi: imaginez si la colonisation française n’avait pas eu lieu, que serait l’Algérie d’aujourd’hui? Je leur réponds : Elle se serait forgée, peut-être difficilement, peut-être avec un certain retard, par rapport, entre guillemets, aux démocraties occidentales mais moins douloureusement. Elle aurait une réalité, une culture, une histoire, des racines qui nous seraient propres et personnelles. Alors qu’aujourd’hui, on est faits de tous ces fragments qu’on essaie de bien rassembler pour constituer un Algérien.
L’Expression : C’est un peu provocateur ce terme «Madame la France»..
Maïssa Bey : Je n’ai rien inventé. C’est un terme qui existait et que beaucoup employaient ici. Quand on considère les représentations picturales ou les statuts, la France s’est toujours représentée sous des traits féminins. C’est une allégorie que je n’ai pas inventée et que j’ai reprise, bien sûr, avec cette dose d’ironie qui est nécessaire pour faire passer le propos.
L’Expression : Comment ce livre a-t-il été perçu depuis sa sortie en France?
Maïssa Bey : Beaucoup m’ont dit que c’est un livre nécessaire. Pour ceux qui ne connaissent pas l’histoire de ce pays. Quand ils ont découvert, par exemple, à travers les yeux de cet enfant les répercussions du Code de l’indigénat sur le quotidien des Algériens, il y a des gens qui m’ont dit: «Nous ne savons pas. Nous avons lu des livres d’histoire, mais nous n’arrivions pas à visualiser. Tandis que là, c’est l’enfant qui raconte cette privation de liberté que représente cette entreprise d’acculturation qu’est le Code de l’indigénat. C’est raconté au quotidien par un enfant.» Cela rend les choses beaucoup plus proches. D’autres me disent aussi, c’est ce que nous retrouvons dans vos livres. Il n’y a pas de haine, mais il n’y a pas de pardon non plus.Cela se traduit aussi par la forme d’écriture, nouvelle chez vous, et la veine poétique dans laquelle vous avez puisé pour transmettre cette histoire.Le côté poétique est un parti pris. Quand j’ai entrepris ce texte qui est quand même assez ambitieux, je me suis dit que je n’avais pas droit à l’erreur. D’abord au plan historique.Il fallait que tous les faits historiques soient vérifiés. La deuxième chose, c’était sur le plan de l’écriture parce que dire des choses atroces telles qu’elles se sont passées, le napalm, les tortures, c’est horrible! Je ne pouvais pas les décrire comme elles se sont déroulées. Il fallait transcender cela par l’écriture. Vous savez, quand on lit des tragédies grecques où il y a les pires des choses qui se passent, les parricides, les matricides, etc. et pourtant, c’est très beau parce que c’est de la littérature, c’est de la création. Je crois que c’est ça que j’ai gardé en tête durant toute la rédaction de ce texte.
L’Expression : On ne peut faire l’impasse sur cette question. Récemment, s’est tenu le Salon international du livre de Paris qui a été consacré au 60e anniversaire d’Israël. Il se trouve que vous êtes un des rares écrivains algériens à ne pas avoir boycotté ce Salon. Pourquoi ce choix? D’autant qu’avec ce livre, un peu brûlot, sorti donc à l’occasion du Salon - c’est un peu provocateur de votre part - Est-ce finalement votre réponse (ce livre) à vos détracteurs?
Maïssa Bey : J’ai toujours refusé de répondre à cette question. Car il y a des propos qui ont été rapportés et déformés sciemment. Je le sais. Mais comme vous le dites, c’est tout à fait ça. Ma réponse est que je suis écrivaine. Ma seule réponse, c’est ce livre-là.
Propos recueillis par O. HIND

dimanche 11 mai 2008

Boualem Sansal : Le village de l'allemand ou le journal des frères Schiller Gallimard janvier 2008

Boualem Sansal : Le village de l'Allemand ou le journal des frères SchillerCe livre est-il vraiment basé sur une histoire authentique, comme l'affirme son auteur ? Son propos se résume-t-il vraiment à vouloir comparer l'islamisme au nazisme ?

À la première interrogation, je réponds sans hésiter que ça n'a aucune espèce d'importance. Que ce soit vrai ou pas n'enlève ni n'ajoute rien au roman. Par contre, pourquoi Sansal a-t-il besoin de cette affirmation non démontrée pour présenter son roman ?

À la seconde question, je dois dire que je me suis demandé, tout au long de la lecture de ce roman, si je lisais bien le même ouvrage que tous ces auteurs des commentaires divers et variés s'étalant à longueur de colonnes sur cette similitude entre islamisme et nazisme et s'indignant avec force, dans un débat passionné auquel Boualem Sansal prête le flanc, comme le montrent les deux vidéos que l'on peut visionner à la suite de cet article. À croire que lui-même passe à côté de son propos !

Chacun jugera, mais j'ai tendance à penser que cette histoire n'a rien à gagner à l'exagération, à la caricature, sinon une certaine conception du marketing, si loin des ambitions littéraires. Si le village de l'Allemand existe vraiment, pourquoi ne pas le nommer ? Pourquoi l'avoir appelé Aïn Deb (la source de l'âne) et se contenter, sans autre précision, affirmer y être allé, il y a vingt ans et avoir découvert cette histoire assez incroyable ? Jusqu'à présent, aucune recherche n'a abouti... De la même façon, asséner que de nombreux nazis étaient venus gonfler les rangs de l'ALN, sans fournir de chiffres vérifiables, est quand même un peu court, lorsque l'on touche à des questions aussi sensibles. J'aimerais bien lire l'avis des historiens sur ces questions.

Je m'en tiens donc à ce que j'ai lu, en mettant de côté ce qui a envahi la scène médiatique, puisque c'est d'un roman que l'on parle. Nous entrons dans cette histoire par le biais de deux journaux écrits par deux frères : Rachel, l'aîné et Malrich, le plus jeune. En fait chaque chapitre est constitué de l'un ou de l'autre des deux journaux. Les deux frères sont nés d'un père allemand, Hans, et d'Aïcha, une mère algérienne. Ils vivent en France, chez un oncle, alors que leurs parents sont restés au pays.
Rachel (contraction de Rachid et Helmut), cadre aisé dans une grande multinationale, découvre que son père a servi dans l'armée allemande, dans les camps d'extermination, lors de la seconde guerre mondiale et a rejoint, plus tard, les combattants de l'ALN, lors de la guerre de libération en Algérie. Marié à Aïcha, converti à l'islam, le moujahid Hassan a des enfants et devient le cheikh respécté du village d'Aïn Deb.
Lors de la décennie noire, le village est massacré et les frères Schiller perdent leurs parents. C'est à cette occasion que Rachel qui est allé au bled découvre une boîte qui contient le terrible secret. À l'aide des documents qui s'y trouvent, Rachel refait le chemin accompli par son père pour comprendre. Il va être totalement détruit.
Son frère Malrich (contraction de Malek et Ulrich), sorti très vite du système éducatif et vivant de petits trafics, habite chez son oncle Ali et sa tante Sakina, en banlieue parisienne. Il découvrira ce terrible secret à la mort de son frère, suicidé un 24 avril comme ses parents pour expier des crimes de son père. Il fera lui aussi, à sa façon le chemin suivi par son père et éprouvera aussi la culpabilité. Il reste le plus positif des deux : « un jour je retournerai… et je raconterai l'histoire de Hans… je dois dire la vérité, dans la tête des enfants, elle fera son chemin ».

C'est sur ce fond tragique que Sansal aborde les questions sensibles :- le parallèle entre l'islamisme et le nazisme,- la culpabilité des descendants des criminels de guerre,- la Shoah,- la situation des banlieues françaises dans lesquelles vivent notamment des Algériens et des beurs rejetés par la France et livrés aux activistes islamistes.

L'auteur force le trait sur ce rapprochement entre islamisme et nazisme. Il a tort car en caricaturant, il décrédibilise son propos. Les cités quelles que soient les difficultés ne sont pas des camps de concentration, pas plus que l'Algérie, même si on ne peut que souhaiter une vie meilleure au peuple algérien. Ceci étant dit, ces aspects sont très loin d'être l'essentiel du roman qui est plutôt à chercher dans une étude minutieuse de la culpabilité vécue par les deux frères, chacun à leur façon. Voici, par exemple ce que dit Rachel : « Se découvrir le fils d'un bourreau est pire que d'avoir été soi-même un bourreau. Le bourreau a ses justifications, il s'abrite derrière un discours, il peut nier, il peut crâner, revendiquer son crime, que dis-je son ministère, et affronter fièrement la potence, il peut se cacher derrière ses ordres, il peut se sauver, changer d'identité, se construire de nouvelles justifications, il peut s'amender, il peut tout.Mais le fils, que peut-il, sinon compter les crimes de son père et traîner le boulet sa vie durant ? (...) Tu n'avais pas le droit de vivre, tu n'avais pas le droit de nous donner la vie, cette vie je n'en veux pas, elle est un cauchemar, une honte indélébile. Tu n'avais pas le droit de fuir, papa. (...) Hans Schiller, sois maudit ! » On peut regretter que cette analyse s'arrête à l'individu et que Boualem Sansal ne traite, à aucun moment, le problème sous l'angle du collectif. Il y avait là, l'occasion de donner plus de force encore à son roman.


Par contre, à travers Rachel, Sansal décrit, avec une minutie louable, les mécanismes de l'extermination des juifs. De ce point de vue, son roman trouve un souffle impressionnant et permet de rendre tout à fait crédible la démarche de Malrich qui, à son tour, va se saisir de cette histoire pour se hisser à un niveau de conscience remarquable, eu égard à son parcourt chaotique.

Enfin, même si je souligne la qualité de ce récit, je n'ai pas retrouvé le Sansal qui m'a ébloui avec Le serment des barbares et Harraga. Son style est plus sobre et ne donne pas lieu aux grandes chevauchées auxquelles il nous a habitués.

En résumé, c'est un bon roman, mais pas le meilleur de ceux qu'il a écrit.

Deux vidéos de l'interview de Boualem Sansal
accordée au Nouvel Observateur