vendredi 11 juillet 2008

Fanny Colonna et Christelle Taraud, « La minorité européenne d’Algérie (1830-1962) : inégalités entre « nationalités »


Intervention de Fanny Conna et Christelle Taraud


colloque de L’ENS LSH – Lyon Juin 2006


Visionner la vidéo de la communication
de Fany Colonna et Christelle Taraud


Fanny Colonna et Christelle Taraud, « La minorité européenne d’Algérie (1830-1962) : inégalités entre « nationalités », résistances à la francisation et conséquences sur les relations avec la majorité musulmane », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007« Les guerres sont faites pour être gagnées. Or, celle-ci, nous l’avons perdue. »



(Enfants de collabos, film, France 2, 11 juin 2000)


« Aussi n’est-il pas excessif de soutenir que les Français d’Algérie n’ont pas perdu, contrairement à ce qu’ils croient pour la plupart, la guerre contre les Indépendantistes mais que, au fil d’une suite de bifurcations insues (dont quelques acteurs chaque fois étaient conscients), ils ont perdu une série de batailles et finalement une vraie guerre contre le système colonial lui-même. Car, tout comme le peuple soumis, ils ont été eux-mêmes soumis à la loi du système, lequel d’ailleurs s’inventait au coup par coup et non selon un plan à long terme machiavélique. »
(Fanny Colonna, séminaire, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-en-Provence, 2000

Introduction
L
iant sociologie et anthropologie historiques, ce travail sur les Européens du Maghreb, commencé depuis presque deux ans maintenant[1] croise clairement un certain nombre de demandes présentes dans le texte de présentation de ce colloque : son appel à l’ensemble des disciplines des sciences sociales et donc à l’interdisciplinarité ; son regret de l’entropie franco-française et franco-algérienne et son désir d’y intercaler les travaux de collègues non-francophones et en particulier anglophones. Il semble en effet évident, à la lecture d’un certain nombre d’ouvrages, que le renouvellement des problématiques, dans une perspective interdisciplinaire vivifiante, est en cours. Ainsi, Julia Clancy-Smith tout en nous proposant une critique très historienne de « cette approche binaire entre les deux catégories mutuellement exclusives de rulers and ruleds, de colonisés et de colonisateurs ; de cette curieusement monotone discussion a/s de la rencontre coloniale où il n’y aurait d’espace discursif que pour une Europe monolithique engagée contre des “natives” également monolithiques [...] » nous rappelle cependant, dans le même temps, que le peuplement européen en Tunisie et en Algérie « n’a jamais constitué une seule communauté mais plutôt, une mosaïque querelleuse et sans règles, de groupes en compétition porteurs de normes culturelles dissemblables et jouissant de privilèges politiques différents ». De la même manière, elle parle de « la complexe intégration des peuples méditerranéens, “colonies dans la colonie” » et du fait que les principaux cultural brokers entre l’Europe et le Maghreb furent ces Méditerranéens transplantés - souvent très pauvres - durant l’épisode colonial[2]. Ce que moult recherches microhistoriques sur le local et sur les villes algériennes tendent à confirmer aujourd’hui.



Les Français d’Algérie, une histoire « illégitime »
Un constat tout d’abord, en apparence seulement hors sujet : même si la production de fictions littéraires sur l’Algérie coloniale est pléthorique, elle manque cruellement de grandes œuvres à portée universelle. Aucun texte, par exemple, de l’envergure d’Autant en emporte le vent. Les quatre romans de Jules Roy sur le xixe siècle n’en tiennent malheureusement pas lieu. Les grands événements qui auraient pu faire « épreuve » comme les deux conflits mondiaux n’en ont pas produit non plus alors, qu’en contrepoint, on trouve le chef-d’œuvre de Tsirskas - Cités à la dérives - sur l’engagement - raté - de la communauté grecque d’Égypte face à la progression des Italiens et des Allemands au Moyen-Orient. Albert Camus aurait pu prétendre, pour l’Algérie, à occuper cette place mais, en relisant Le premier homme, on se dit que ce texte, très émouvant, reste - tant l’invention des personnages algériens proprement dits est maladroite et artificielle - une esquisse incomplète. Ce constat révèle, selon nous, un symptôme important : cent trente ans d’algérianité n’ont pas produit un véritable univers de chair et de sang qui, comme les romans russes du xixe siècle ou ceux, plus proches de nous, de la communauté blanche d’Afrique du Sud ou de Rhodésie[3], soit capable de parler en même temps au-delà de ses propres frontières et sur ses propres limites.

Ce constat peut, par ailleurs, se lire sur fond d’ignorance - laquelle est rarement évoquée en tant que telle. On sait, en effet, réellement très peu de chose, en termes problématisés, sur les Français d’Algérie en tant que société(s) - sans doute faut-il ici parler au pluriel, on verra plus loin pourquoi - malgré l’énorme masse bibliographique, tous genres confondus, fictions et essais, que la fracture de 1962 a déclenchée depuis les pages archischématiques que Pierre Bourdieu consacre à ces Français, en 1961, dans sa Sociologie de l’Algérie[4], sorte de vision au téléobjectif dépourvue d’empathie et de sens de la diversité dont il fait pourtant montre pour les « autochtones » - pensés comme Kabyles, Chaouias, Mozabites, Arabophones, etc. ; à la légèreté incroyable d’un chapitre d’ouvrage intitulé « Cultures et métissages en Algérie », paru en 2005 chez L’Harmattan, dans lequel les Européens d’Algérie sont rattachés à une « identité orpheline » - sur le modèle de la « maladie orpheline », c’est-à-dire « génétique, inclassable et condamnée à une issue fatale »[5]. On peut difficilement mieux trahir un inconscient darwinien ! Entre ces deux tentatives, pas totalement isolées[6], aucune preuve d’une réelle avancée, y compris sur la question centrale de cette ignorance qui n’a pas non plus gagné en consistance. Une ignorance qui rend pourtant pathétique et inutile tout le travail d’autojustification et de dénégation que charrie justement la masse bibliographique évoquée à l’instant. Cette « masse » qui rend sourd, sceptique, incrédule, désarmé au mieux parfois, mais qui résiste de plus en plus mal aux arguments et fragments de vie que les témoignages véhiculent. Ces deux symptômes - littéraire et sociologique - ne seraient en fait, que les deux faces occultées d’un même problème. Ils parlent, tous les deux, d’un « peuple » devenu ou rendu « illégitime » aux yeux du monde mais aussi à ses propres yeux. Il sera donc question ici d’une histoire « illégitime », de « bons » et de « mauvais “objets” » et, d’abord, d’une double illégitimité, politique et historiographique.



Il y a en effet, concernant l’Algérie tout du moins[7], une histoire légitime, celle des Algériens, dans l’acception actuelle du mot. Encore bien lacunaire, très dominée par des paradigmes politiques et même policiers, par la tyrannie des sources officielles, par des périodisations imposées, par la désaffection actuelle de l’objet Maghreb en faveur du Moyen-Orient, cette histoire légitime se renouvelle pourtant à grands pas grâce à des travaux discrets et de qualité. Si on ne considère que les xixe et xxe siècles et le seul point de vue de la légitimité « politique » - jamais négligeable en histoire - on peut dire que cette histoire tient sa force passée, présente et à venir de ce qu’elle se donne justement comme tache d’approfondir les formes de la violence coloniale faite au(x) peuple(s) conquis, y compris dans ses interactions avec la puissance dominante et avec les colons et les colonisateurs. Quant à sa légitimité « scientifique », il lui suffit d’inventer en puisant, ça et là, dans les courants historiographiques anciens et nouveaux. Beaucoup reste encore à faire malgré tout notamment sur le local dont on sait, par exemple, encore bien peu de chose mais cette histoire a cependant tout l’avenir devant elle et derrière elle, même si le moment présent est au doute car elle dispose d’un formidable événement fondateur, la guerre d’indépendance algérienne, qui va jouer, pendant longtemps encore, le rôle de 1789 dans l’extraordinaire développement de la science historique en France au xixe siècle - les réflexions sur ce thème, de Furet à Nisbeth, sont irremplaçables.



En face, si on peut dire, du côté du passé du peuplement français en Algérie, il y a la sanction de l’Histoire, une défaite et, au mieux, des occasions ratées et des exceptions, des raretés et/ou des bizarreries. Au nombre de celles-ci, un certain nombre d’actes, d’œuvres, de textes, souvent admirables, toujours intéressants, qu’on peut qualifier de résistances, au sens très large, ou de non-conformes/conformistes et qui sont plus ou moins légitimes ou illégitimes, non seulement politiquement mais aussi scientifiquement, en fonction du réseau mobilisable. Ces « îlots » - acteurs/actions - ne sont pourtant pas ou sont difficilement totalisables. Ils ne parlent que pour eux-mêmes, ne disent pas grand-chose du tissu social, de ses temporalités, de son quotidien ; ne « parlent » qu’à leurs familles de pensée ou aux « convertis » : les communistes lisent Jean-Luc Einaudi, sur Fernand Yveton, Lisette Vincent ou Maurice Laban[8], les chrétiens méditent sur les vies de l’abbé Béringuer, du curé Scotto, ou du moine dominicain, devenu évêque d’Oran, Pierre Claverie qui sera assassiné en 1996. Ces messages ont donc surtout en commun d’être peu généralisables car, récits singuliers ne péchant pas seulement par leur exceptionnalité, ils ne sont pas seulement la preuve a contrario, notamment par leur nature héroïque, de la toute puissance du paradigme holiste de la domination coloniale, ils ne font système avec rien. Ils ne relèvent ainsi ni de l’histoire sociale, allant de la masse aux singularités[9], ni de celle des mentalités qui restitue un monde à partir d’un microcosme spécifique - rien à voir avec le meunier de Carlo Ginzburg[10].



Qu’on s’intéresse, en effet, à des personnes, à des moments ou à des groupes[11], l’exercice qui consiste à tenter de donner une forme à leur existence au sein de la société dominante ne peut que parler « de segments, de cloisonnements et de factions » et, dès qu’on y regarde d’un peu près, d’« anathèmes » qui divisent non seulement cette « société » dans sa globalité, mais chacun des milieux qui cherchent à y inventer autre chose : les indigénophiles au xixe siècle et les algérianistes au xxe siècle pour ne prendre que ces deux exemples parlants. Tous ces mondes-là sont donc en lévitation, entre autre du fait de leurs pulsions segmentaristes et/ou de leurs positions segmentées. C’est précisément pour cette raison - celles de la fragmentation et de l’hétérogénéité qui ne furent pas seulement diachroniques, c’est-à-dire liées à l’histoire du peuplement, mais synchroniques, à cause, pour le dire vite, du travail des idéologies - que nous avons choisi d’entrer dans ce vaste dossier par la question des inégalités. Pierre Bourdieu était proche du but quand il parlait d’une « société à castes ». Sa métaphore est entièrement fondée concernant la fracture majeure du monde colonial, celle qui séparait les Français musulmans des autres. Mais cette fracture en cache une autre et même une pluralité d’autres - il y avait aussi le clivage pathos/pied-noir dans lequel il est tombé à pieds joints -, celles qui fissuraient cette minorité européenne qui n’était certes pas un « bloc » et ne pouvait être perçue en tant que tel - si on excepte le traumatisme fondateur de 1962. Cette question des inégalités ne peut donc être appréhendée en dehors de ce double plissement : un million de Français d’Algérie face aux neuf millions de Français musulmans ; et, dans ce million-là, des strates hiérarchisées selon des codifications subtiles qui, plus souvent qu’on ne le dit, renvoyaient et/ou côtoyaient la grande faille constitutive de l’univers colonial. Il s’agit ici de poser ces strates hiérarchisées non en elles-mêmes - quel intérêt puisque la société qu’elles fondent malgré tout n’existe plus ! - mais en les croisant avec une autre question tout à fait fondamentale : qu’est-ce qui a empêché la greffe durable, autrement que sur le mode minoritaire, erratique ou sous la forme de chapelles, de l’idée qu’un homme égale une voix dans la société blanche en Algérie, durant cent trente ans ? Ou, pour dire les choses autrement, comment expliquer qu’au milieu du xxe siècle, un peu moins d’un million de personnes raisonnablement alphabétisées et scolarisées, donc imbues des idéaux de la Révolution de 1789, soumis de fait à la cohabitation avec une population « autre » dix fois plus nombreuse, n’aient pas inventé leur propre forme de survie et, en un mot, ne se soient pas affranchies elles-mêmes du cadre colonial dans lequel l’histoire les avait placées. En 1962 encore, cette idée-là qui existait pourtant dans quelques têtes, dans quelques familles et/ou dans quelques groupes, était encore extrêmement peu répandue.



Permanence et efficacité des clivages
En 2001, une historienne aixoise, Hélène Bracco, écrivait :
Et ce que j’ai découvert, qui a été très intéressant et très nouveau pour moi, c’est qu’il y avait dans cette population une hiérarchie implacable entre les Français de souche et tous ceux qui ne l’étaient pas [...] des Européens qui avaient pourtant, s’ils le souhaitaient, reçu la nationalité française. Ils l’avaient reçue d’office en 1889 mais certains ne l’étaient pas quand je suis allée en Algérie en 1993. Ils avaient souhaité rester Italiens, Espagnols ou Maltais. Cette hiérarchie s’était établie de façon assez brutale. Le dessus du panier (je reprends les termes de quelqu’un qui me l’a dit ainsi), c’était les Européens de la Métropole, le nec plus ultra étant d’arriver d’Alsace, de l’avoir quittée pour ne pas devenir Allemand en 1870. Quand on avait la chance d’être Alsacien, c’était très, très bien. Ensuite venaient les autres Français et en dessous toute une panoplie de gens. Par exemple les Espagnols, qui dans l’Oranais avaient de petits métiers comme le ressemelage des chaussures et les femmes étaient employées de maison chez les Françaises. Ensuite il y avait les Italiens, au-dessus des Espagnols, puis les Maltais un peu plus bas et enfin tout à fait en dessous, ceux que les Européens ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir, et qu’on a vus tout d’un coup se lever et lutter pour prendre leur indépendance : c’était le peuple algérien.[12]



Il s’agit, on l’aura compris, d’un point de vue extérieur, une impression née lors d’une enquête en Algérie mais post festum. Voici maintenant, un témoignage de l’intérieur, celui de Marie-Pierre Fernandes, metteur en scène de théâtre qui vit et travaille près de Marseille. Elle écrit ceci, en 2000, dans ses souvenirs d’enfance - elle est née en 1950 et a quitté l’Algérie en 1963 :
Les Indigènes étaient différents physiquement, différents aussi dans leurs langues, ils étaient pauvres généralement, n’occupaient que des fonctions subalternes. J’étais habituée à cela, à entendre parler d’eux d’une certaine façon. Tout les montrait inférieurs et socialement ils l’étaient (pourtant). La colonisation avait produit d’autres différences dont j’étais cette fois, victime : il existait une hiérarchie des origines entre les Pieds-noirs. C’était le nom bien entendu qui disait tout de la personne. Il y avait les Français de France, c’était « la race des purs » et les autres, les Italiens, les Juifs et les Espagnols, ces derniers n’étaient pas les mieux considérés. Cela faisait un peu pauvre et vulgaire d’être Espagnol. La discrimination était bien sûr plus subtile qu’avec les Arabes puisqu’il n’y avait aucune inégalité de droits ni de dissemblances physiques entre les Pieds-noirs mais je l’ai toujours ressentie de façon nette. En réalité l’Algérie était coupée en deux, d’un coté l’Algérois, intellectuel et français avec beaucoup d’Italiens, classe légèrement un peu au-dessus des Espagnols, de l’autre l’Oranie, espagnole au point que l’on parlait la langue dans la rue, chez les commerçants. Mes grands-parents ne s’exprimaient qu’en espagnol entre eux [...].[13]


En entreprenant ce travail sur les inégalités au sein du peuplement européen - travail qui n’en est encore qu’à ses débuts -, surgit presque par hasard, la preuve microsociologique d’une dimension essentielle de la société blanche coloniale en Algérie, sa nature de société « castée », nature tellement essentielle que tous les discours communs étaient mis en œuvre pour la cacher. Certes, on savait que cette société européenne était hétérogène et inégalitaire - même en retranchant l’énorme « question indigène » -, mais pas que les traces de ses failles étaient aussi fortement imprimées dans les souvenirs des individus et des familles et, en même temps, perceptibles pour un œil extérieur, trente ans après l’indépendance. La question que pose alors le simple bon sens, est celle déjà formulée plus haut : pourquoi les différentes fractions de ce monde encore neuf et peu solidifié, mais globalement dominées, n’ont-elles pas fait cause commune avec « les damnés de la terre », les hors castes - c’est-à-dire « les Arabes » (ou assimilés) pour instaurer un autre monde où un homme égale une voix ? Hélène Bracco fait à cette question la réponse suivante :
À un moment donné toute cette hiérarchie entre Européens est tombée pour faire face contre cet oublié qu’était le peuple algérien, qui se levait pour son indépendance en 1954. Certains m’ont dit que cela leur était tombé sur la tête et qu’ils n’avaient rien compris parce que, pour la plupart, leur meilleur copain était un Algérien... Quand on vise une seule personne on peut très bien en faire son meilleur ami, quand on regarde tout un peuple, cela devient l’Adversaire.[14]
Bref rappel des inégalités « internes » au sein du peuplement européen.



L’objectif de cet article n’est évidemment ni d’accuser, ni d’exonérer qui que ce soit, mais de comprendre. De comprendre comment se sont constituées les « castes » en question - qui bien sûr n’en étaient pas vraiment, d’où le problème - en questionnant, par exemple, le cadre juridique : le décret Crémieux de 1871, le code de l’Indigénat de 1881 et la loi de francisation de 1889. Ces lois ont-elles été pensées séparément ou ensemble ? Et surtout dans quel but ? Comme un outillage juridique « machiavélique » visant exclusivement à la division des populations locales - musulmanes et juives, arabes et berbères - et à l’unification des Européens ? Pour analyser ces questions, le rapport Peyerimhoff, publié en 1906, donne plusieurs indications essentielles. Au début du siècle, en effet, les Européens sont encore majoritaires dans le peuplement - ils sont trois sur cinq - et leur natalité est toujours plus forte que celle de la population française migrante. Ces étrangers sont présentés comme étant d’« un type un peu inférieur » mais cependant « assimilables »[15]. Pourtant, dit-on alors, il ne faudrait pas que le déséquilibre numérique entre Français et Européens s’aggrave car la colonisation française elle-même serait en danger. Paul Leroy Baulieu écrit ainsi dans son livre L’Algérie et la Tunisie, publié en 1897 :
Il nous paraît utile pour la France continentale et pour les colons français qu’il y ait des Arabes en Algérie. Si l’Algérie était une terre absolument vacante, elle finirait par être entièrement peuplée d’Italiens et d’Espagnols.[16]



Les remèdes à ce danger réel ? L’école, l’armée et dans une moindre mesure l’Église vont tenir lieu, notamment dans les années 1930 à l’apogée de l’empire, de machines intégratives[17]. Cet objectif au moins sera réalisé comme le démontrent plusieurs études, de Charles-Robert Ageron à Gérard Crespo[18]. Ceci étant posé, il faut aussi s’interroger sur le succès très relatif, en fonction des différentes nationalités en présence, de la loi de 1889. Pendant une ou deux décennies, les « néo » - comme on les appelle - ne semblent pas se précipiter sur la nationalité française. Les Espagnols sont ceux qui résistent apparemment le plus, notamment en Oranie. Des observations d’état civil montrent que, quinze ans après l’instauration de la loi, nombre d’enfants sont encore déclarés Espagnols à la naissance, de parents demeurés Espagnols[19]. Cette simple constatation laisserait donc à entendre que quelque chose qu’on nommera provisoirement « le système colonial » a fabriqué des « distinctions », qui sont devenues des « inégalités », à partir de restrictions successives des droits et d’extensions des devoirs, poussant les migrants à la naturalisation - le fameux « creuset » français, le mythe de la « nouvelle race » - et ceci afin de transformer ceux qui n’étaient, au départ, que des « migrants », non pas nécessairement en « colons » mais en « colonisateurs », c’est-à-dire investis à la fois d’un « statut » et d’une « mission », au prix de coûts très élevés dont les morts des deux guerres ne sont que les plus visibles[20]. L’analphabétisme culturel et l’irresponsabilité politiques « induits » étant les dommages les plus ravageurs que ces Européens francisés aient eus à subir. Le rapport Peyerimhoff - et son arrière-fond idéologique - est, en effet, très clair sur les intentions de l’État.



De la même manière que l’on questionne les résistances à la francisation et au dispositif juridique de 1889 qui l’officialise, dans le cadre du peuplement européen, il serait aussi très utile - dans un souci comparatiste - d’étudier les réactions de la société locale et de ses élites face à la mise en place du code de l’Indigénat en 1881 ; mais aussi d’une manière plus improbable encore les liens qui peuvent éventuellement se nouer et les résistances conjointes qui peuvent s’organiser face à ce continuum de discriminations - indigénat, francisation forcée ; continuum dont on retrouve notamment des traces langagières dans le domaine éminemment problématique, au regard de la mortalité écrasante, de la contamination épidémique, de la « grippe espagnole » à la « syphilis arabe »[21]. Ici, le détour par le premier empire colonial (xviie et xviiie siècles), et par les provinces françaises du Canada, pourrait s’avérer essentiel tant la proximité avec ce qui se passe en Algérie, à partir de 1830, est évidente du côté français : utopie d’une race nouvelle meilleure que celle du sol natal, puis soupçons de corruption au contact des Amérindiens, d’où une évidente désaffection au moment de la guerre de Sept ans (1756-1760) que la France mène et perd contre l’Angleterre[22]. De la même manière, dans les possessions françaises du nord de l’Afrique[23], les fusionnistes pensent un temps construire un peuple à part, un peuple qui « régénérerait » - et non annexerait - l’Orient. Ainsi, Pélissier de Reynaud préconise-t-il clairement, pour favoriser le phénomène de l’endosmose, la généralisation des mariages mixtes dans le but d’une « fusion des communautés » qui verrait l’émergence d’un peuple nouveau.



Dans ce contexte, un autre champ d’application de l’« aventure coloniale » reste d’autant plus étrangement en suspens que l’Algérie est indubitablement « la » colonie de peuplement de l’empire français. Cette question est celle, complexe et occultée, des femmes européennes et des rapports sociaux de sexe qui, notamment dans la question des mariages mixtes préconisées par Pélissier de Reynaud - il s’agit ici de « partager » les femmes, mais qui partage qui ? et selon quelles modalités -, est évidemment incontournable. Il y a, en effet, au début de l’Algérie coloniale non seulement un rapport de domination de « race à race » mais aussi évidemment de « sexe à sexe » - hommes/femmes et colons/colonisés. Dans certaines nationalités, et à certains recensements, les Européennes sont ainsi plus nombreuses que les hommes - le « phénomène Bécassine » bien connu en France métropolitaine - touche en Algérie plus particulièrement les Italiennes et les Espagnoles - qui conduit la fille aînée d’une famille à se placer, en ville, chez les bourgeois. Ce qui pose le problème de la migration au féminin et des raisons de cette migration ? Ce qui pose aussi, par extension, la question d’une présence - importante ? - de femmes célibataires ou veuves - avec ou sans enfants - qui sont venues en Algérie seules - c’est-à-dire sans la protection d’un homme ? Que sont devenues ces femmes après leur arrivée ? Comment ont-elles subvenu à leurs besoins - il faut ici questionner le rôle du travail ancillaire dans l’économie coloniale ? Comment ces Européennes, le plus souvent très pauvres, deviennent-elles ensuite Françaises ? Par mariage ? Par démarche personnelle ? Leur taux de scolarisation différentiel - très bas - est-il un indicateur du nécessaire détour par la stratégie matrimoniale ? Ce qui est troublant ici - et ce qui est avéré par les enquêtes orales et familiales[24] - c’est, qu’en cas d’intermariage - homme français / femme espagnole, italienne ou maltaise -, aucune transmission des langues et coutumes, hormis parfois la cuisine, ne s’effectue dans la descendance. La disparition de la langue d’origine dans la nouvelle famille - notamment de l’espagnol du fait du nombre apparemment important des mariages mixtes franco-espagnols - est donc relativement courante comme, en cas de naturalisation, l’abandon de l’identité individuelle, familiale et nationale de la femme épousée. La francisation des prénoms apparaît ainsi systématique autant chez les Européennes - Franchesca devient Françoise, Enriqueta, Henriette - que chez les Juives - Sultane, Reine. À noter aussi que l’endogamie de « nationalités » reste très forte, a fortiori lorsqu’elle concerne des Françaises. À Khenchela par exemple une fille corse ne pouvait épouser un Italien ; ce qui sous-entendait que les Corses - qui étaient pourtant loin d’avoir bonne presse en métropole - se trouvaient plus hauts que les Italiens dans la hiérarchie coloniale. De manière générale, la question de la sexualité licite (mariage) et illicite (prostitution), à l’intérieur de la communauté européenne - en tenant compte de toutes les hiérarchies, y compris celles qui interagissent au sein même du peuplement français - et entre cette dernière et les populations locales, reste trop souvent mésestimée dans les analyses. Sur cette question, on se reportera aux nombreux articles de Christelle Taraud et également à son livre La prostitution coloniale : Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962)[25].



Cet arasement du local et du particulier - loin d’être nouveau dans le contexte français[26] - s’est aussi construit, très pragmatiquement, sur un déni de la diversité physique et culturelle méditerranéenne dont on s’est d’ailleurs bien gardé de conserver la trace. Il est en effet tout à fait révélateur du phénomène que la seule communauté qui ne soit ainsi pas documentée photographiquement en Algérie, contrairement aux milieux musulman et juif, tous les deux très représentés dans les corpus, soit celle des Européens. Cette absence récurrente d’images constituées en fonds - sur le mode « ils » et « elles » ne sont pas « pittoresques » - est tout à fait signifiant car, comme le montrent les notations visuelles de Montherlant dans Un assassin est mon maître et cette description sur les Maltais et les Mahonnais du Guide Piesse datant de 1885 :
Le Maltais ou l’Anglo-Maltais s’est implanté en Algérie depuis notre conquête. La langue arabe qui est la sienne, les langues anglaise, française, italienne qu’il baragouine, le rendent presque indispensable dans les rapports de chaque jour [...]. Le Maltais est généralement reconnaissable à son pantalon serré aux hanches et large de jambes, à sa chemise bleue comme son pantalon, à son bonnet brun en laine, qui recouvre une chevelure rasée par derrière et flottante en longs tire-bouchons sur les joues. Le Maltais est de taille moyenne, bien moulé, nerveux et brun : c’est un Arabe chrétien [...]. Les Mahonnais s’adonnent à la culture maraîchère. Quant aux huertolanos ou jardiniers des provinces de Murcie, de Valence et de l’Andalousie, c’est généralement dans la province d’Oran qu’ils viennent se fixer. On les y retrouve avec le costume qui est resté arabe, sauf de légères différences : caleçons fort larges et ceintures très apparentes, sandales de cordes, mouchoir sur la tête, quelquefois un chapeau, gilet croisé à boutons de métal, et enfin la couverture dans laquelle le dernier mendiant sait se draper si orgueilleusement [...].[27]



La « bigarrure méditerranéenne » est précisément, au moins jusqu’au début du xxe siècle, consubstantiellement marquée non seulement par son caractère pittoresque mais aussi par sa proximité évidente avec les « Arabes ». À cette proximité très encombrante et problématique, produit d’une longue histoire commune, s’ajoute le fait que les Européens d’Algérie - comme le montrent leurs presses, leurs associations, leurs actions politiques au xixe siècle et leur présence au sein du Parti communiste algérien (PCA) et des syndicats, leurs rapports avec les nationalistes algériens au xxe siècle - ont fait preuve, dans le contexte de la montée des nationalismes puis des fascismes en Europe, d’une certaine hostilité vis-à-vis de l’État français - questions de la Lombardie et de la Vénétie, guerre d’Espagne par exemple -, hostilité qui s’est parfois, localement, traduite par des émeutes et des révoltes. Par ailleurs si, comme nous l’avons vu plus haut, la colonisation a été une affaire de « sexe à sexe », il va sans dire qu’elle a aussi été, peut-être beaucoup plus souvent qu’on ne le dit et pas seulement au xixe siècle où les « mauvais colons » plantaient des arbres de la liberté et fraternisaient avec les populations locales contre l’armée - une affaire de « classe à classe ». La pauvreté a, en effet, collé à la peau de très nombreux « petits blancs » du Maghreb, dans les villages et les petites villes éloignées de la centralité où ils vivaient à l’écart de la « société » coloniale, dans des bidonvilles que leur louaient les colons français[28] mais aussi dans les quartiers métissés des grandes agglomérations urbaines (Bab el Oued à Alger, Sidi el Houari à Oran, Sidi Mabrouk à Constantine, la Petite Sicile à Tunis, le Maarif à Casablanca, etc.)[29] où la cohabitation avec les Français musulmans était, au moins jusqu’à la fin des années 1920, tout à fait banale et quotidienne.

Au regard de ce qui vient d’être dit, on comprend la nécessité vitale, de la part de l’administration coloniale française, de naturaliser ces Européens au travers d’une politique offensive - dont la loi de 1889 n’est probablement que la partie immergée - visant à faire du « Français coûte que coûte ». Si l’on ne connaît pas encore l’ensemble des ressorts (individuels et collectifs, psychologiques et politiques, etc.) mis en œuvre pour parvenir à ce résultat, on connaît le résultat lui-même avec la « sanction de l’Histoire » de 1962. Finalement ces Français d’origine européenne partent presque tous pour la France[30], pays que la plupart d’entre eux ne connaissent pas et sur lequel ils posent le pied pour la première fois, l’identification avec les « Français » - où joue évidemment le rapport « race à race » - étant plus forts que la relative proximité avec les « Arabes ».



Conclusion
« Affronter ces “mauvais objets” dont le souci insiste et dont l’accès se dérobe pourtant à toute voie royale, pour maintenir ainsi ouverte, avec les blessures de l’intolérable, les questions qui donnent sens à l’œuvre. » (Jacques Rancière, 2000)


Bien sûr il serait absurde d’imaginer un livre qui ferait la synthèse de toutes les entrées qui viennent d’être énumérées ici notamment parce qu’il ne serait que la mise ensemble de ce que l’on sait déjà de sources traditionnelles diverses. Certes Albert Camus disait, à propos des Français d’Algérie, que « ce peuple n’a pas d’âme parce qu’il n’a pas de passé » mais il n’est pas certain, justement du fait de sa fragmentation, que tous et même beaucoup se reconnaîtraient dans une telle entreprise. Il semble d’ailleurs, au regard de l’actualité récente, que l’urgence soit plutôt à produire un savoir nouveau, en donnant sinon la parole du moins la chance d’être connus et compris à des destins beaucoup moins remarquables que ceux qui ont été publicisés jusqu’ici, à partir de l’invention de sources nouvelles, avec des modes d’approche variés et sur des objets encore inexplorés. Il apparaît, en effet, qu’il y a beaucoup à exhumer du côté de la première moitié du xixe siècle, si mal connue quant au tissu social comme le montre le premier chapitre, très inspiré, du livre de Jean-Luc Einaudi sur Lisette Vincent et la création du village de Saint-Cloud, sur les convois de colons de 1848, leur proximité idéologique avec les insurgés en France, leurs rapports très difficiles, voire hostiles avec l’armée qui les réprime et souhaite les radier des listes de la colonie, leur culte de la liberté et de la République renaissante. Là comme ailleurs, il y aura probablement des surprises. Également, il faudrait sans doute recentrer l’analyse sur la responsabilité individuelle et donc sur les « acteurs », en acceptant de travailler sur toute la période (1830-1962) puisqu’elle est préconstruite. Mais cela ne servirait à rien en termes explicatifs si l’on ne pouvait donner à voir simultanément, en même temps que quelques noms éminemment biographiables, à travers leur existence textuelle notamment, la ferme des Pères blancs et leur hôpital dans l’Aurès en 1894[31], le centre de colonisation de Foum Toub en 1913 et bien d’autres choses encore tout aussi modestes. Des dossiers que l’on doit, somme toute, aborder finement dans une démarche microhistorique et non comme des blocs. Tous ces gens, en effet, comme les jésuites de Kabylie ou les colons de Foum Toub, étaient pétris de contradictions et d’incertitudes. Il n’y a pas d’un côté des individus libres et affranchis et, de l’autre, la société, le système, la domination. Ainsi il est regrettable, voire absurde, de traiter de « coloniale » la production scientifique de la période du même nom[32]. Tous ces auteurs coloniaux - ou anti-coloniaux - sont évidemment empreints de la - ou des - épistémè(s) de leur temps. Comment pourrait-il en être autrement ?



L’ambition de ce chantier, car c’en est un, serait par ailleurs dérisoire s’il ne se donnait pas comme finalité d’ouvrir la voie à une nouvelle famille de recherches qui, prenant le relais des irremplaçables monographies des années 1980 portant sur le siècle dernier[33], renonce définitivement à une globalisation à la fois victimaire et infériorisante[34]. Une nouvelle voie qui s’attacherait, parallèlement aux productions de fiction et de mémoires de plus en plus nombreuses et réussies et aux « vies héroïques » incontournables - pour lesquelles on ne rendra jamais assez grâce, entre autres, à Jean-Luc Einaudi -, à des histoires au plus près des gens ordinaires, très localisées et datées, ce qui ne veut pas dire, loin s’en faut, non problématisées. Des histoires où seraient décrits, avec le plus de vérité possible, les rapports sociaux entre les différentes catégories de personnes - musulmans, wasps locaux et minorités méditerranéennes - ayant vécu de 1830 à 1962 sur cette terre commune.



Ces entrées fragmentées permettront-elles de répondre à la question initiale ? À celle du pourquoi à laquelle le paradigme holiste - la nature irrépressible du système colonial - semble seul permettre de donner une signification, celle du « jugement de l’Histoire » ? Évidemment non. Mais l’histoire n’est-elle pas tout autant la mise en récits de ce qui n’ayant pas prévalu est alors tombé dans le silence et dans l’oubli, tant en termes de créativité individuelle, de courants d’idées, voire de pratiques quotidiennes rompant avec la loi d’airain de l’exploitation et de la dénégation de l’humanité de l’« autre » ? Cette histoire-là serait celle des petites guerres gagnées contre la violence coloniale - gagnées avec, et non contre, l’« autre » - et donc, dans le même temps, celle d’une victoire sur la violence faite aux colonisateurs eux-mêmes. C’est à ce prix que la transmission, laquelle se porte si mal pour le moment, pourra se faire entre les citoyens algériens d’aujourd’hui, qui ont grand soif de ces morceaux de leur passé et les générations migrantes qui pendant cent trente ans ont investi et trop aimé une terre dont elles n’étaient, sans vouloir l’accepter, - au nom du simple principe de réalité - que les métayers. On verra alors, à partir de multiples histoires d’individus, de groupes, de milieux professionnels, d’associations et d’utopies, que ces décennies n’ont pas été vécues pour rien. Il est très important que les générations post 1962, des deux côtés de la Méditerranée, le sachent.



[1] Ateliers AFEMAM de Lyon (2004), de Strasbourg (2005) et Projet France-Maghreb en 2006.
[
2] Julia Clancy-Smith, « Gender in the city, women, migrations and contested spaces in Tunisia, 1830-1881 ». In David M. Anderson and Richard Rathbone (dir.), Africa’s Urban Past. Portsmouth (NH) : James Currey Heinemann, 2000 ; id., « Marginality and migration : Europe’s social outcastes in pre-colonial Tunisia, 1830-1881 ». In Eugene Rogan (dir.), Outside in : on the Margins of the Modern Middle East. Londres - New York : Tauris, 2002 ; id., « Women, gender and migration along a Mediterranean frontier : pre-colonial Tunisia, 1815-1870 ». Gender and history, avril 2005, vol. XVII, n° 1.
[
3] Voir notamment les textes de Nadine Mortimer.
[
4] Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie. Paris : PUF, 1961, p. 113-118.
[
5] Mourad Yelles, Cultures et métissages en Algérie. Paris : L’Harmattan, 2005.
[
6] Pierre Nora, Les Français d’Algérie. Paris : Julliard, 1961.
[
7] C’est probablement moins le cas pour la Tunisie par exemple, comme le montre un certain nombre d’ouvrages récents. Voir notamment le livre de Jacques Alexandropoulos et Patrick Cabanel (La Tunisie mosaïque. Paris : PUM, 2000), qui fait une très large place aux minorités européennes de Tunisie.
[
8] Jean-Luc Einaudi, Pour l’exemple (L’affaire Fernand Yveton). Paris : L’Harmattan, 1986 ; id., Un rêve algérien. Histoire de Lisette Vincent. Paris : Dagorno, 1994 ; et id., Un Algérien. Maurice Laban. Paris : Le Cherche Midi Éditeur, 1999.
[
9] Yveton, Vincent et Laban ne sont pas les produits de milieux consistants. Ils sont d’ailleurs très différents entre eux et l’artefact du Parti communiste algérien (PCA), censé les rassembler, ne suffit pas à leur donner sens. Ce serait plutôt l’inverse, ils se sont, chacun à leur manière, servis du PCA pour mener leurs propres luttes.
[
10] Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier au xvie siècle. Paris : Aubier, 1980.
[
11] Fanny Colonna, Aurès/Algérie 1954. Les fruits verts d’une révolution. Paris : Autrement (série Mémoires, n° 33), 1994.
[
12] Hélène Bracco, Les Cahiers Mille Bâbords, conférence du 6 avril 2001. Texte mis en ligne le 4 octobre 2003 : http://www.millebabords.org/spip.php?rubrique28
[13] Marie-Pierre Fernandes, « Géographie enfantine d’Algérie ». Algérie. Littérature/Action, 2000, n° 61-62, p. 43-66.
[
14] H. Bracco, Les Cahiers Mille Bâbords, conférence citée.
[
15] Henri de Peyerimhoff, Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1871 à 1895. Gouvernement général de l’Algérie, Alger : Imprimerie Torrent, 19O6.
[
16] Paul Leroy Baulieu, L’Algérie et la Tunisie. Paris : Guillaumin, 1897.
[
17] Les Églises des communautés (l’Église espagnole à Alger par exemple) ont une très grande importance, notamment dans l’Oranais surtout si on compare avec la décléricalisation claire à l’Est où les 3 % d’Européens présents ne construisent pas d’églises. À l’Ouest, c’est le contraire, l’Espagne fournissant prêtres et bonnes de curés. Cette différence interroge.
[
18] Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine. T. II : 1871-1954. Paris : PUF, 1979, voir chapitre III, « Le développement du peuplement européen » ; Gérard Crespo, Les Italiens en Algérie. 1830-1960 : histoire et sociologie d’une migration. Nice : Éditions Jacques Gandini, 1994.
[
19] Sondages dans les Archives coloniales à Aix-en-Provence (CAOM), Fanny Colonna, été 2005.
[
20] F. Colonna, « Comment on fabrique un colonisateur », séminaire sur le Fait colonial, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-en-Provence, 2000, (non publié).
[
21] Ce travail pourrait s’appuyer sur une comparaison entre la presse des colons, la presse en langue arabe - qui fait une place importante aux notables musulmans - et sur la presse indigénophile (le Journal des débats et La revue des deux mondes).
[
22] Saliha Belmessous, « Être Français en Nouvelle France : identité française et identité coloniale aux xviie et xviiie siècles ». French Historical Studies, 2004, vol. XXVII, n° 3, p. 507 ; Juan-Bautista Vilar, Los Espagnoles en la Argelia francesa (1830-1914). Murcia : Université de Murcia, 1989.
[
23] On disait aussi « établissement français sur la côte septentrionale de l’Afrique ». C’est seulement le 14 octobre 1839, dans une correspondance adressée à Vallée par le ministre de la Guerre, le maréchal Soult, que pour la première fois le terme « Algérie » est employé.
[
24] Pour l’Algérie, Fanny Colonna, 2005-2006. Pour le Maroc, Christelle Taraud, 2005-2006.
[
25] Christelle Taraud, « Genre, classe et “race” en contexte colonial : une approche par la mixité sexuelle ». In Irène Théry (dir.), La dimension sexuée de la vie sociale. Paris : Éditions de l’EHESS, 2006 ; id., « Genre, sexualité et colonisation ». Sextant, n° 23, Presses de l’Université libre de Bruxelles, 2007 ; et id., La prostitution coloniale : Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962). Paris : Payot, 2003 (réédition 2006).
[
26] La question des « particularismes » dans la construction de la nation française est très ancienne. De la même manière, nation et migration/immigration ont toujours posé problème. Voir Gérard Noiriel, État, Nation et immigration. Paris : Gallimard, 2001.
[
27] Guide Piesse, Itinéraire de l’Algérie et de la Tunisie. Paris : Hachette, 1885, chapitre introductif, section Population civile européenne.
[
28] J.-L. Einaudi, Un rêve algérien..., op. cit., p. 25.
[
29] Abdelkader Djemaï, Sable rouge. Paris : Michalon, 1996.
[
30] Il faudrait aussi se poser la question de qui « rentre » en Espagne et/ou en Italie au lieu de « rentrer en France » ? Qui part vers « les Amériques » ? Une étude sur cette question du rapatriement reste à faire.
[
31] F. Colonna, Le meunier, le moine et le bandit : sociohistoire de l’Aurès en 1914, (à paraître).
[
32] Fanny Colonna et Claude Haïm Brahimi, « Du bon usage de la science coloniale », Le mal de voir. Paris : Poche 10/18, 1976, p. 221-241.
[
33] Jean-Jacques Jordi, Espagnols en Oranie. Histoire d’une migration 1830-1914. Nice : Serre Éditeur, 1995 ; G. Crespo, Les Italiens en Algérie..., op. cit. ; Guy Tudury, La prodigieuse histoire des Mahonnais en Algérie. Nîmes : Éditions Lacour-Ollé, 1992 ; Marc Donato, L’Émigration des Maltais en Algérie au xixe siècle. Montpellier : Africa Nostra, 1985.
[
34] Jeannine Verdès-Leroux, Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui. Une page d’histoire déchirée. Paris : Fayard, 2001.

Abdelhamid Benbadis : un grand constantinois de grande culture

Abdelhamid Benbadis le dissident lumineux
In « Constantine, Citadelle des vertiges » de Adelmadjid Merdaci*
Paris Méditerranée - 10/2005 – ISBN 2-8427-2238-8


L'HOMME, de l'avis de tous ceux qui l'approchèrent était humble, proche des gens simples qui venaient suivre ses enseignements à Djama'Lakhdar et tout aussi à l'aise dans la dispute intellectuelle qui, en son temps, ne pouvait mettre en jeu que le destin collectif de la nation algérienne. Sans doute bien plus que les autres figures du réformisme musulman, qui fut dans les premières décennies du xxième siècle l'un des vecteurs du renouveau politique algérien, Abdelhamid Benbadis avait eu l'intuition d'une profondeur algérienne des attaches arabo-musulmanes de la société et il fut plus le prosélyte d'une certaine idée d'une patrie algérienne que celui d'un arabisme sans rivages. L'homme vivait modestement et savait être un polémiste pugnace, aux convictions fortes, affichées, et assurément à la modernité politique indéniable, et le paradoxe actuel tient dans le fait que les chemins vers l'homme, l'homme de foi, le publiciste, paraissent singulièrement obstrué. À tous égards, Benbadis est dans son pays,comme dans sa ville, prisonnier d'une image, statufié, à son corps défendant, dans l'une de ses postures, et convoqué définitivement à adouber, la main posée le front, les choix patrimoniaux d'héritiers putatifs. Ceux qui, après l'indépendance de l'Algérie, avaient décidé d'en faire l'enseigne d'une conception abusive de l'identité algérienne n'avaient même pas la justification d'une filiation intellectuelle, qui furent à Constantine au début des années cinquante, plus les élèves d'El Kettania, contrôlée par l'administration.

Une profonde dissidence

Dans J'histoire de la famille, la première autorité reconnue, dans les temps modernes, est celle de Cheïkh El Mekki, grand-père de Abdelhamid et surtout dignitaire musulman par son statut de Cadi de la mahakma malékite de la médina. C'est lui que l'administration sollicita, en 1861, pour être le premier musulman figurant dans le conseil municipal de la ville et il fut honoré par Napoléon III qui lui remit la légion d'honneur. Ses enfants, Chérif et Mohamed-Mostefa - père de Abdelhamid - confirmèrent, tout au long de riches vies publiques, cet engagement auprès de l'administration qui leur valut d'occuper d'importantes fonctions dans les institutions de l'État français.

Abdelhamid, naît en 1889, l'année de la disparition de Cheïkh El Mekki et s'il s'inscrit bien dans la tradition cléricale de la famille. Après une formation à la Zitouna de Tunis, dont le moins que l'on puisse relever est qu'elle était loin de l'école républicaine française, qui sans doute n'attendait que de l'accueillir comme elle fit pour son frère Mouloud, il fait le choix éthique de se consacrer à sa communauté. Enseignant, en 1911, dès son retour de Tunis, publiciste pugnace de la cause réformiste dont il s'imprégna lors de ses voyages dans les grandes villes d'Orient et en marge de l'accomplissement, en 1914, de l'obligation du pèlerinage à La Mecque. On parlera alors des influences de Djamel Eddine El Afghani, de Cheïkh Mohamed Abdou, de Rachid Réda et toujours est-il qu'il fut, à partir de Constantine, l'un des premiers interprètes du devoir de réforme de l'islam et à tout le moins de sa capacité à mobiliser les acquis de la modernité pour asseoir son message. Sans doute à l'origine et constamment y eut-il verbe, et celui de Abdelhamid Benbadis se faisait entendre des fidèles, au cours des « Dourouss », dans les mosquées de la ville, alors même que les traces les plus précises que l'on peut retrouver désignent surtout l'homme de plume et d'action.

Un homme de plume et d'action

Le lancement en 1925 d'El Mountaqid dont la vocation critique est clairement affirmée par le titre, laisse dans l'ombre la création en juin de la même année, en association avec Mahmoud Sahraoui, Khellil Belguechi et surtout de Ahmed Bouchemal, qui sera l'un de ses plus proches compagnons, de « L'imprimerie musulmane », sise rue Arbaïn Chérif et qui était appelée à devenir l'un des foyers du mouvement associatif musulman dans les années trente. Abdelhamid Benbadis aura tôt compris tout l'intérêt qu'il y avait à utiliser le moindre espace légal et à remettre avec la même détermination l'ouvrage sur le métier. En aura-t-il été ainsi, par exemple, avec les publications qu'il animait qui, soumises à l'interdiction, renaissaient avec un autre titre comme ce fut le cas d'Echiheb qui allait prendre la suite
d'El Mountaqid.

Son nom reste, certes, plus communément rattaché à celui de l'Association des Oulémas musulmans, fondée en 1931 et dont il assuma, jusqu'à sa mort, la présidence et dit-on moins facilement aujourd'hui que les représentants des confréries en furent aussi à l'origine avant de se rallier à l'étendard de l'administration.

A-t-il, sans doute, pourfendu le charlatanisme de certains animateurs intéressés des confréries et pourtant on le retrouve associé, dans ces années trente, à l'entreprise consensuelle de restauration de la zaouïa de la Rahmaniya et il aura été le défenseur infatigable des droits de ses coreligionnaires. Le droit à l'instruction dont il porta sur les fonds baptismaux, toujours en 1931, la première institution, la Djam'iyat Ettarbiya oua etta'Iim, ouverte autant aux jeunes hommes qu'aux jeunes Constantinoises et qui essaima suffisamment dans tout le département pour susciter l'interdiction signée en septembre 1957 par le préfet Maurice Papon. C'est l'homme proche des siens qui, en compagnie du Dr Bendjelloul, animateur de la Fédération des Élus, monte au créneau lors des événements d'août 1934, mettant les autorités devant leurs responsabilités quant à la garantie de la sécurité de ses compatriotes. Il donna d'ailleurs, dans Echiheb un récit circonstancié de ces journées dramatiques, qui mériterait d'être consulté par tous les historiens soucieux de vérité. Homme d'ouverture et de dialogue - on trouve entre autres le secrétaire régional du Parti communiste algérien Estorget au rang de ses invités lors de la cérémonie de consécration religieuse qui lui est offerte en 1937 -, on connaît autant son rôle dans la tenue du célèbre « congrès musulman» de 1936 que l'emblématique réponse donnée au remarqué éditorial sur l'existence de la nation algérienne, « Le peuple algérien est musulman et il s'apparente à l'arabité » a connu une fortune certaine, mis en musique par Brahim Ammouchi, animateur de l'association Mouhibbi El Fen et contempteur du cheikh.

Benjamin Stora rapporte, dans la biographie qu'il consacre au premier président du GPRA, la rencontre, bien moins connue, entre Abbas et Benbadis à Constantine, leurs échanges denses, qui découragent les simplifications réductrices.

Il est encore possible de décliner mille exemples de l'exemplaire présence de l'homme dans la cité et d'abord dans sa ville de Constantine et verra-t-on son influence dans le scoutisme, le sport, les activités musicales et théâtrales, qui ne prend sens que dans le climat de renouveau, de bouillonnement culturel et politique et, somme toute, dans l'usage raisonné des cadres démocratiques consentis alors par la situation coloniale. Les témoignages concordent, qui décrivent un homme simple, frugal, disponible, mais aussi à l'exceptionnelle tension morale, intellectuelle de celui qui avait sans doute choisi de porter l'islam et la société algérienne vers la modernité. Les Constantinoises, sorties à l'occasion, et les Constantinois lui firent des funérailles exceptionnelles.

Les autorités algériennes ont institué la date du 16 avril, correspondant au jour du décès de Benbadis, journée nationale de célébration de la Science et de la Connaissance.

La Grande Mosquée, actuellement en construction dans la ville d'Oran, portera son nom.

La fin des années quatre-vingt-dix verra aussi la création, à Constantine, d'une fondation Benbadis.

* Abdelmadjid Merdaci est sociologue, professeur-chercheur à l'université Mentouri de Constantine

Benjamin Stora : Une enfance à Constantine

Une enfance à Constantine (Benjamin Stora*)

Le très beau texte ci-dessous est extrait de l'excellent blog :

Dans ma vie, il y aura toujours un avant et un après «16 juin 1962». Ce jour-là, avec ma famille, nous avons quitté Constantine, la ville de l’Est algérien, où je suis né et j’ai grandi. J’avais douze ans. Je suis allé vers un autre univers, dans l’oubli de la société d’Algérie dans laquelle j’ai vécu, et qui reviendra hanter ma mémoire bien plus tard.

Une ville haute et secrète
M
on enfance se passe à Constantine, dans une grande ville, la troisième par ordre d’importance en Algérie. Je suis un enfant de culture citadine qui ne connaît pas les joies de la campagne. Il a fallu ma rencontre avec ma femme, avec qui je vis aujourd’hui, pour découvrir, aimer la nature. Cette origine citadine contredit un certain nombre de stéréotypes. Très souvent la tendance est de croire que les enfants «d’Européens» d’Algérie étaient des fils de colons. Ce n’est évidemment pas vrai.

J’ai donc toujours vécu dans une ville, qui était doublement encerclée. D’abord sur le plan géographique, bâtie sur un rocher, d’accès difficile, assez impénétrables, pleine de ponts. Ce sentiment d’encerclement était très fort. Mais existait également l’enfermement à l’intérieur même de la ville. Durant les deux dernières années de la guerre d’Algérie, en 1961-1962, nous sortions très peu dans la rue. Les enfants jouaient à l’intérieur des maisons, sur les terrasses principalement, ils ne s’amusaient plus dans les rues. Cette sensation d’encerclement géographique de la ville avec des gorges gigantesques, et des ponts partout, se redoublait par l’enfermement né de la guerre, de ne plus être dans une ville ouverte, «normale». J’ai toujours éprouvé cette position très particulière : vivre dans une guerre et en même temps dans une ville en elle-même haute, secrète, austère, «fermée».

Des frontières invisibles
A
utre aspect de mon enfance, la vie dans un grand quartier juif, probablement le plus important de tout le Maghreb dans les années 1950. Près de 30 000 juifs vivaient à Constantine, la «Jérusalem du Maghreb». Je suis né le 2 décembre 1950 au 2 rue Grand, rue considérée comme le cœur du quartier juif de Constantine, qu’on appelait le «Charah». Ma naissance a eu lieu à l’intérieur du petit appartement familial de ce vieux quartier, où Juifs et Musulmans vivaient imbriqués les uns avec les autres, séparés du quartier dit «Européen». Mon père m’a expliqué que c’était là qu’avait eu lieu ma circoncision, une semaine plus tard, faites par un rabbin du quartier.
Deux villes effectivement se juxtaposaient dans la ville : la judéo-arabe, la vieille ville de Constantine où s’entassait une population extrêmement nombreuse qui était complètement mêlée ; et une ville européenne qui se trouvait à Saint-Jean, de l’autre côté de la ville. Il fallait traverser le square Vallet, la place de la Brèche, remonter la rue Rolles de Fleury pour arriver place de la Pyramide. Là se trouvait le quartier européen. Je m’y rendais bien entendu avec mes parents, mais nous sentions bien que c’était une autre ville. Une sorte de frontière invisible, qui n’était jamais dite, apparaissait sans cesse entre deux cités, les deux univers. L’univers plus européen, «métropolitain», venait se plaquer à un monde plus traditionnel, se référant au vieux passé de la ville.

I
l faut là signaler un processus. Les Juifs qui, traditionnellement, vivaient avec les Musulmans dans la vieille ville de Constantine, ont commencé à émigrer vers le «quartier européen» au milieu de la guerre d’Algérie dans les années 1958-1959. Ils utilisaient des argumentations diverses pour ce premier départ, comme c’est «plus moderne», «moins insalubre», mais cela indiquait une tendance, une orientation. Quelque part il y avait déjà ce signe avant-coureur d’une ville traditionnelle judéo-arabe qui se modifiait, qui commençait à se vider au profit de la ville européenne.

C’était déjà le signe de la communauté juive émigrant vers la «métropole», cette France mythique que bien peu connaissaient. A la fin des années cinquante, une partie de ma famille, du côté de mon père en particulier, avait déménagé dans le quartier européen, et nous allions leur rendre visite le samedi après-midi. Mais avec mes parents nous sommes restés jusqu’au 16 juin 1962, rue Grand, au cœur de la cité traditionnelle. Ce n’était pas le cas de l’ensemble de la communauté juive. La guerre avait séparé progressivement les communautés.

Je garde en mémoire de Constantine cette frontière invisible, une ville presque coupée en deux. La sensation était forte de se diriger d’une ville à l’autre. Que l’on vienne de la place de la Brèche, ou que l’on remonte la rue Thiers, c’était pareil : à un moment donné, la frontière se devinait. Avec une autre vie, une autre histoire, pas les mêmes rythmes de vie, ni les mêmes sons. À la fin de la guerre d’Algérie, avec la création de l’O.A.S. en 1961, les manifestations pour «l’Algérie française» se déroulaient place de la Pyramide, dans le quartier dit européen. Je me rappelle, j’avais 11 ans à l’époque. La première manifestation pour «l’Algérie indépendante» à Constantine avait eu lieu rue de France, dans le vieux quartier judéo-arabe. J’avais vu défiler à la fin de l’année 1961 des Algériens, avec le drapeau vert, rouge et blanc, avec le croissant et qui scandaient «Algérie musulmane».

Les bruits de la ville
Constantine est une ville particulière. C’est surtout une ville fermée, austère, où tout se passe entre les murs. Dès que l’on se trouve à l’extérieur, ce sont les convenances qui priment. Je garde en mémoire la vie quotidienne de cette ville, la grande gaieté qui y régnait. Trop souvent, se manifeste la tendance à regarder une histoire par la fin, la tragédie, le départ, la séparation, la guerre, les attentats. Tout cela bien entendu a eu lieu. Mais, je me souviens aussi, quand j’étais enfant, de la gaieté qui régnait dans cette ville. Avec beaucoup de cafés et de musiques. La rue de France prolongée par la rue Caraman regorgeait de cafés fréquentés par des Juifs, des hommes bien sûr pour la plupart. Des dizaines de cafés, où partout s’échappait de la musique.

Ce n’était pas seulement la musique de Raymond, le grand chanteur du «malouf», la musique arabo-andalouse de Constantine. Des sons de musique européenne existaient aussi : Dario Moreno, Bambino, Dalida, la musique rock, vraiment je me souviens de tout cela. Je me souviens d’un café en face de chez moi avec son enseigne «Jacky Bar», d’où s’élevait souvent la musique d’Elvis Presley. J’écoutais, déjà, avant l’arrivée en France, les tubes de l’époque, les premiers succès de Johnny Hallyday. Les histoires de musique façonnent aussi un imaginaire autour de la ville. Avec à la fois la musique traditionnelle, la musique arabe, le «malouf», et la musique européenne. Une grande gaieté régnait dans cette ville, avec le temps des fêtes, des mariages, des circoncisions. Mon père allait quelquefois au café prendre l’apéritif avant de rentrer à la maison. Je l’accompagnais. Ca riait fort, ça parlait très fort, c’étaient les grosses blagues.

Beaucoup de salles de cinéma étaient aussi pleines à craquer. J’habitais en face d’un cinéma qui s’appelait le «Vox», très connu à Constantine et qui, en 1959, a changé de nom pour s’appeler le «Triomphe». De la terrasse de ma maison, j’entendais la bande son du film, avant d’aller le voir. Je savais de quoi il en retournait. Il me suffisait de monter sur la terrasse, et j’écoutais ce que disaient les acteurs. C’était émouvant et drôle. Je me rappelle les autres salles : l’ «ABC», une très belle salle avec toit ouvrant ; le «Casino» bien sûr qui a été détruit après l’indépendance. Une vraie perte que ce vieux bâtiment d’architecture coloniale, absolument somptueux. Les films n’arrivaient pas plusieurs années après leur sortie à Paris mais ils étaient pratiquement programmés en même temps à Alger, Paris ou Constantine. C’est ainsi que j’ai vu «Le pont de la rivière Kwaï» dès qu’il est sorti en 1957, «Quand passe les cigognes», le «Beau Serge» de Claude Chabrol, «Plein soleil» de René Clément avec Alain Delon, les films sur la seconde guerre mondiale, les westerns. De là peut- être viens mon amour du cinéma.
Parmi les bruits de la ville, il y avait aussi les chants religieux qui venaient des innombrables synagogues du quartier du «Challah», et l’appel à la prière du muezzin.

Dans la chaleur de la ville
Je garde vraiment le souvenir d’une ville gaie, où les gens faisaient la fête. Je dis cela parce que souvent Constantine est associée à l’austérité. Enfant, je ne conserve pas l’image d’austérité. La ville était secrète, fermée sur elle-même bien entendu par sa situation géographique. Mais les deux communautés principales qui y vivaient étaient joyeuses. Une proximité physique, une sensualité se dégageait de cette ville. À l’approche de l’été, il faisait à Constantine une chaleur terrifiante la journée. Dès que le soir arrivait, il commençait à faire un peu frais, très vite les gens sortaient. Par petits groupes, ils flânaient du lycée d’Aumale vers la place de la Brèche, en empruntant la rue Caraman. C’était toujours la même promenade, mais les gens se connaissaient, se parlaient, se regardaient, se saluaient, …se draguaient. «Passéo» très méditerranéen, en Italie, en Espagne, les gens font de même. Dans cette complicité à la fois communautaire et citadine, tout le monde connaissait tout le monde. Et quand ma mère, beaucoup plus tard dans l’exil, sortait dans la rue, elle disait, tristement, «ici, pas une tête connue»….

Nous vivions en évitant prudemment le soleil. Attitude méditerranéenne que cette peur du soleil, la hantise de la chaleur, l’obsession perpétuelle de se protéger de la «fournaise». Dès que le soleil commençait à taper très dur, tout le monde se «cachait», se protégeait. Les gens vivaient en fait beaucoup dans les appartements, les persiennes fermés. Je me souviens de ma mère et de mes tantes qui aspergeaient à grands coups de jets d’eau le carrelage en permanence pour rafraîchir les maisons.

Geste fondamental, rafraîchir la terrasse, la maison d’une manière régulière. Pourtant, il y avait le grand problème de l’eau à Constantine, et mes parents avaient fait construire un réservoir d’eau sur la terrasse. L’eau était coupée plusieurs fois par jour, et il fallait toujours faire très attention à l’eau (comme éviter de tirer la chasse d’eau pour un oui, pour un non). La vie se passait dans cette sorte de pénombre et d’obscurité dans la journée, pour sortir en fin d’après-midi. Le souvenir de cette pénombre vient en association de la sensualité dans les appartements.

Les gens vivaient dans une grande proximité qui réveillait le désir sexuel.
En été, nous partions à «Stora», une plage de Skikda (ex-Philippeville). Nous ne partions pas longtemps, les gens plus riches louaient des maisons. Nous partions le vendredi pour le week-end. L’été pour nous, c’était juillet, août et septembre, les trois mois de vacances. Du 1er juillet au 1er septembre, c’était le rush vers la Méditerranée, pour se baigner, aller à la plage, se brûler au soleil, rire dans les retrouvailles familiales. La plage, c’était vraiment du 1er juillet au 1er septembre, pas plus tard.
Drôle cette règle. Plus tard quand j’ai vécu à nouveau au Maghreb, au Maroc, c’était pareil. Le 2 septembre au matin il n’y a plus personne sur les plages, alors qu’il fait aussi chaud que la veille. L’été, c’est dans la tête. Dans mon enfance, le départ à la plage était une véritable aventure. Une aventure assez balisée quand même puisque tout était préparé. Les femmes s’occupaient de la nourriture : couscous, t’fina, etc., et organisaient tout notre déplacement sur le plan matériel...

Je suis allé au hammam très tard avec les femmes. Il y avait le hammam des hommes et celui des femmes. J’avais de la chance : j’allais avec les femmes jusqu’à 8-9 ans ! Jusqu’au jour où la femme qui gardait le hammam a dit à ma mère «ça suffit ! Il est grand le gosse !». J’étais malheureux parce que je me suis retrouvé au hammam avec mon père, mais ce n’était pas pareil. C’était vraiment…difficile. La proximité des garçons avec les femmes dans les appartements, les hammam, servait
Aujourd’hui dans mes voyages vers le Sud, surtout depuis mes trois années passées au Maroc de 1998 et 2001, me reviennent encore et toujours, les volets fermés contre la lumière, la manière dont on aspergeait le sol pour qu'il fasse moins chaud, les retours de la plage de «Stora», les visites familiales les samedi après-midi qui faisaient traverser la ville dès qu'il ne faisait plus trop chaud; les bar-mitzvah (appelés «communions») et les mariages qui avaient lieu toujours les dimanches, et où les tantes et les oncles dansaient le paso-doble et le tango (il y avait toujours deux jeunes filles timides qui dansaient ensemble) et puis Dario Moreno, Dalida et Bambino, je crois qu'il y avait aussi Paul Anka et Little Richard. Je me souviens de la beauté solitaire et la désolation des plages dès le 1er Septembre, et puis ce règne du cinéma qui était notre seule culture. Tout un monde sans cesse ébranlé par la guerre.


Des images de la guerre
Le 1er novembre 1954 éclate l’insurrection algérienne. J’avais à ce moment quatre ans. Mais la première image de la guerre d’Algérie qui arrive dans ma tête, brutalement, c’est l’entrée dans notre appartement de la rue Grand de militaires français qui observaient les gorges du Rhummel. D’autres soldats, en contrebas, ont tiré avec des mitrailleuses sur les parois des gorges du Rhummel. C’était le 20 août 1955, les Algériens nationalistes étaient rentrés dans la ville ce jour-là. Ils avaient été repoussés, pourchassés. Les militaires français s’étaient installés sur les abords de la corniche pour tirer sur ceux qui s’enfuyaient. C’était ma première image de guerre : la pénétration dans l’appartement de militaires français. J’avoue que ce fut une grande frayeur. L’autre image de la guerre, ce sont les rues «barrées» par l’autorité militaire.

Pour acheter le pain, faire ses courses, il fallait faire un grand détour. On ne pouvait pas aller d’une rue à l’autre. Je me rappelle les barbelés, les barrages, les chicanes qui ont fait irruption dans la cité en 1957-1958. La troisième image très forte est celle d’un attentat. Je me rappelle un cadavre qui avait été brandi à bout de bras, la nuit, par des hommes. Je ne sais plus qui c’était, j’avais à peine six ans, et c’était la nuit.

J’avais observé la scène du balcon de ma grand-mère. Le cadavre était posé sur un de brancard de fortune. Une image de mort directe faisait irruption dans ma tête. Ce sont là les trois images que j’ai gardées de la guerre d’Algérie.

La peur
La guerre était présente dans les conversations des adultes, bien sûr. Ils disaient tout devant nous. J’avais très peur. Enfant, je n’avais pas conscience que je pouvais mourir, par contre je me souviens très bien d’une chose, j’avais peur de la mort possible de mon père. Il vendait de la semoule, et quand il partait le matin pour le travail, il devait traverser la rue de France. Ensuite il remontait vers sa boutique qui se trouvait rue Richepanse. Il faisait 300 mètres à peine. Malgré cela, j’avais peur qu’il lui arrive quelque chose, qu’il soit victime d’un attentat, qu’il puisse mourir.

Longtemps j’ai gardé cette peur en moi. Lorsque mon père est décédé plus tard, en juillet 1985, tous ces souvenirs sont revenus, ces images. Mon père m’a eu assez tard, à plus de 40 ans. Ce n’était plus un jeune homme, et je le sentais très vulnérable.
La peur n’était pas pour soi, elle était pour la famille très proche, et pas pour la famille élargie. Je vivais dans une grande famille, avec je ne sais combien de cousins germains, d’oncles et de tantes. Mais dans la situation de guerre la famille se resserre : le père, la mère, ma sœur, c’est le regard d’enfant que j’avais. Je dormais dans une petite chambre, parce que nous habitions dans un tout petit appartement. Mes parents dormaient dans une chambre séparée par une petite cloison du couloir où je dormais.

La nuit, j’entendais mes parents parler. Ils étaient inquiets, surtout vers la fin de la guerre. Ils se demandaient s’il fallait rester ou partir, comment faire dans ce cas (ils ne connaissaient pas la France). Ces conversations murmurées à mi-voix dans la nuit m’angoissaient. Les parents s’imaginent toujours quand ils couchent les enfants, que ceux-ci dorment. Nous ne dormions pas avec ma sœur, nous écoutions, à l’affût de la moindre information. Il n’y a rien de plus terrible pour un enfant que de sentir l’incertitude et la souffrance de ses parents. Le gouffre incertain qui s’ouvrait devant eux, avec les peurs nocturnes venant s’accumuler aux attentats, construisaient un climat d’angoisse.

Constantine était une ville où il y a eu des irruptions brutales de la guerre comme le 20 août 1955, et quelques attentats à la grenade. Ce dont je me souviens aussi ce sont les plastiquages de l’OAS dans les années 1961-1962. Pratiquement toutes les nuits, j’étais réveillé en sursaut par le bruit assourdissant des bombes. L’OAS plastiquait les magasins, ou les cafés, qui appartenaient aux Algériens musulmans comme on disait à l’époque. Vers la fin de l’année 1961, les «nuits bleues» se succédaient. Il n’y avait plus de carreaux à nos fenêtres. Mon père les avait changé trois ou quatre fois, avant d’en avoir marre : il avait mis du plastique à la place des vitres.

Une photo de classe
J’ai été scolarisé au lycée d’Aumale au départ, car les cours dans cet établissement allaient du primaire à la terminale. J’ai fait la classe préparatoire, puis j’ai été mis à l’école Diderot. Il y avait là une particularité, la «composition ethnique» de la classe.

Dans mon souvenir, la moitié était composée d’enfants juifs. Le reste, moitié musulmans, moitié européens. Au final, il y avait à peu près quinze enfants juifs, sept à huit musulmans et sept à huit européens. À l’époque de l’école primaire, il y avait des enfants algériens. Sur les photos de classe, entre les Juifs et les Musulmans, il s’avère difficile de faire la différence. Ce sont des enfants d’Algérie. Mais quand je suis arrivé au lycée d’Aumale en 6e, le choc était grand : il n’y avait pratiquement plus d’Algériens musulmans dans la classe. Je ne comprenais pas ce qui s’était passé.

Cette disparition me «travaillait». Les manifestations au lycée d’Aumale étaient pro «Algérie française». Les élèves de Terminale se regroupaient dans la cour, dans les années 1961-1962, criant «Algérie française», «De Gaulle au poteau», «Vive Salan», etc. Le paradoxe voulait que ce lycée était implanté au cœur du quartier juif, le quartier judéo-arabe, comme une enclave européenne. En tous cas, je le vivais ainsi.

Pratiquement de janvier 1962 à juin 62, je n’allais plus au lycée. Je restais à la maison, comme tout le monde. Nous n’avions pas de télé à la maison, seulement la radio. À la fin de ma scolarité dans le primaire, à l’école Diderot, la convivialité s’était effondrée entre les Juifs et les Musulmans. La haine intercommunautaire s’était développée à l’école. Un fossé terrible s’était creusé, tout le monde avait peur, tout le monde se méfiait de tout le monde. Quand les gens se croisaient, c’est la peur qui l’emportait. La gaieté dont je parlais avait disparu en 1961. Jusqu’en 1959-1960 j’avais le sentiment d’une ville gaie, les gens continuaient à vivre ensemble, les cafés étaient bondés.

La mort de Raymond
E
nfant, j’avais intériorisé cette peur communautaire, d’autant qu’elle faisait référence à un événement lointain qui s’était imprimé dans l’imaginaire des Juifs de Constantine, avec les récits sur les affrontements sanglants du 5 août 1934, entre Juifs et Musulmans. Les «événements d’août 34» continuaient d’exister dans les conversations, bien plus que la période de Vichy où les Juifs de la ville avaient été chassés de la fonction publique.

Cette peur a été ravivée le 22 juin 1961, avec l’assassinat de «Raymond». Dans la communauté juive de Constantine, c’était le choc. Le grand chanteur de malouf Raymond Leyris dit «Cheikh Raymond» avait été assassiné au marché. Je m’en souviens bien, j’étais au marché ce jour-là avec ma mère. A l’époque, ma mère faisait le marché tous les jours. J’avais dix ans, je n’allais plus à l’école à cause des «événements». Ma mère ne savait pas quoi faire avec moi ; une fois sur deux, elle m’emmenait avec elle. Quand les coups de feu ont retenti je me trouvais sur le marché d’en haut, place Négrier. La foule s’est immédiatement dispersée et revenue ensuite. «Ils ont tué Raymond !» C’était quelque chose d’énorme, de gigantesque. La communauté juive de Constantine était choquée, bouleversée. L’enterrement se fait tout de suite chez les Juifs, comme chez les Musulmans. Je crois que l’enterrement a du avoir lieu rapidement. Il y avait beaucoup de monde : enfants, femmes et hommes, toute la communauté juive était dans la rue, présente. Je me souviens qu’il ne faisait pas très beau ce jour-là, ciel gris, soleil voilé.

L’un de mes oncles qui était à l’enterrement avait dit, en regardant le ciel : «Raymond a été tué. Même Dieu le pleure.» Je me souviens de cette phrase, et d’avoir assisté à cet enterrement, d’avoir suivi ce long cortège avec mon père, qui remontait vers le cimetière. Là-bas, les gens disaient : «on monte au cimetière», le cimetière juif de Constantine est situé tout en haut de la ville. L’expression est restée : quand mon père est mort, ma mère me disait : «on monte au cimetière», à Paris. Je ne la contredisais pas. Le cimetière juif de Constantine était magnifique, il se trouvait à côté du «Monument aux morts» qui domine toute la ville. Une procession gigantesque a suivi la dépouille de Raymond qui a été enterré, si mes souvenirs sont bons, tout à fait au début du cimetière. C’était le grand tournant, le moment où ce qui restait de la communauté juive de Constantine en 1961 a choisi de partir vers la France. La question n’était plus de savoir s’il fallait partir ou pas, mais : «qu’est-ce qu’on va devenir là-bas ?»

Les préparatifs du départ
I
l faut voir l’atmosphère qui était née dans la ville, je m’en souviens très bien. J’avais onze et demi, j’allais en classe de sixième et je me souviens de cette atmosphère de panique, chez les Européens et les Juifs d’Algérie. Le départ ne s’est pas fait tout de suite après les accords d’Évian, non ! On s’interroge beaucoup maintenant sur les accords d’Evian du 18 mars 1962, mais là-bas personne ne se préoccupait de les lire, la plupart des gens ignoraient leur contenu. Ils ne retenaient des accords d’Évian que le référendum, fixé dans 3 mois.

Au fil des générations, et depuis le décret Crémieux, les Juifs d’Algérie se considéraient comme faisant partie de la communauté française. Ce référendum signifiait la fin de l’Algérie française. Le reste, comme avoir la double nationalité par exemple, ce n’était pas leur problème. La date principale pour eux ce n’était pas les accords d'Évian, mais le référendum pour l’indépendance fixé au début juillet qui signifiait dans leur esprit la fin de la nationalité française. Les Juifs de Constantine, comme ceux de toute l’Algérie, ne voulaient pas revivre la période de Vichy où ils avaient perdu la nationalité française et s’étaient retrouvés dans le statut de l’indigénat. Ils voulaient conserver ce statut de citoyen français obtenu depuis 1870, depuis au moins trois générations.

Le départ ne s’est pas fait tout de suite. À la fin du mois de mars et tout le mois d’avril 1962, les attentats et les plasticages de l’OAS ont alourdi l’atmosphère. La ville a été secouée par une série d’attentats au plastique. Les Juifs se tenaient dans une position d’expectative, de neutralité ; ils ne pouvaient pas rejoindre l’OAS, cette organisation truffée d’anciens de Vichy qui les avaient exclus de la fonction publique quinze ou vingt ans auparavant. En même temps, ils ne pouvaient être avec le FLN, se vivant complètement français depuis plusieurs générations.

À la fin du mois d’avril 1962 mon père a pris la décision de partir. A ce moment-là, il avait un double souci, ce qui l’angoissait terriblement. D’abord, comment partir. Constantine n’est pas une ville de bord de mer, mais une ville située à l’intérieur du pays. Deux possibilités se présentaient : soit partir par bateau d’Annaba (ex-Bône), soit partir par avion. Avoir des billets, ce n’était pas du tout évident à ce moment avec l’exode qui commençait, la panique. Je me souviens très bien que mon père avait décidé de partir par avion, pour cela il fallait faire la queue. Les places d’avion étaient distribuées, données ou vendues, je ne me souviens plus, à la mairie de Constantine qui se trouvait en face de la place de la Brèche. La queue s’allongeait sur plusieurs centaines de mètres. Il fallait pratiquement dormir là-bas sur place pour être prêt le lendemain matin. L’attente pouvait durer deux à trois jours. Je me souviens que ma mère, ma sœur et mon père ont fait la queue pendant trois jours pour avoir les billets.

L’arrachement
Nous sommes partis le 16 juin 1962, parmi les derniers. Nous avons embarqué de Télerghma, à quelques kilomètres de Constantine. Il fallait prendre un camion pour nous emmener à l’aérodrome. Je savais que c’était un départ définitif. J’avais tellement entendu mes parents en parler pendant un an, sur la terrasse, dans leur chambre, avec les oncles, que j’avais acquis la certitude d’un départ définitif. Je savais que c’était quelque chose de très grave. Ce n’était pas un départ en vacances. Je savais que c’était une déchirure. J’avais onze ans, mais j’avais compris la gravité des choses.

Je me souviens d’une scène cruelle de ma mère nettoyant à fond l’appartement avant de partir. Jusqu’à la dernière minute, elle a lavé le parterre, juste avant de descendre les marches de l’escalier et monter dans le camion militaire. Elle a nettoyé totalement l’appartement, sans prêter attention aux réprimandes de mon père qui trouvait son attitude totalement absurde. Elle était extrêmement attachée à son appartement de Constantine qu’elle considérait comme une espèce de joyau, alors que c’était un tout petit appartement. C’était l’attachement à une histoire. Cet appartement, elle l’avait quitté impeccable. Elle avait même fini par laver l’escalier.

Le «cadre»
Le deuxième souci de mon père, c’était ce qu’on appelait à l’époque le «cadre», pour mettre nos affaires le jour de notre départ. Il faut imaginer un exode. Je me souviens de cette vision incroyable de la rue de France, avec des dizaines de personnes qui mettaient leurs affaires dans les «cadres», dans la rue. Mon père avait vu partir les gens qu’il connaissait, les voisins de palier, ses amis, ceux de son milieu social, ceux qu’il fréquentait dans la ville ou à la synagogue. Il avait réalisé que l’exode commençait, et il a cédé, lui aussi à la panique. Quand il a voulu partir, c’était trop tard pour faire le «cadre». Nous n’avions pas réussi à faire partir le fameux «cadre», trop de monde et trop de demandes. Il n’y avait pas la possibilité de le faire partir avant. Mes parents s’étaient résolus à partir avant l’indépendance, mais en laissant le «cadre», en laissant l’appartement.

Nous sommes donc partis chaudement habillés, alors qu’il faisait très chaud, pour une raison simple : nous ne pouvions pas mettre les manteaux dans les valises, cela prenait trop de place. Nous avions droit à deux valises chacun. Je portais deux petites valises, ma sœur deux également, ma mère et mon père aussi. Quand on regarde les photos des rapatriés qui s’en vont d’Algérie en juin 1962, beaucoup portent des manteaux et pull-over. Ceux qui ne pouvaient pas partir avec leur «cadre» emportaient avec eux avec le maximum d’affaires. Ceux qui partaient moins vêtus, cela signifiait que leur cadre était déjà parti. Ce n’était pas notre cas. En fait, mon père a cru jusqu’au bout qu’il pouvait rester en Algérie.

Il ne pouvait se résoudre à s’arracher de cette terre. À l’aérodrome militaire de Télerghma, nous avons attendu plusieurs heures sur le tarmac le moment d’embarquer. C’était épouvantable d’attendre ainsi, «emmitouflés» dans nos manteaux, sous un soleil de plomb. À cette époque, mon père avait 53 ans et mère 46 ans.

Le départ, les manteaux, les pull-overs des sans-cadre sous le soleil, une détresse qu’aucun livre d'histoire ne pourra jamais faire comprendre.
Nous sommes arrivés de nuit à l’aéroport d’Orly où nous attendait mon oncle Robert. Mon père est revenu à Constantine en septembre 1962 chercher les meubles et…. Le «cadre» ! Tout l’été mes parents étaient obsédés par cela, récupérer leurs meubles. À l’angoisse des discussions nocturnes sur la guerre avaient succédé les discussions de l’été 1962 sur le «cadre», la perte possible de nos affaires. Quand mon père avait dit qu’il retournait pour chercher les meubles, ma mère avait dit «non, si tu retournes, ils vont te tuer». Il n’avait pas peur d’être tué. Il savait qu’il ne risquait rien. Deux de ses employés, Sebti et Smaïl, étaient au FLN. Mon père soupçonnait qu’ils étaient FLN, même s’ils le niaient. Il était en contact avec l’univers politique algérien, connaissait personnellement Abdelhamid Ben Badis parce que son magasin était en dessous de l’immeuble où habitait ce dernier. Mon père avait une culture de l’Algérie, qu’il m’a transmise d’ailleurs, et qui n’était pas celle de ma mère qui avait une culture plus traditionnelle, communautaire juive.

Il est donc retourné en Algérie en septembre 1962 ; il a fait le cadre et il est revenu avec. Il nous a raconté son retour à Constantine. Dès qu’il était arrivé à l’aéroport de Aïn El Bey, il avait pris un taxi. Le chauffeur de taxi était de Khenchela qu’il connaissait et l’avait reconnu immédiatement. Ce dernier s’est mis à pleurer instantanément. Il lui disait «pourquoi vous êtes parti ? Ce n’est pas possible cette histoire ; il faut revenir, c’est votre pays.» Le chauffeur de taxi était resté avec lui le temps de son séjour à Constantine. Mon père y est resté trois ou quatre jours. Il était extrêmement ému par l’accueil de ce chauffeur de taxi. Il avait pleuré, il savait qu’avec le cadre qu’il avait envoyé par Annaba, c’était fini. Il m’avait raconté qu’il était «monté» une dernière fois au cimetière pour voir la tombe de son père.
Plus tard, quand je suis retourné à Constantine, en 1983, mon père m’avait demandé d’aller voir la tombe de mon grand-père et de prendre des photos. Mais j’étais tellement ému par ce premier retour en 1983 à Constantine, que je n’ai pas trouvé cette tombe. Je voulais absolument exaucer le vœu de mon père, j’ai pris l’appareil photo mais je n’avais pas trouvé la tombe. Je ne l’ai pas dit à mon père. C’était un mensonge, je ne pouvais pas lui dire autre chose.

Benjamin Stora à Constantine
Quand je suis retourné à Constantine en octobre 1985, j’ai retrouvé tout de suite la tombe de mon grand-père, mais mon père était mort entre temps. Il est décédé le 1er juillet 1985 à Sartrouville en banlieue parisienne. Quand j’ai vu la tombe de mon grand-père, j’étais profondément troublé. C’était écrit «Benjamin Stora», je porte le même prénom que mon grand-père. J’éprouvais la sensation étrange que c’était ma propre tombe qui était là, à Constantine.

Benjamin Stora
8 avril 2003
Georgetown University
*

Benjamin Stora est né le 2 décembre 1950 à Constantine. il s’est tourné vers l’histoire de son pays d’origine, et plus spécifiquement du conflit algérien, domaine dont il est, depuis près de vingt-cinq ans, l’un des principaux chercheurs. Auteur de très nombreux ouvrages sur la guerre d’Algérie, Benjamin Stora est aujourd’hui professeur à l’INALCO (Institut national des langues et des civilisations orientales). Benjamin Stora a publié une vingtaine d'ouvrages, dont La Gangrène et l'oubli. La mémoire de la guerre d'Algérie (La Découverte, 1991), Ils venaient d'Algérie. L'immigration algérienne en France (Fayard, 1992), Appelés en guerre d'Algérie (Gallimard, 1997), La Guerre invisible (Presses de Sciences Po, 2001), Algérie, Maroc. Histoires parallèles, destins croisés (Maisonneuve & Larose, 2002)