Moments Retour à Constantine Mai 2004

En 1984, lors de mon premier retour à Constantine, en plein mois d'Août, accompagné de mes 3 enfants, dont le plus jeune (3 ans) avait une otite, et de mon épouse qui ne supporte pas la chaleur, disposant de peu de temps, je n'ai pas pu retrouver un bon nombre de choses. Pourtant, j'ai eu le bonheur de retrouver mes anciens voisins et de revoir mon ancienne maison ainsi que celle qui m'a vu naître.
C'est donc avec une certaine frustration que j'en suis parti et, dès lors, ma décision était prise : j'y retournerai seul pour retrouver des moments, des sensations, de lieux...
Mes enfants se sont souvenu de cette résolution, d'autant plus que je n'ai eu de cesse d'affirmer haut et fort, au fur et à mesure que l'heure de la retraite arrivait, que ce serait mon premier voyage de cette nouvelle vie. C'est ainsi qu'ils ont eu la délicate et généreuse idée de m'offrir ce voyage, oh combien important, lors de la petite fête qui marquait ma cessation d'activité professionnelle.
Les moments que je vais lister ci-dessous, si je les retrouve, ce sera grâce à eux et je ne les en remercierai jamais assez.
Je ne serais pas complet si je ne disais pas que mon épouse a toujours conçu ce retour solitaire avec sérénité et qu'elle s'est joint à mes enfants pour faire en sorte que ce retour aux racines soit une réussite. Qu'elle soit elle aussi remerciée pour tout ce bonheur.

Moments de liberté, pendant cette sale guerre : la rue Rouhault des Fleury que j'arpentais de temps en temps, quand l'imagination était au pouvoir !, avec mes voisins de terrasse plus vieux que moi de 3 ou 4 ans. Inévitablement nous échouions dans ce café qui avait la magie des endroits où on trouvait des flippers et des baby foot et où la jeunesse du quartier St Jean se retrouvait. J'avais droit à ma pièce pour tâter de la bille en acier, pendant que mes amis se livraient à leur sport favori : la drague...

Moments de liberté encore, à l'occasion de l'inévitable messe du Dimanche matin qui n'avait pour avantage que de me permettre d'être seul dans les rues du Koudiat. Nous nous retrouvions derrière le Sacré Cœur, à l'insu de nos parents et du Chanoine Dagon pour fumer notre mélia et nous livrer à quelques bagarres mémorables...

Moments d'autonomie, lorsque je faisais le trajet école Victor-Hugo, rue des Frères Durand, en faisant des détours de jeux : noyaux, capsules ou billes selon la saison, jouer avec les ascenseurs des immeubles du Koudiat, déambulations dans les rues du plateau du Koudiat et explorations aventurières des souterrains, aujourd'hui surplombés par un grand bâtiments des Postes et télécommunications, à côté du musée qui allaient avec leur dose de senteurs pas très agréables...

Moments de nostalgie, ceux qui me voyaient au bras de ma grand mère me promener dans les allées du jardin public ou, mieux encore en compagnie de mes parents, sur la Place de la Brèche conduisant mon cyclorameur...

Moments d'excitation folle, lorsque le side car de mon père m'attendait à la sortie de l'école : c'était le signal d'une visite chez des amis qui habitaient à côté du dépôt des CFA (à l'époque). La cerise sur le gâteau, c'était lorsque j'avais droit à la place arrière de la moto, signe que je n'avais pas trop mal travaillé en classe...

Moments de joie, à la bonne saison, avec la perspective de la route vers Skikda, Philippeville à l'époque, pour aller retrouver la grande bleue et la plage de Stora : Palmes, masque, tuba et des apnées salées inoubliables...

Moments de découvertes multiples, à l'occasion des commissions accompagné par ma maman, mais mieux encore seul pour aller chez l'épicier du coin qui était Tunisien ou chez le marchand de légumes ou le droguiste qui étaient des mozabites, réputés pour leur sens du commerce...

Moments de liberté, les rares fois où je pouvais faire du vélo, dans ma rue, avec quelques échappées interdites dans le quartier...

Moments de peur aussi et ça n'était pas rare. Ils constituaient le quotidien. C'était devenu la banalité. Mais pour un petit garçon ça marque longtemps. Encore aujourd'hui, à 56 ans !
C'est ainsi que je ne peux toujours pas assister à un feu d'artifices ou à entendre des explosions de pétards. Je rentre dans des rages folles, lors des manifestations ou certains se croient très offensifs en jetant des pétards dans les soupiraux ou les cages d'escaliers des maisons. Ça m'est carrément insupportable !
Je me souviens aussi que pendant très longtemps je ne pouvais pas me promener dans les rues sans me retourner fréquemment, surtout à la tombée du jour ou de nuit, de peur d'être suivi.
Longtemps j'ai imaginé, dans mon lit, des individus forçant notre porte. La suggestion était si forte que j'entendais les bruits de serrure, je voyais les loquets animés !

Moments d'épouvante, de panique les nuits d'été surtout, lorsque dans la ruelle qui bordait ma chambre, des bruits caractéristiques d'armes se faisaient entendre distinctement puisque les volets fermés, nous laissions les vitres ouvertes pour avoir un peu de fraîcheur. Panique incontrôlable qui m'amenait inévitablement à réveiller mes parents qui me rassuraient en arguant des barreaux qui garnissaient toutes les fenêtres... Il n'était pas rare que j'entende le bruit des courses désespérées des prisonniers qui s'échappaient de la prison voisine...

Moments de peur encore lorsque les charges de plastique explosaient à intervalles réguliers, la nuit. Je me souviens encore très précisément de celle qui a détruit la demeure de voisins musulmans, face à la terrasse : nous étions à table, c'était le soir et la nuit tombait. Soudain un souffle assourdissant et la fenêtre de notre cuisine qui vole en éclat, puis l'odeur âcre de l'explosion mêlée à celle du début d'incendie...

Moments de crainte et de fascination lorsque les bérets rouges investissaient la rue lors des manifestations arabes au cimetière musulman voisin.
Fascination des armes bien entendu, comme tout petit garçon, mais fascination malsaine, car nous étions élevés dans une atmosphère extrémiste.
Je n'oublierai jamais, peu avant la fin de la guerre, ce manifestant grimpé tout en haut d'un cyprès et lâchement abattu par un tireur d'élite, sous mes yeux d'enfant qui comprenait enfin que les armes sèment la mort.
Il a fallu ce corps dégringolant de cet arbre pour que je réalise et laisse de côté définitivement tout sentiment de fascination devant une arme...

Châteaubernard, le 10 Mars 2004

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