Préparation du voyage Mon retour à Constantine - Mai 2004


Ma correspondance Internet me prend de plus en plus de temps. Elle est essentiellement nourrie par mes échanges avec mes frères algériens et plus particulièrement constantinois.

À l'occasion de ces échanges, je vérifie qu'il reste très difficile de parler du passé, même lorsque l'on y met du tact. Cette sale guerre, celle-là aussi, a marqué bien plus que l'on croit et les plaies, malgré les apparences, ne se referment pas. La contradiction de fond est toujours là : même si on défend l'Algérie indépendante, même si on se réjouit de la Révolution algérienne, du moment qu'on remue l'Histoire et que l'on met à jour des choses qui dérangent, a fortiori si on est français, certains se saisissent de l'occasion pour brouiller les pistes et enterrer le débat démocratique, seul capable pourtant de « tirer » les nouvelles générations vers un combat pour la démocratie en Algérie, d'enlever l'idée de la tête des générations plus anciennes que le passé était loin derrière et qu'il ne méritait pas qu'on se retourne.

Je suis persuadé qu'aujourd'hui mon pays, l'Algérie, paie très cher l'erreur qui a consisté à :

  • quasiment faire « table rase du passé »
  • officiellement laisser les jeunes générations dans l'ignorance de l'origine de leur liberté
  • faire comme si, sous prétexte d'un puissant mouvement de libération du pays, l'essentiel était fait avec un Pays souverain, alors qu'il restait à donner à cette terre une identité politique, à installer des choix économiques, à préserver les droits de tous les citoyens, à bâtir une Algérie prospère, vivant de ses nombreuses richesses et de ses traditions.

Faut-il se lamenter des impasses qui ont été opérées ? Faut-il ensevelir les mauvais choix, les utopies ? Je ne le pense pas. La force d'un Peuple est de tirer les leçons du passé. Ça paraît banal, convenu, mais il est bon de le rappeler.

En Août 1984, lors de mon premier retour au Pays, j'avais déjà pu me rendre compte combien ces questions pesaient sur l'avenir de l'Algérie. J'ai multiplié les contacts, durant un mois, avec des milieux très différents. Il en ressortait toujours la même chose : les algériens, dans leur ensemble, n'avaient plus d'Histoire : soit parce qu'ils ne voulaient pas en parler pour les plus anciens, soit parce qu'ils l'ignoraient pour les plus jeunes ou, pire encore, parce qu'ils la balayaient d'un revers de la main pour toute une bande de privilégiés, gravitant autour de l'armée et des affaires, pour qui la seule Patrie était, de leur propre aveux, l'argent, surtout celui qui résultait du trafic et qui enterrait un peu plus chaque jour l'Algérie. Cette dernière catégorie est sans doute celle qui m'a le plus inquiété. J'ai aussi réalisé à son contact, combien la France avait de responsabilité dans l'état pour le moins précaire de l'Algérie.

Toujours à cette époque, j'ai fait des rencontres édifiantes, au grès de mes déambulations constantinoises. C'est ainsi qu'alors que je descendais la rue Rouhault des Fleury, celle aux arcades que l'on nomme maintenant rue Abdane Ramdane, porté par une force invisible, je me suis arrêté devant l'étal bien garni de ce qui fut un de mes rendez-vous secrets préféré : mon ex marchand de beignets. La boutique était la même, au carreau de faïence blanc et bleu près ! Les Zlabias étaient toujours présentes, en bonne place et mon envie était intacte. Sans doute que mes yeux brillaient, pas seulement par les larmes de bonheur, mais aussi par le souvenir sirupeux de ces friandises irrésistibles. L'odeur des beignets me rappelait mon enfance et mon attirance systématique vers cette tentation à chaque sortie de l'école, lorsque je descendais les escaliers venant du Coudiat-Aty et que je reniflais ces effluves bien familières. Il m'arrivait assez souvent de m'arrêter soit parce qu'une pièce de 5 F traînait dans mes poches, soit parce que je m'étais appliqué à chaparder cette somme dans le porte monnaie de maman en vue de cet usage ou, plus tard, de l'achat d'une cigarette « Mélia », sous les arcades, un peu plus haut, ou encore lors du crochet fait par le chantier que dirigeait mon grand père, derrière le sacré cœur et qui se trouve être aujourd'hui l'Hôtel des finances, crochet quelque peu intéressé puisque je savais qu'en principe je récoltais quelques fonds au passage et même que les jours de paie, le grand patron Alessandra, en rajoutait, histoire que je ne sois pas de reste puisque chacun touchait sagement son enveloppe dans l'ordre d'une file d'attente impeccable et joyeuse, me taquinant au passage.

Alors, donc que ce jeune garçon préparait ma commande, porté par l'ambiance et les souvenirs, je lui parlais de cette époque où nous étions en guerre et où je fréquentais ce lieu. Ses yeux s'ouvraient de plus en plus grands, au fur et à mesure de mes divagations. Je compris assez vite que tout cela était surréaliste pour lui et que mon discours devait lui paraître aussi hermétique que la théorie de la relativité d'Einstein ! Je ne résistais pas à l'envie de lui resituer tout ça, mais à l'évidence en vain car manifestement c'était à des kilomètres de son univers. J'espère qu'il ne m'en a pas voulu, mais toujours est-il qu'il parut soulagé de mon départ de sa boutique…

Ce sont des rencontres comme celles-ci qui, peu à peu, m'ont conforté dans l'idée que je ne pouvais pas rester spectateur de ce qui se passait dans ma ville, dans mon Pays et les évènements ultérieurs n'ont fait que confirmer ce sentiment.

C'est sans doute de ces méandres qu'est née l'idée de faire quelque chose à mon niveau pour mon Pays. C'est de là qu'est venue l'envie irrépressible de revenir à Constantine pour aller à la quête de ma véritable identité. C'est aussi une des raisons qui m'ont petit à petit dirigé vers cette idée de festival de musiques du Maghreb que je suis en train d'organiser, persuadé que la Culture était un vecteur puissant d'identification, de tolérance, de connaissances, de débats démocratiques et de connaissance des peuples.

À l'approche de ma retraite, le contact avec les milieux artistiques aidant, je n'ai plus eu qu'une seule idée : concilier retour au pays, dès ma première année de retraite et organisation de ce festival.

Depuis, ma vie s'organise autour de ces deux pôles qui n'en font qu'un et je ne cesse de découvrir des nouvelles personnes, de nouveaux horizons, de nouveaux espoirs, des perspectives toutes neuves et enthousiasmantes.

Mes rencontres, essentiellement par l'intermédiaire du Web, me font découvrir ou redécouvrir des amis. C'est ainsi que par le biais du site de Serge Gilard qui fait référence sur Constantine, j'ai retrouvé Jean-Claude Pons, un ami d'enfance que j'avais perdu de vue depuis cinquante ans, alors que nous étions nés dans la même rue, l'un habitant en face de l'autre ! C'est ainsi que par un beau jour de février on s'est retrouvé autour d'une table pour nous apprendre à nouveau et avoir le plaisir d'évoquer notre voyage commun vers la cité du Rhumel.

C'est ainsi encore que j'ai partagé des émotions avec Nadira, exilée aux États Unis, si loin de sa terre natale, avec Riad qui habite à Vannes et pour qui Constantine est incontournable, avec Bader qui nous attendra à l'aéroport, fort de la connaissance de sa ville et de sa générosité.

C'est aussi comme cela que j'ai fait la connaissance de Najia Abeer, née la même année que moi, Professeur d'anglais et Auteure, constantinoise militante, habitant actuellement Alger qui a écrit un superbe livre sur sa jeunesse à Constantine : « Constantine ou les moineaux sur la murette ». Najia qui devient une amie que je vais rencontrer au mois de Mai, à Constantine, avec qui je m'apprête à passer des moments émouvants. Najia, la généreuse qui se met au service de mon projet et qui s'enthousiasme autant que moi… Najia, avec qui je peux parler de tout et avec qui j'ai à présent de plus en plus de complicité.

La liste s'allonge chaque jour et continuera ainsi, tant que « Les Amis de Constantine " existeront. « Les Amis » qui rêvent de se rencontrer et plus tard d'aller tous ensemble dans leur cité. Encore un chantier pour l'avenir !
Najia, avec qui j'ai passé 2 jours, à travers la lecture de son très beau roman que j'ai enfin reçu.

Comment dire ce que je ressens ? Comment traduire des sentiments enfouis et remis au jour ? Les mots n'ont pas toujours la force de la Vie et pourtant elle a si bien dit les choses !
Je me suis refait mon parcours en parallèle avec le sien, puisque nous sommes nés la même année, et tout ce que tu dis, Najia, est juste, fort et sans fard. Simplement, tu t'en doutes, en ce qui me concerne les influences étaient ailleurs et, tu le sais bien, nous n'avions pas le choix.
J'ai été très touché par la description de l'ambiance de la ville qui, au fil des années, s'est dégradée, a été empoisonnée, mais n'a jamais été tuée puisque s'il restait de bons roumis, il y avait aussi les " bons arabes ". C'est vrai qu'on en était réduit à ça et, pour nous, gamins de cette époque douloureuse, la recherche identitaire a pris des chemins dévoyés et les rigoles sur le bord de nos routes sont devenues, trop souvent, des fossés.

Dans un autre registre, j'ai beaucoup aimé les descriptions de ce que je n'ai pas vraiment connu, pour cause de guerre. J'ai, je crois enfin situé la Souika, si chère au cœur de Najia et le quartier Sidi El Djellis. Je ne dois plus me tromper en situant la Souika en contrebas de la place Lamoricière (aujourd'hui Place des Martyrs), sous Sidi Rached et Ben Djellis vers le quartier juif.
En tous cas, elle a su trouver les mots pour parler de la maison familiale qu'elle a quittée pour aller à Sidi El Djellis et, si j'ai bien compris, à Bellevue, pas loin de mon quartier St-Jean (rue des Frères Durand, actuellement Kamel Ben Djellit).
Une grande vertu de son livre est de montrer la place que doit occuper l'Histoire dans nos existences. Cette place qui a manqué à ce Peuple algérien, je l'ai constaté en 84, pour s'approprier son pays et, au-delà de la libération du joug colonial, forger une vraie identité politique. Ben Bella a vraiment fait preuve d'une naïveté coupable qui a permis le phénomène Boumédiène, qui n'a pas arrangé les méfaits subits par notre Pays, après la France.

J'ai déjà refait un bout de la route qui me conduira chez nous le premier mai et je suis encore plus pressé de te rencontrer, Najia. J'espère que tu auras le temps de me guider dans ton quartier de naissance, où je n'ai jamais mis les pieds et où j'aurais l'impression de violer une identité, si j'y allais tout seul. Une belle revanche sur la guerre, l'intolérance, la violence et les conséquences des enjeux politiciens !
Après cette lecture, je me dis que je pourrais écrire le pendant de ce que tu as fait et, peut-être, les esprits ouverts trouveraient-ils des pistes de réflexion à des questions aujourd'hui sans réponses.
Je vais l'écrire, à l'occasion de ce voyage et j'espère trouver aussi bien que toi les mots pour dire ce que nous avons tous beaucoup de mal à exprimer.

Tu m'as donné de la force et de l'espoir et je me dis que si le destin l'avait voulu, je serais de ceux qui peuplait cette murette...

Châteaubernard, le 8 Mars 2004

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