lundi 1 décembre 2008

Ce que le jour doit à la nuit : Yasmina Khadra - Éditions Julliard - 2008

Un regard très humain sur l’Algérie coloniale

C’est l’histoire d’une bande d’amis sur fond d’Algérie coloniale entre 1830 et 2008. Elle nous est racontée par Younès, qui deviendra assez vite Jonas. Nous sommes dans la région d’Oran, chère au cœur de Yasmina Khadra.

Quelque part, dans l’Oranie, Younès est élevé, avec sa sœur Zahra, dans sa famille paysanne, au milieu d’un petit lopin de terre légué par les ancêtres de son père Issa. Ils mènent une vie miséreuse, marquée par la malchance qui finalement conduira Issa à hypothéquer ses terres, puis, suite à un incendie allumé par malveillance, verra son maigre bien confisqué par l’administration coloniale. Dès lors, il faut partir.

C’est ainsi que la famille se retrouve à Jenane Jato, bidonville d’Oran, dans une petite pièce sombre et misérable, où on dort à même le sol. Le père courageux, fier et déterminé, travaille comme une bête de somme à décharger les bateaux, sur le port d’Oran. Là encore, le mauvais œil aura le dernier mot, malgré l’acharnement exemplaire d’Issa. Devant des difficultés insurmontables, le père sera bien obligé de reconnaître qu’il n’a aucune chance d’assurer quelque avenir que ce soit à son fils. Il décide alors d’accepter l’aide de son frère, pharmacien dans les beaux quartiers d’Oran et lui confie Younès, âgé d’une dizaine d’années.

C’est ainsi que Younès change radicalement de vie, auprès de son oncle Mahi et de sa tante Germaine qui est catholique. Le couple l’appelle Jonas, lui qui a les yeux bleus et ressemble à un ange. Ainsi, son intégration parmi les pieds noirs sera plus aisée, pensent-ils. Il va à l’école et apprend vite. Il y est confronté aux comportements sectaires des petits roumis qui n’hésitent pas à considérer que les Arabes sont paresseux, ce qui le choquera beaucoup. Mais Jonas courbe le dos, n’entre pas en conflit, lorsqu’on lui cherche des ennuis et ainsi arrive à se protéger des agressions. Son père qu’il admire tant disparaît et sombre dans l’alcoolisme. La vie s écoule paisiblement jusqu’au jour où la police vient arrêter son oncle messaliste. Nous sommes à l’époque où la guerre éclate en Europe. Mahi est libéré mais reste très marqué par la semaine passée en prison. Il ne le supporte pas et décide de quitter Oran.

Nous retrouvons Germaine, Mahi et Younès/Jonas à Rio Salado, aujourd’hui El Maleh, pas loin, à l’Ouest d’Oran. Une pharmacie, la seule du village, les y attend et tout le monde reprend ses marques. Jonas, après des débuts difficiles avec Jean-Christophe, issu d’une famille modeste, s’en fera un ami et il rejoindra ainsi le reste de la bande composée de Simon qui est juif, dont le père est malheureux en affaires, et Fabrice élevé par sa mère qui est seule et qui possède plusieurs magasins. Ils seront surnommés « les doigts de la fourche ». Cette solide amitié va constituer le centre de cette saga ainsi que la venue d’Émilie, l’amour impossible de Jonas. Jonas sera pharmacien, comme son oncle.

Cette bande de copains, à laquelle se joignent souvent les deux cousins José et André va vivre les premiers émois amoureux, connaître les brouilles et les bonheurs. Jonas va côtoyer le père d’André qui possède l’une des fermes les plus importantes de la région et assistera aux mauvais traitements infligés par André à son domestique Jelloul. Il fait partie des nantis, mais n’oublie jamais ses origines, sans pour autant se manifester comme musulman. La guerre d’Algérie arrive et « les doigts de la fourche » restent toujours liés, malgré les choix des uns et des autres, mais les périodes de crise se multiplient. Jonas, lui ne choisit toujours pas son camp. Il ne sera amené à aider les combattants de l’ALN que parce qu’il lui sera demandé de dispenser des soins. Ainsi se passe la guerre à Rio avec quelques évènements très marquants qui toucheront durement la bande d’amis. C’est là aussi que chacun fera des choix de vie fondamentaux et que Jonas passera définitivement à côté du grand amour avec Émilie. En 1962, Jonas assistera au départ de ses amis et nous le retrouverons en 2008, à Aix en Provence, dernière demeure d’Émilie, où il va retrouver des septuagénaires qui lui sont chers.

Yasmina Khadra, tout au long de ces 400 pages porte un regard très humain sur cette Algérie coloniale. Jamais il ne met au premier plan les évènements politiques. Il a voulu avec force mettre les protagonistes, la vie quotidienne au centre de ce merveilleux roman. Le choix de la famille adoptive (mixité religieuse et mélange des nationalités) de Younès n’est certainement pas innocent, comme ne l’est pas le fait que la communauté juive soit représentée dans « les doigts de la fourche ». Pourtant, il ne tient pas de discours particuliers sur ces deux sujets. C’est l’une des grandes forces du roman. Le lecteur n’est à aucun moment pris dans une démarche partisane et il perçoit ainsi beaucoup mieux l’attachement passionné à la terre natale. Cette volonté de ne s’attacher qu’au parcours des personnages justifie sans doute le vide entre 62 et 2008.

L’auteur nous avait déjà montré ses talents d’écrivain. Avec ce roman exceptionnel, il s’inscrit définitivement dans la grande littérature. Le plaisir de lire ce livre est en effet autant littéraire que de vivre, l’espace de 400 pages dont on a du mal à s’extirper, avec ces personnages qui nous touchent et nous transportent dans cette Algérie tumultueuse.

Nous ne remercierons jamais assez Yasminna Khadra d’avoir écrit cette très grande saga.

vendredi 28 novembre 2008

Visa pour la haine : Nassira Belloula - Éditions Alpha - 2008


C'est l'histoire de Noune, jeune Algérienne de Bab El Oued, qui va être happée par la violence, victime d'évènements qu'elle ne domine pas. Avec elle nous retrouvons la décennie noire qui a tant fait de mal à l'Algérie et nous parcourons le monde de l'l'Afghanistan, à l'Iran en passant par la Syrie, l'Irak, le Pakistan pour finir à New York où la vie de Noune s'écroule complètement.

Nous assistons aussi, de 1994 à 2004, à la destruction d'une famille entière, victime de la violence, du terrorisme, de l'extrémisme et de l'embrigadement. Une famille modeste comme il y en a tant et que rien ne prédestinait à cette descente aux enfers. Elle va être broyée par un intégrisme implacable qui se saisit de la misère humaine et de la grande détresse des petites gens pour recruter ses martyrs qui, finalement, ne choisissent pas de l'être.

Noune était une étudiante comme tant d'autres qui avait ses rêves pour se défendre du malheur social et s'échapper de l'enfermement de son pays. Les livres, puis les images du monde véhiculées par la parabole lui seront retirés. Elle sera dès lors confrontée à une extrême violence, qu'elle n'a pas choisie, par le biais de ses frères qui seront tous fanatisés par l'extrémisme et par le mari de sa sœur Souha, "émir" féroce qui, après la mort de celle-ci, entraînera Noune qui a promis à sa sœur de veiller sur son fils Hanouni, dans ses aventures terroristes à travers le monde. Ainsi elle connaîtra le pire de la violence et sera confrontée au malheur, au désastre, à la détresse, au désespoir et à la mort omniprésente. C'est comme cela qu'elle va être récupérée par l'Organisation et qu'elle fera l'impensable.

Nassira Belloula, à travers cette fiction nous oblige à voir comment cette violence peut ronger un être humain. Elle pose un regard très cru sur une réalité que nous sommes tentés d'ignorer. La force de son roman est là, dans ce cercle infernal qui conduit tout droit au néant. Elle nous met en garde contre finalement la banalité de la haine et l'endoctrinement qui en résulte. Elle nous rappelle ainsi que n'importe qui peut en être victime.

mercredi 26 novembre 2008

Djemina : Nassira Belloula - Média-Plus - 2008


Je peux parler de ce livre parce que son auteure me l'a fait parvenir. Qu'elle en soit ici remerciée car sans cela je ne pouvais pas l'acheter en France.

Cette remarque est d'importance pour l'ensemble de la littérature algérienne. Si on trouve Maïssa Bey, Yasmina Khadra et Assia Djebbar, par exemple, c'est parce qu'ils ont une notoriété et sont édités par des maisons françaises. Les jeunes auteurs algériens sont plus nombreux qu'on le pense et de talent. Il serait grand temps de leur faire justice. À ma connaissance, un seul titre de Nassira est disponible en France : Algérie, le massacre des Innocents (2000), aux éditions Fayard. Un seul titre sur une liste d'ouvrages déjà conséquente :

- Les portes du soleil (Poésie) - Enal, 1988

- Algérie, le massacre des innocents (Recueil) - Fayard ISBN : 2213605432, 2000

- Rebelle en toute demeure (Récit) - Éditions Chihab, Alger, 2003

- La revanche de May (Roman) - Éditions ENAG, Alger, 2003

- Conversations à Alger (Entrevues) - Éditions Chihab, Alger, 2005

- Femmes dites (Nouvelles) - Éditions Apic, Alger, 2006

- Les belles algériennes. Confidences d'écrivaines (Récits) - Éditions Media Plus, Constantine, 2006

- Djemina (Roman) - Éditions Media Plus, Constantine ISBN : 9961-922-02-6, 2006

- Visa pour la haine (Roman) - Éditions Alpha, Alger, 2008

Nassira, j'en ai parlé dans l'article Algérie-News s'en prend à Nassira Belloula, sur ce blog. C'est aussi une journaliste qui s'engage et qui prend des risques. C'est une journaliste de convictions et une auteure qui écrit aussi bien des essais que de la poésie et des romans.

Désormais, Nassira prend place aux côtés de Maïssa Bey et Assia Djebar, en ce qui concerne la défense des femmes de son pays.

Djemina c'est 22 chroniques à travers les âges, sur des destins de femmes réelles ou imaginaires. C'est aussi une ville des Aurès d'où est native Nassira Belloula. Les contes et légendes sont le terreau de ces récits qui parlent de l'histoire de l'Algérie à travers des femmes comme la vierge de Tifelfel (an 115), Sophonisbe (203 avant J-C), Dehia (an 860), Lallia (1546), Zerda (1849), Hadda (1998), Djrouta (1970), Zerfa (1980), La marquée (1970), La fille à marier (1967), La fille de la montagne Jalis (1998), l'Aïeule (2003), La femme miracle (1955), Zara (1995), La femme martyre (1997), Melha (1973), La belle des beaux quartiers d'Alger (1980). Des femmes courageuses, passionnées, martyres, violentées, rebelles, admirables.

Il faut les découvrir, au travers de ces récits parfois très courts, tous très bien écrits avec beaucoup de poésie, en même temps que plein de réalisme. Il faut aller à la rencontre de cette Algérie là, si nous voulons la comprendre mieux encore.

Djemina est le premier livre de Nassira que j'ai pu lire. Je vais de ce pas continuer de la découvrir avec "Visa pour la haine" des éditions Alpha dont je parlerai dans une prochaine chronique.

vendredi 15 août 2008

Française

La réalisatrice, Souad El-Bouhati, passe à côté d'un très beau sujet : dommage !

Voir la bande annonce : ici


J'ai pour principe de ne mettre sur ce blog que des papiers positifs. Je fais ajourd'hui exception à cette règle, tellement je suis déçu, après avoir nourri beaucoup d'espoirs sur ce film. Je ne partage donc pas les nombreuses critiques positives et notamment celle de Télarama.

Je m'empresse de dire que Hafsia Herzi, césar du meilleur espoir 2008, est excellente, tout comme dans "La graine et le mulet" d'Abdellatif Kechiche.


Hafsia Herzi dans Française de Souad El-BouhatiLe pitch : "Sofia, née en France de parents maghrébins, passe une enfance heureuse dans sa cité de province. Son père [qui perd son job (ndlr)] ayant le mal du pays, elle se retrouve dans une ferme au Maroc. Elle a dix ans à peine. Elle se jure de passer son bac afin de retourner en France à dix-huit ans. Mais la vie s'arrange toujours pour bouleverser nos plans... " (evene.fr)

Le sujet abordé va à rebours des clichés sur l'immigration : Famille, déracinement, passage à l'âge adulte, refus de laisser sa terre natale, la France, pour Sofia, l'héroïne du film qui se sent exilée au Maroc et ne rêve que de son retour en France. Pour une fois "la beurette" n'exalte pas le communautarisme et exprime une identité très forte qui bannit les clichés habituels. Pas de problèmes des banlieues, pas d'islamisme, pas de replis communautaire. La réalisatrice a cette phrase qui situe ses intentions : "Le pays d'origine qui lui manque tant n'est pas la France, c'est son Enfance." Mais même là on ne trouve pas la profondeur.

Les paysages marocains sont bien mis en images. Ils permettent de rentrer dans cette ambiance si différente de celle ressentie de la France.

Le film tarde à démarrer et lorsqu'il s'installe enfin, après trois quarts d'heure très lents, Souad El-Bouhati, qui a été longtemps assistante sociale, traite tous les thèmes énumérés plus haut, d'une façon très superficielle. La mère qui finalement prend les décisions par rapport au combat de sa fille pour retrouver la France, offre un visage fermé, autoritaire, mais le spectateur reste sur sa faim quant aux relations avec le père qui est insignifiant dans le film. Hafsia porte le film de bout en bout sur les épaules face à des comédiennes mal dirigées qui récitent leur texte plus qu'elles ne l'interprètent.

Finalement, le spectateur comprend que Sofia gagne son indépendance, obtient le droit de décider seule, mais c'est à la toute fin du film, sans que le combat soit vraiment livré, en ce sens que l'héroïne ne s'attarde pas sur les problèmes de fond : les racines familiales, la terre natale (la sienne et celle de ses parents), l'enfermement des femmes marocaines, les rapports hommes-femmes au Maghreb, etc...

C'est un grand regret, car la thématique du film pouvait porter très haut la réflexion sociale et politique. Souad El-Bouhati, dont c'est le premier long métrage, aura sûrement l'occasion de concrétiser la sensibilité que l'on sent poindre avec ce film.

jeudi 14 août 2008

Le Grand poète a été inhumé hier à Ramallah


Déclaration suite au décès de Mahmoud Darwich

En ce jour bien sombre de l’histoire de la Palestine, je tiens à exprimer notre profonde douleur et notre immense tristesse pour la perte de la légende de tout un peuple, pilier de la littérature palestinienne, et bien au-delà phare de la littérature mondiale contemporaine : Mahmoud Darwich, lauréat du prix Prince Claus pour «son œuvre impressionnante», chevalier des Arts et des Lettres (en France), nous a quitté ce samedi 9 août 2008 à la suite d’une troisième intervention chirurgicale.


Né le 13 mars 1941, à Al-Birweh, en Galilée, Mahmoud Darwich, porte-parole de la tragédie palestinienne, restera la voix de la misère des enfants aux pieds nus de nos camps de refugiés, l’odeur de notre terre perdue, de ses oliviers, ses fleurs d’amandiers, de son café et de son pain. Il fut le chant des oiseaux migrateurs qui attendent éternellement le retour. Il fut la mémoire des batailles, des bateaux qui emmenaient notre cause de port en port. Il fut le passeport de notre identité palestinienne, et l’expression de la douleur de l’homme opprimé, là où il se trouve… Mais il incarna aussi le souffle d’espoir qui fleurissait nos printemps et bénissait nos nouveau-nés. Mahmoud, qui chantera ta disparition aujourd’hui, toi, qui était le seul poète sachant exprimer une telle douleur ?


Tu restes à tout jamais dans nos cœurs, ton œuvre et ton nom sont gravés pour l’éternité au panthéon des grands poètes de ce monde. Pour le peuple palestinien, ton départ est insurmontable. En ces temps d’incertitudes, nous avions tellement besoin de ta voix pour nous soutenir et nous rassurer, parfois pour nous révéler à nous même. Nous avons encore tellement besoin de ton message de paix pour réveiller la conscience de ce monde comme qui trop souvent ferme les yeux et fait la sourde oreille aux cris de nos victimes meurtries. Mahmoud, tes vers sont immortels comme l’était ton combat. De ton paradis, tu continueras à chanter, car il n’y a plus de frontières pour ton âme là où tu vas. On se retrouvera peut être un jour en paix sur les sommets du Carmel qui ont vu ton enfance. Héritiers de ta mémoire, il nous appartient maintenant de déclamer tes rimes, et de te promettre de continuer de porter haut ton combat pour la justice et pour l’Homme… Adieu le dernier de nos frères, de nos amis, de nos amours… Adieu, la voix de la Palestine !

Hind Khoury,Déléguée générale de la Palestine en France


Edition du 14/08/2008

Bonjour Monsieur Darwich !

A ceux qui envoyaient des roquettes sur ton peuple, tu ripostais avec des mots nimbés d’un « lyrisme épique ». Tu as été le meilleur professeur pour nous, enfants du Maghreb, qui pour certains, ne maîtrisaient pas parfaitement la langue d’El Moutanabi.

A Alger, Beyrouth ou Stockholm, ta voix interpellait les spectateurs. De sorte que lorsque le spectacle s’arrête, on emporte la musique dans sa tête. Maintenant que tu n’as plus à avoir « honte des larmes de ta mère », tu es mort comme tu as toujours vécu : à cœur ouvert. Dans tes interviews, tu te montrais parfois agacé des étiquettes de « poète de la résistance » ou de « représentant du peuple palestinien opprimé ». Tu estimais que « la Palestine n’était pas seulement un espace géographique délimité », qu’elle renvoyait « à la quête de la justice, de la liberté, de l’indépendance, mais aussi à un lieu de pluralité culturelle et de coexistence ». Tu enjoignais aux « passants entre les paroles passagères » de partir n’importe où, mais c’est toi qui es parti, trop tôt. Tu étais l’adepte du « less is more ». En peu de mots, tu nous tuais et nous faisais revivre. En un seul vers, tu faisais virevolter nos cœurs.

Tu aimais à dérouter tes lecteurs et auditeurs en usant et abusant des métaphores les plus improbables : « Ils ont vendu mon sang comme de la soupe en sachet », « l’odeur du café est une géographie », « les oiseaux sont le prolongement du matin », « le fleuve est l’épingle à cheveux d’une dame qui se suicide »… Ta poésie n’était jamais sombre, pourtant tu ne te lamentais pas, gardant toujours l’espoir du « retour ». Ton triomphe est, en partie, lié aux artistes qui ont chanté tes vers, à l’exemple de Marcel Khalifa ou de Majda el Roumi. Ton premier succès, à l’âge de 20 ans, était presque le fruit du hasard. Alors que tu devais remplir un formulaire au ministère israélien de l’Intérieur, sous la rubrique « nationalité », tu avais simplement écris « Arabe ». Le fonctionnaire en est resté coi : « Arabe ? » - « Oui, inscris, je suis Arabe ! », répondais-tu. Plus ce poème avait du succès et plus il t’irritait. Tu ne comprenais pas que les Arabes aient besoin de quelqu’un qui leur rappelle leur arabité. Ton histoire se confondait avec celle de ton peuple : naissance à El Jalil en 1941, départ familial au Liban en 1950, retour clandestin en Galilée entre 1960 et 1970, installation à Beyrouth en 1982, puis de longues années d’errance, cette « patrie dans une valise » entre Paris et Tunis puis Ramallah à partir de 1996 et d’autres haltes encore…

A l’exemple de nombreux intellectuels palestiniens comme Edward Saïd, tu as rejeté les accords d’Oslo, n’hésitant pas à démissionner du comité exécutif de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), soutenant que tu ne pouvais pas « assumer la responsabilité » d’une telle décision et protestant contre ce que tu appelais « une paix injuste ». Mais ta plus grande victoire a été de dessiner dans l’esprit collectif l’image d’une mémoire spoliée. A travers tes écrits, « l’Etat » palestinien prenait corps. Ils rétablissaient ce que l’Histoire avait brisé. Et maintenant ? Ta blessure restera ouverte et d’autres poètes venus « d’un pays dépourvu de pays » voudraient poursuivre la quête de la justice et de la liberté. Tamim el Barghouti – ton petit frère en poésie prophétique – rassemble déjà les foules et donne du fil à retordre aux services de sécurité. Dans l’un de tes derniers recueils, tu as écris ces vers qui sonnent aujourd’hui comme un ultime appel : « Ceux que tu aimes sont partis, alors sois, ou tu ne seras jamais... » Ta tombe a été dressée sur un promontoire qui surplombe la banlieue de Jérusalem et l’ensemble de la Palestine, une surélévation d’où tu ne te contenteras pas seulement de faire des reproches politiques au vieux Yasser Arafat, mais d’où tu pourras surtout, chaque matin, crier ta poésie en un immense bonjour à la Palestine historique.




Edition du 14/08/2008

Mahmoud Darwich a été inhumé hier à Ramallah
Le double destin d’un grand poète

Par Mohamed Bouhamidi


Au bout de tous les comptes et de toutes les amertumes, au bout des oliviers déracinés, des maisons détruites, des terres occupées et spoliées, de la colonisation triomphante, de la solitude, de la prison à ciel ouvert et de la mort promise à tous, dans la conscience et dans l’émotion, la Palestine continue d’exister bien au-dessus des confettis, des divisions, des traîtrises et des lâchages comme image sanglante ou comme blessure, comme territoire symbolique invaincue. Elle le doit à son poète. Jamais dans l’histoire de l’humanité, un poète n’a réussi à faire vivre un pays même si des poètes ont réussi à tisser des légendes, à construire des symboles, produire des hymnes. Passé de la tutelle ottomane au mandat britannique avant de subir une colonisation de peuplement dont les seuls équivalents restent les tragédies et les génocides amérindiens, la Palestine n’avait pas eu le temps de se constituer en Etat autonome. Les Britanniques, les sionistes et leurs complices hachémites firent avorter dans les complots et dans le sang –et c’est peu dire– les embryons fragiles d’une conscience et d’un mouvement national au milieu d’une société agraire et villageoise sans aucune expérience de l’organisation des partis politiques modernes.
La Palestine allait naître à la vie en se libérant de la tutelle hachémite et de la tutelle de la Ligue arabe avec la création des mouvements de résistance qui se regrouperont plus tard au sein de l’OLP. Mais des mouvements de résistance ne sont pas un Etat, encore moins un pays. Ils sont un projet politique avec toutes les controverses et les débats qu’ils suscitent naturellement. Pourtant la Palestine, pays, va exister à la fois sans ces mouvements de résistance et à côté d’eux sans subir les contrecoups des divergences, des contradictions, des heurts de vision, de méthodes, de démarches ou d’alliances. Je ne vous parle pas d’une Palestine-histoire, une curiosité du passé, une terre mythique des religions. Non, je vous parle d’une Palestine–pays vivant au présent. Elle le doit à Mahmoud Darwich. Cette Palestine symbolique est un don de Darwich comme on dit de l’Egypte qu’elle est un don du Nil. Cette naissance doit beaucoup aux mouvements de résistance, bien sûr, et le mot arabe de fedayin allait entrer dans le vocabulaire de toutes les langues et occuper toutes les rédactions. Cela ne vous donne pas pourtant la chair du pays même si le sang coula à profusion. Non que le poète créait en dehors de ces luttes -au contraire, il en fut un admirable interprète– mais il donnait ce qui leur manquait : l’être qui était derrière l’image de l’exilé, du déraciné, du prisonnier, du résistant. Ces poèmes -qu’on appellera plus tard de résistance– remplirent plusieurs fonctions immédiates. Dire la condition ou plutôt les conditions des Palestiniens et puis dire la terre, les oliviers, le café et le pain de la mère, dire la prison et l’exil et la mort. A mon avis Inscrit, je suis arabe reste le poème clé de cette période qui dira tout du Palestinien : sa patience, ses souffrances muettes, son caractère foncièrement pacifique, son attachement à la terre, son humilité, les ravages de l’humiliation israélienne sur l’image du père et la colère qui gonfle. Son succès ne se démentira jamais et aujourd’hui bien des ados algériens qui n’ont rien connu de cette période de feu récitent ce poème dans un étrange rapport. Darwich s’expliquera de ce rapport entre le combat palestinien et ses poèmes qui ont bouleversé des dizaines de millions d’hommes à travers le monde. A une question de Hamraoui Habib Chawki dans une émission de l’ENTV, il dira que ses textes, comme tous les textes, naissent dans des circonstances. Seules les œuvres d’art, la poésie véritable, peuvent, en trouvant dans les circonstances ce qui relève de l’humain, dépasser ces circonstances et porter désormais un message à tous les hommes. De ce point de vue, incontestablement, Mahmoud Darwich a produit une grande poésie. Absolument magnifique.
Le rapport des Algériens à sa poésie éclaire bien des aspects de son œuvre et de ses rapports avec le public. Marcel Khalifa a joué un rôle considérable dans la diffusion des œuvres de Darwich en Algérie, dès la fin des années 1970, sous l’impulsion des jeunesses des courants progressistes et marxistes algériens notamment le PAGS. Ce passage par Marcel Khalifa explique pourquoi les Algériens connaissent plutôt les poèmes chantés par ce grand artiste libanais. Mais le jeune et très jeune public qui ira écouter Majda Erroumi, en 1994 ou 1995 à la Coupole, reprendra avec elle en masse et sans aucune faute les vers du poème Beyrouth écrit en 1982. La transmission avait trouvé d’autres voies, celle de Majda aussi, mais je pense des voies relevant du secret qui s’établit entre le poète et son public, ses mots et les émotions de ses lecteurs ou de ses auditeurs. Marcel Khalifa, Majda Erroumi et les courants progressistes algériens n’auraient pu asseoir ce succès, cette force dans le public si l’œuvre n’était exceptionnelle. Je me souviens qu’à cette époque des années 1970 avec les luttes qui s’engageaient au Liban mais aussi avec d’autres événements nationaux ou dans le monde arabe, les Algériens percevaient Darwich comme leur poète. Un poète palestinien, certes, mais surtout leur poète. La force des convictions libératrices de la domination coloniale encore vivante dans les mémoires, les luttes de libération africaines, les cendres encore chaudes de l’extraordinaire combat vietnamien, le rêve guévariste et l’idée d’une solidarité encore possible des peuples arabes avec les Palestiniens investissaient Mahmoud Darwich de cette double identité arabe et palestinienne. Il faudra, bien sûr, réfléchir plus avant sur l’effritement de cette identité et son recul face aux identités religieuses dans le monde arabe mais là n’est pas le propos de cet hommage. Il me semble bien que Beyrouth, poème de combat s’il en fût, marque la mort subreptice, insensible et souterraine, silencieuse de cette double identité. Il lira lui-même ce poème devant le Conseil national palestinien réuni à Alger en 1982. Le poème est d’une beauté époustouflante. La voix de Darwich et l’art de la lecture fascinent. On peut voir dans ce texte trois parties essentielles. Face à ces responsables défaits, il parle au Palestinien et lui demande de se battre.
«Encercle ton encerclement, il n’y a pas d’issue.
Frappe ton ennemi, il n’y a pas d’issue .»
Comme si le poète pressentait après la trahison arabe que l’OLP allait se diriger vers l’abandon de la lutte et vers cette mascarade d’Oslo qui le fera démissionner et continuer seul le combat dont le poème Passants parmi les paroles passagères nous fournira un modèle. Dans la deuxième partie de Beyrouth, il tournera en dérision les dirigeants arabes. Une dérision féroce, implacable. Il se moquera d’eux avec des sommets dans l’ironie. Ces passages sont d’une audace exceptionnelle dans la critique de la fausse religiosité, dans les faux engagements et, devant l’outrage, les dignitaires ne pourront rien faire sinon se lever et applaudir. Etrange scène où le poète, immunisé par son aura et par l’amour de son peuple et de ses lecteurs, peut opposer au pouvoir politique des puissants le pouvoir poétique. Dans la troisième partie du poème, Darwich s’adresse encore une fois au Palestinien et l’invite au combat. Solitaire, cette fois. Seul, cette fois.
«Tu es la question.
Qui sait d’où se lèveront les vents.
Va, pauvre comme les prophètes
Et nu comme la prière…»
Et pour bien se faire comprendre, face à Arafat qui venait de perdre son organisation et ses territoires de Beyrouth, face aux chefs d’Etat ou autres responsables, il affirmera au Palestinien combien la perte est dérisoire et combien seul compte le combat.
«Comme l’idée est sublime Comme la révolution est grande Comme l’Etat est petit.»
A mon avis, Darwich venait de couper avec les illusions d’un arabisme qui s’était fourvoyé dans des voies idéologiques et politiques contraires aux intérêts des peuples arabes. Le poète ne sera plus que palestinien. Il va entrer dans le destin unique par la tragédie de son pays. Sa production va rester prolifique et de la qualité des plus grands poètes. Ses thèmes vont s’élargir et il est bien dommage qu’ils n’aient pas trouvé d’interprètes à leur mesure comme il est bien dommage que nous ne les connaissions qu’à travers Internet puisque même l’année algéroise de la culture arabe ne lui a pas fait de place dans l’édition mais nos états peuvent faire une place à un poète à qui le peuple a ouvert tous ses espaces émotionnels.
Au cours de ce travail constant d’écriture, post-1982, qui lui demande une relation critique avec ses textes –il laisse passer plusieurs mois ou plusieurs semaines avant de les reprendre et de les corriger, les réécrire ou les abandonner-, par le miracle ou le mystère qui donnent aux grands poètes les dons de la prémonition se levèrent, «pauvres comme les prophètes et nus comme la prière», les enfants palestiniens. Nul n’avait prévu le vent et nul ne sut d’où il arrivait. Face aux chars, ils lancèrent des pierres. Ils moururent par centaines. En cette année 1988, des poètes israéliens l’invitèrent à une rencontre pendant que le sang des enfants coulait. Il répondit par ce poème qui créa une polémique mondiale : Passants parmi les paroles passagères. Eblouissant. D’une force inouïe, jugez-en par ce passage :
«Vous fournissez l’épée, nous fournissons le sang
Vous fournissez l’acier et le feu, nous fournissons la chair
Vous fournissez un autre char, nous fournissons les pierres
Vous fournissez la bombe lacrymogène, nous fournissons la pluie
Mais le ciel et l’air sont les mêmes pour vous et pour nous
Alors, prenez votre lot de notre sang, et partez
Allez dîner, festoyer et danser, puis partez
A nous de garder les roses des martyrs
A nous de vivre comme nous le voulons.»
Désormais hors de toute organisation, Darwich choisit d’être invariablement avec son peuple. Dans la solitude de son peuple. Dans le combat solitaire de son peuple. Ce poème marque, toujours à mon avis, le passage définitif de Darwich dans un repli national qui se traduira par un repli personnel. Il va chercher au plus profond de son être la subjectivité palestinienne. Il parlera de l’amour, des rencontres de hasard, des doutes, des chambres d’hôtel, des trains, des gares ou des avions. Certains lui reprocheront d’avoir quitté le terrain de la poésie de résistance, de ne plus écrire en liaison avec les luttes immédiates et les souffrances du quotidien. Il s’en expliquera aussi dans un texte où il révèle un aspect moins connu chez lui : sa formation philosophique et son excellence dans les questions de l’être. Darwich est aussi un théoricien et un penseur et sa revue El Karmal reste une preuve de qualité de ses liens avec la théorie. Donc, il dira un long texte lu à Ramallah en 2005, dont je vous livre cet extrait :
«Dire que le sujet a le droit d’être reconnu en tant que tel dans un groupe, c’est une façon comme une autre de vouloir la liberté des individus qui composent le groupe. De ce point de vue, dans le contexte d’une lutte de longue haleine, cette poésie qui exprime notre humanité et nos préoccupations individuelles –qui ne sont jamais seulement individuelles– est une poésie qui représente la dimension humaine subjective de l’acte de résistance poétique, même quand c’est une poésie qui parle de l’amour, de la nature, d’une rose que l’on contemple ou de la peur qu’inspire une mort ordinaire…
Un Palestinien est d’abord un être humain qui aime la vie, tremble à la vue des fleurs d’amandier, a la chair de poule au contact de la première pluie de l’automne, fait l’amour pour assouvir un désir physique naturel et non pour répondre à un mot d’ordre, fait des enfants pour transmettre le nom et conserver l’espèce et la vie et non par amour de la mort, sauf s’il s’avère par la suite que la mort est préférable à la vie ! Cela revient à dire que la longue occupation n’a pas réussi à effacer notre nature humaine ni à assécher notre langue et nos sentiments face aux barrières qu’elle dresse devant nous.C’est un acte de résistance que de voir la poésie assimiler la force de la vie ordinaire qui est en nous. Pourquoi alors accusons-nous la poésie d’apostasie lorsqu’elle assume les beautés sensibles et la liberté d’imagination qui sont en nous et résiste à la laideur par la beauté ?
C’est ainsi que la poésie qui défend la vie devient une forme de résistance… C’est pourquoi il convient de développer nos manières d’exprimer les aspects humains dans notre vie publique et privée en faisant évoluer la dimension esthétique du poème et la littéralité des textes, en maîtrisant ce métier difficile, en se référant aux critères artistiques généraux et non uniquement à la spécificité de la condition palestinienne. Ce sont là des tâches à la fois poétiques et patriotiques ; ce sont elles qui préparent notre poésie à un dialogue créatif avec le monde afin que la reconnaissance de notre haut pouvoir de création artistique nous incite au bout du compte à nous intéresser à la patrie de cette création. Combien de pays avons-nous aimés, sans les avoir connus, parce que nous en avons aimé la littérature !»
Faire aimer la Palestine. Voilà la dernière tâche politique du poète. Comment transcender les vicissitudes de la lutte politique et de la domination de l’ennemi qui a amené les Palestiniens là où ils en sont aujourd’hui ? Comment contrecarrer l’immense machine de guerre et de propagande de l’ennemi qui cherche à disqualifier ce peuple et ses luttes ? Je crois qu’il manque quelque chose à l’explication de Mahmoud Darwich qui relève de son rapport à sa propre création. Ce qui apparaît comme un repli sur soi dans son écriture traduit une recherche de nouvelles balises pour les luttes futures avec cette intuition que les Palestiniens, contre toutes les trahisons et contre tous les malheurs, doivent aller puiser plus loin les raisons de l’espérance. Est-ce vraiment un repli que d’écrire ces vers :
«Qui suis-je pour vous dire ce que je vous dis ?
Je ne suis pas la pierre façonnée par l’eau
pour que je devienne visage
ni le roseau percé par le vent
pour que je devienne flûte…
Je suis le joueur de dés
Je gagne ou je perds
Je suis votre pareil ou un peu moins…
L’inspiration aurait pu me manquer
et l’inspiration est la chance des solitaires.[…]
Le poème est un coup de dés sur le damier de l’obscurité
Il rayonne ou ne rayonne pas et les paroles tombent telles des plumes sur le sable […]
Qui suis-je pour vous dire ce que je vous dis ?
J’aurais pu ne pas être moi j’aurais pu ne pas être ici…
L’avion aurait pu s’écraser un matin
J’ai la chance d’être un lève-tard
j’ai raté l’avion
J’aurais pu ne pas connaître Damas, le Caire, le Louvre ou les villes enchanteresses […]
J’ai la chance de dormir seul
de pouvoir écouter mon corps
de croire que j’ai le don de découvrir la douleur
et d’appeler le médecin, dix minutes avant la mort
Dix minutes suffisent pour vivre par hasard
pour décevoir le néant…»(Le Joueur de dés…)
Ou encore cet autre extrait d’un autre poème :
«Elle est seule, le soiret moi, comme elle, je suis seul…
Entre moi et ses chandelles dans le restaurant hivernal,
deux tables vides.
[Rien ne trouble notre silence]
Elle ne me voit pas quand je la vois cueillir une rose à sa poitrine.
Je ne la vois pas quand elle me voit siroter un baiser de mon vin…
Elle n’émiette pas son morceau de pain,
et moi, je ne renverse pas l’eau sur la nappe en papier.
[Rien ne ternit notre sérénité]
Elle est seule et je suis seul devant sa beauté.
Je me dis : Pourquoi cette fragilité ne nous unit-elle pas ?
Pourquoi ne puis-je goûter son vin ?
Elle ne me voit pas quand je la vois décroiser les jambes…
Et je ne la vois pas quand elle me voit ôter mon manteau…
Rien ne la dérange en ma compagnie,
rien ne me dérange, nous sommes à présent unis dans l’oubli…»
(extrait de Ne t’excuse pas).
Moi, je vous dis : voilà le miracle que Darwich réalise, contre l’idée que peuvent se faire les autres des Palestiniens. J’imagine des lecteurs de partout et cette simple question à la lecture de ces deux extraits : «Ils sont comme cela les Palestiniens ? Avec cette humanité, cette beauté, ce rapport à l’autre ?» Oui, ils sont comme cela et pas comme nous les présentent les médias subjugués par les sionistes. Oui, la Palestine est bien un don de Darwich.

mardi 12 août 2008

Mahmoud Darwich : il est mort le poète...


C'était un très grand poète, le chantre de la cause palestinienne. La maladie l'a vaincu, lui qui était toujours debout, droit dans ses bottes.

La presse algérienne lui rend hommage.


MAHMOUD DERWICH
Il est mort le poète!
12 Août 2008 - Page : 12


Est-ce le sort qui veut qu’à chaque fois je m’engage dans une épreuve aussi difficile que celle-ci pour pleurer la disparition d’un de mes frères de combat ou d’un de mes nombreux amis avec lesquels j’ai eu de grands souvenirs au cours de nos passionnantes missions pour le devenir de notre pays ou de notre communauté arabe?

Il n’y a pas si longtemps, j’ai eu à évoquer le souvenir d’un éminent moudjahid..., j’ai pleuré sincèrement Mohamed Merzougui, ce militant hors du commun qui avait érigé le sacrifice en vertu cardinale. Bien avant lui, Yasser Arafat, qui a su imprimer à la révolution palestinienne la volonté d’aller jusqu’au bout à travers une Intifadha historique, et, peu après, Georges Habache qui a constamment vécu avec une passion de nationaliste impénitent. Aujourd’hui, ce même sort, me tient pour responsable devant l’Histoire et me contraint à rédiger, à l’intention des jeunes, un «petit quelque chose» sur mon ami, que dis-je, sur mon frère Mahmoud Derwich, qui vient de rendre l’âme en ce 9 août 2008, dans un hôpital au Texas, loin de sa terre natale, alors qu’il luttait pour la survie ou..., plus exactement, pour continuer son combat.
Ainsi, j’ose m’exprimer avec la douleur qui m’étreint, pour pleurer mon frère Mahmoud Derwich qui vient de s’éteindre après soixante-sept ans de combat légitime, un combat auquel il a donné le meilleur de lui-même, en s’engageant corps et âme dans une bataille qui lui a été imposée depuis sa naissance dans une terre qui a été ravie aux Palestiniens depuis 1948 par les soudards sionistes, au nom d’un concept insidieux et inacceptable. Ainsi, le chantre de Palestine qui a toujours repoussé cette occupation en revendiquant, dans ses vers, avec la noblesse et la saveur poétiques, la liberté et la souveraineté de son pays, vient de rendre l’âme au Tout-Puissant, pour laisser d’autres, des milliers d’autres Derwich, poursuivre son sacrifice pour lequel il a toujours vécu, en refusant le fait accompli sur «sa terre, ses rivages, sa mer, son blé, son sel et ses blessures...» Et pourquoi ne pas écrire, pardon ne pas évacuer de mon sein, ce qui m’adjure de sortir pour être su par les jeunes qui ont tant besoin de repères pour apprendre la vie, pour prendre conscience à partir du combat de leurs aînés. Et Mahmoud Derwich est, en effet, cet exemple de courage, d’abnégation et de profonde sincérité. Il écrivait pour la Palestine, affirmait notre ami commun, le regretté Hussein Mroué, «comme chante un amant. Pour ses amours de chair comme qui cherche sa patrie. Pour la poésie comme si elle était la patrie, l’amante et l’identité. A chaque fois, il écrit comme s’il était, lui-même, la joie de l’amant et sa douleur, la sueur et les halètements de celui qui court en quête de patrie...Et c’est ainsi que jamais la métamorphose ne s’arrête et que Mahmoud n’en finit pas d’arpenter les frontières du renouveau.» Que c’est joliment dit! Franchement, un témoignage éloquent. Et comment ne l’est-il pas quand Mahmoud déversait ses bouquets de beauté poétique devant les impénitents colonisateurs? Voyons ce poème écrit en 1988, qui a fait couler tant d’encre en Israël et devant les membres de la Knesset:

Vous qui passez parmi les paroles passagères
Portez vos noms et partez
Retirez vos heures de notre temps, partez...
Extorquez ce que vous voulez
Du bleu du ciel et du sable de la mémoire
Prenez les photos que vous voulez, pour savoir
Que vous ne saurez pas comment les pierres de notre terre
Bâtissent le toit du ciel.

Mais ce langage, selon Mahmoud Derwich, les Israéliens le comprennent-ils? Non! Ils ne peuvent le comprendre car ils sont façonnés dans un moule -pardon, ils sont élevés dans une propagande- qui les laissent comprendre que «Le monde entier est contre eux», un autre alibi qui est devenu la spécificité d’Israël et la condition de son existence.

Ce en quoi, il a répondu un jour, froidement, courageusement, placidement, par deux phrases qui n’étaient pas composées dans le style de la poésie, mais qui attiraient plus encore, du fait qu’elles s’inscrivaient dans le chapitre de ces répliques de fortes magnitudes: «Les Israéliens poseraient-ils comme condition de la paix avec les Palestiniens que ces derniers tombent d’abord amoureux d’eux? Dans ce cas, nous risquons d’attendre longtemps, très longtemps.»

Mais avant de continuer sur l’oeuvre de ce géant de la littérature arabe combattante, disons aux jeunes de chez nous, cette génération qui doit prendre exemple sur ces Hommes d’envergure, sur ces défenseurs obstinés de justes causes, ce que fut Mahmoud Derwich, dans sa vie, dans son cheminement politique, dans sa lutte antisioniste, dans ses campagnes pour l’émancipation de son peuple de Palestine.C’est pour cela que je vais dire l’essentiel le concernant, en quelques phrases, non sans ce «préjugé» de l’ami, plutôt du frère de combat, comme il me plaît à le qualifier, car ayant été souvent côte à côte dans plusieurs rencontres internationales, dont les Conférences, les Congrès, les Colloques, les Symposiums, les Festivals, où il nous était donné de mener, tambour battant, cette lutte pour les principes que s’imposaient nos deux révolutions pour rétablir le peuple palestinien dans ses droits inaliénables.

Ce fut du temps où le front anti-impérialiste avait encore sa raison d’exister dans un monde où les «Grands» prônaient l’essence d’une «liberté bien étrange», comme disait quelqu’un bien de chez nous. Ce monde, en réalité, «ne ressemble guère à l’espace où l’on croyait contribuer à créer en participant à la guerre, un monde fraternel et solidaire, un monde généreux...» C’était du temps où notre pays soutenait indéfectiblement la justice, le droit des peuples qui menaient un combat libérateur contre le colonialisme, le néocolonialisme, l’impérialisme, le sionisme, l’apartheid et la ségrégation raciale dans d’autres continents à travers le monde.L’exil en 1948
Mahmoud Derwich naquit en 1941 dans une famille modeste de petits propriétaires terriens qui se virent spoliés en 1948 et chassés de leurs terres. Sa famille, composée de quatre frères et trois soeurs, se réfugia au Liban momentanément avant de revenir en Palestine occupée pour s’y installer clandestinement à Deïr El Assad, car leur village d’origine ayant été complètement rasé par les Israéliens qui aménagèrent sur le site des structures pour installer une colonie de peuplement. Entre-temps, Mahmoud Derwich ne pouvait interrompre ses études primaires. Assidu et studieux, il les continua dans le village de Deïr El-Assad, tout en vivant les affres de cette menace constante qu’un jour sa famille serait chassée une deuxième fois par les autorités sionistes. Plus tard, il finit ses études secondaires à Kafr Yasif, une ville située tout près de Jdeideh au nord de la ville de Galilée. De là, le jeune Mahmoud, plein de bonnes dispositions littéraires, partit à Haïfa où il publia, en 1960, alors qu’il n’avait que dix-neuf ans, son premier recueil de poésie ‘Açafir bila ajniha (Oiseaux sans ailes).

Ayant terminé ses études secondaires, il s’engagea dans la poésie et l’écriture d’articles ayant trait à la difficile situation de son peuple sous le joug d’un colonialisme affreux, impitoyable. Des poèmes et des articles virent le jour dans des journaux et magazines comme El-Ittihad et El-Jadid. Il deviendra, plus tard, rédacteur de ce dernier journal... En 1961, et sans aucun complexe, et en son âme et conscience - hier, nous voyions cet acte d’un mauvais oeil, même si nos compatriotes algériens ont fait de même avec le PCF avant notre révolution -, il rejoignit secrètement le Parti Communiste d’Israël, le «Rakah», pensant que c’était la bonne formule de militer concrètement contre l’ennemi à l’intérieur de ses rangs. «C’était pour moi, une forme de combat», m’avoua-t-il un jour, au cours d’une discussion passionnée autour de ce point. C’est à cet âge que commença son véritable combat, un combat inlassable, sans répit, un combat qui le fera connaître à travers la Palestine et même dans le monde. Il sera reconnu comme une «voix de la résistance palestinienne» grâce à son autre recueil Awraq Ez-zeytun (Feuilles d’olivier). Ce recueil sera suivi par l’ensemble de la jeunesse arabe et deviendra son hymne. C’est la consécration de Mahmoud Derwich car il sera très populaire, notamment avec le poème Carte d’Identité dont je suis heureux de présenter aux jeunes, qui le connaissent déjà, je n’en doute pas, la première strophe qui est significative à plus d’un titre :

Inscris!En tête du premier feuillet
Que je n’ai pas de haine pour les hommes
Que je n’assaille personne mais que Si j’ai faim
Je mange la chair de mon Usurpateur
Gare! Gare! Gare
À ma fureur!

Ces écrits, sous forme d’appels, ne passent pas inaperçus chez les sionistes qui craignent énormément les gens de lettres et du savoir. Ceux-là leur font plus de mal par l’éloquence de leurs mots que les balles des Kalachnikovs ou les pierres de ces enfants, Awled el-hidjara, qui n’ont d’autres alternatives que ce moyen de refuser leur effrayante condition. Ainsi, en choisissant cette forme de lutte, il révèle par des vers habilement conçus une tout autre réalité du rapport: le combat des Palestiniens et l’hégémonie d’Israël.

Pour cela, il sera plusieurs fois inquiété, voire emprisonné, pour sa production littéraire et ses activités politiques entre 1961 et 1967. Mais Mahmoud Derwich, ne désempare pas. Il part en 1970 étudier à Moscou, où il aura de nombreux autres contacts avec les Komsomols et même le Pcus qui, du temps de l’Union soviétique, était un solide allié des Palestiniens. Ensuite, il revient au Caire pour collaborer au fameux quotidien El Ahram et militer dans la ferveur du panarabisme qui avait encore droit de cité dans cette capitale qui se pointait comme le phare du monde arabe ou Oum Ed-dounia, selon l’«orgueil» de nos frères égyptiens.

Il revient à Beyrouth, dans ce carrefour du Moyen-Orient, pour militer aux côtés des grands dirigeants de l’OLP qui élisaient domicile et, en même temps, pour diriger le fameux mensuel Shu’un Filistiniyya, (Les affaires palestiniennes). Il fut également rédacteur en chef au «Centre de recherche Palestinien», un centre qui a énormément progressé et présenté de sérieuses études grâce à lui et aux compétences avérées d’excellents cadres qui s’y trouvaient. Là, Mahmoud Derwich rejoint l’OLP en 1973 et, bien plus tard, en 1981, il crée le journal littéraire El-Karmel et devient son rédacteur en chef. Au cours de sa présence à Beyrouth, il eut le plaisir de connaître un autre géant de la poésie palestinienne, j’ai nommé le militant Kamel ‘Oudouane, celui qui, avec Kamel Nacer, ont péri dans cette même capitale en 1974, lâchement assassinés par un commando sioniste. Et dire que je devais être avec eux ce soir-là, pour faire le trio des Kamel, s’il n’y avait cette correspondance, quelques heures avant, sur Baghdad où je devais représenter l’Algérie au Sommet de L’Ospaa. Cela est une autre chronique..., avec mes frères les Palestiniens!1982. Beyrouth est assiégée par les Israéliens. Les Libanais et les Palestiniens combattent contre un ennemi solidement armé et soutenu par les grandes puissances. L’armée sioniste essayait de faire fuir l’OLP de la ville. Et Mahmoud Derwich relatera cette résistance libano-palestinienne dans Qacidat Beyrouth et, tout de suite après la fin du siège par la sortie des Palestiniens, il repartira pour l’exil au Caire, à Tunis et ensuite à Paris. Son militantisme ne cessera pas. Bien au contraire, il redoubla d’effort et les nombreux événements qu’ont connus la Palestine et le monde arabe, l’obligèrent à accepter sa place parmi les grands dirigeants de son pays, au Comité exécutif de l’OLP, en 1987. Il fut également Président de l’Union des écrivains palestiniens. Deux éminentes charges pour celui qui connaît la valeur de la responsabilité et du militantisme. Cependant, Mahmoud Derwich n’était pas de ceux qui jouaient les conciliateurs et les vaporeux transitoires car, après les Accords d’Oslo du 13 septembre 1993, il quitta l’OLP en guise de protestation contre l’attitude «accommodante», disait-il, de son Organisation dans les négociations. Ainsi, en «préférant une paix mais une paix juste», il devait rencontrer des problèmes après avoir déclaré son refus de ces accords.

«Tout a été ambigu nous concernant. Tout doit être clair et calculé minutieusement dans les accords entre les pays, et ce n’était pas le cas pour les accords d’Oslo», précisait-il en les contestant, d’ailleurs, comme son ami, l’autre Palestinien, l’intellectuel et le philosophe Edward Saïd, pour lequel il signe tout un poème dédié à son âme, à cette voix révolutionnaire. Mahmoud Derwich aimait beaucoup Edward Saïd, cet ancien membre du Conseil national palestinien qui a fait mettre en pratique sa conception du rôle de l’intellectuel, chargé de «déterrer les vérités oubliées, d’établir les connexions que l’on s’acharne à gommer et d’évoquer des alternatives». Ce même philosophe, ne disait-il pas, sur les ondes de la BBC en 1993: «Le choix majeur auquel l’intellectuel est confronté est le suivant: soit s’allier à la stabilité des vainqueurs et des dominateurs, soit - et c’est le chemin le plus difficile - considérer cette stabilité comme alarmante, une situation qui menace les faibles et les perdants de totale extinction.» En effet, il l’aimait beaucoup. Ne disait-il pas à son égard: «Edward Saïd est un intellectuel universel d’origine arabe; la force de Saïd est qu’il est le produit de la culture occidentale et il est l’un des pionniers qui ont fait la critique de la culture occidentale»?

De retour en Palestine en 1995, pour rendre visite à sa mère, il eut une inestimable occasion d’assister aux funérailles de l’écrivain Émile Habibi, son ami également. Ensuite, il reçut des autorités israéliennes une autorisation de séjour pour s’installer à Ramallah où il demeura jusqu’en 2002, auprès de l’Autorité palestinienne. Ainsi, Mahmoud Derwich continua son militantisme pour la Palestine malgré ses problèmes de santé et l’opacité de la situation sur tous les plans, interne et externe, jusqu’à sa mort en ce 9 août de 2008 au «Mémorial Hermann-Texas Médical Center» à Houston où il avait été admis.

Une question fort intéressante, bien sûr! D’ailleurs, ce bref rappel d’un cheminement politique nous laisse présager une vie remplie de bonnes oeuvres, pour ne pas dire d’oeuvres immortelles. En effet, le poète est mort..., c’est quelque chose qui disparaît. Mais ses livres resteront...Ses poésies lui survivront longtemps, très longtemps, tant est si bien que son nom va continuer à briller dans le ciel du patrimoine culturel arabe. Ce qui manquera, peut-être, et là je rejoins un des chroniqueurs d’un important journal étranger qui écrivait, dès l’annonce de sa mort: «Ce qui nous manquera, c’est sa voix, ce grain unique assorti d’un regard porteur d’une vision», auquel j’ajouterai, pour ma part, «mais également d’une conception de combat, d’un message pour les générations futures qui doivent se débarrasser de toutes les contradictions et des luttes intestines, pour aller de l’avant dans le sens du concret et de la réussite, afin d’activer l’instauration de ce climat de paix tant attendu en Palestine.»

Que laisse-t-il ?

Mahmoud Derwich laisse une oeuvre essentiellement poétique, combattante, qui représente une véritable lutte pour la liberté, un authentique mouvement d’une terre, une sincère complexion d’un peuple, d’une culture en même temps qu’une tentative audacieuse de conception littéraire. Elle est faite pour la Palestine, uniquement pour la Palestine, avec ses contours de démocratie, de respect d’autrui et de rapprochement entre les différentes communautés qui vivent sur cette terre, longtemps martyrisée par la bêtise humaine, dont le sioniste en est le principal vecteur de dissension. «La solitude et le désarroi de l’exil exprimés côtoient l’acceptation noble et courageuse où le désespoir profond devient générateur de création, porteur d’une charge poétique intense», ajoutent d’autres écrivains qui viennent témoigner leur douleur pour la disparition de ce monument de l’histoire de la littérature engagée, de cette voix de la liberté et de l’espoir.Il laisse ces splendides «vers d’exil», écrits dans la beauté de la langue arabe qui a fait de la poésie une matière noble et qui, en pareilles circonstances, celles de l’occupation d’un légendaire pays comme la Palestine, se transforme en fusils contre toutes les barbaries. Je parle de vers ou de ces poésies d’exil, car mon frère Mahmoud avait constamment sur les lèvres le terme «exil». Et je le comprenais aisément quand je savais qu’il était sorti tout jeune de sa Galilée mythique pour «habiter dans une valise», selon ses propres termes...,des termes justes qu’il lançait à ses indus-occupants qui sont constamment comblés de sollicitude par les gendarmes du monde qui les ont installés, sur cette terre, en dépossédant les véritables locataires, au détriment du droit international. N’écrivait-il pas à son autre ami, Samih El Kessem, resté là-bas en Palestine, alors que lui était en exil, ces sentences impressionnantes, dans un style plein de sensibilité et d’émouvante nostalgie? Je cite: «Un lieu, je veux un lieu! Je veux un lieu à la place du lieu pour revenir à moi-même, pour poser mon papier sur un bois plus dur, pour écrire une plus longue lettre, pour accrocher au mur un tableau, pour ranger mes vêtements, pour te donner mon adresse, pour faire pousser de la menthe, pour attendre la pluie. Celui qui n’a pas de lieu n’a pas non plus de saisons. Pourras-tu me transmettre l’odeur de notre automne dans tes lettres? Emmène-moi là-bas, s’il reste encore une place pour moi dans le mirage figé. Emmène-moi vers les effluves de senteurs que je respire sur les écrans, sur le papier, au téléphone...»

Enfin, il disait, dans ce chapitre douloureux, qui n’accorde aucune circonstance atténuante à ceux qui ont spolié et chassé tout un peuple..., il leur disait sans rien perdre de sa verve ni de son engagement vis-à-vis de son pays, de sa lutte légitime: «Celui qui m’a changé en exilé m’a changé en bombe...Palestine est devenue mille corps mouvants sillonnant les rues du monde, chantant le chant de la mort, car le nouveau Christ, descendu de sa croix, porta bâton et sortit de Palestine.» Des expressions pleines d’amertume, mais serties quelquefois ou souvent de cette magnanimité qui lui donnait cette explication politique au travers de belles paroles, tant sur le plan du verbe que de la musique..., une explication qui démontrait, entre autre, ses talents de diplomate et la sincérité du propos vis-à-vis de circonstances imposées à ce peuple de Palestine qui n’a pas cessé d’endurer les affres d’une occupation aveugle? N’en démontre que cette déclaration: «Le sarcasme m’aide à surmonter la dureté de la réalité que nous vivons, à apaiser la douleur des cicatrices et à faire sourire les gens.» Et de continuer en tirant son épingle du jeu, pour ne pas être pris pour ce qu’il n’était pas et considéré comme un insatiable «terroriste», terme si cher à ceux qui ont en aversion le combat légitime des peuples: «L’Histoire se moque autant de la victime que de l’agresseur.»

Enfin, et malgré tout, Mahmoud Derwich, le poète, l’écrivain, le penseur, le philosophe, le combattant et l’intellectuel, vivait d’espoir comme vivent, jusqu’à aujourd’hui, ces millions de Palestiniens et d’Arabes - lesquels ont foi en cette cause centrale qu’on appelle la Palestine - et le montrait manifestement, sans rougir d’émotion, et encore moins sans complaisance. Il s’exprimait dans la clarté la plus absolue: «Nous souffrons d’un mal incurable qui s’appelle l’espoir. Espoir de libération et d’indépendance. Espoir d’une vie normale où nous ne serons ni héros, ni victimes. Espoir de voir nos enfants aller sans danger à l’école. Espoir pour une femme enceinte de donner naissance à un bébé vivant, dans un hôpital, et pas à un enfant mort devant un poste de contrôle militaire. Espoir que nos poètes verront la beauté de la couleur rouge dans les roses plutôt que dans le sang. Espoir que cette terre retrouvera son nom original: terre d’amour et de paix. Merci pour porter avec nous le fardeau de cet espoir.»

Il laisse concrètement un nom, une effigie sur l’ensemble de ses oeuvres, une marque indélébile de bonnes manières, il laisse ces belles paroles reprises aujourd’hui par mon autre ami, Marcel Khalifé et tant d’autres chanteurs arabes. Il laisse une bibliothèque où doivent aller, pour s’abreuver, tous les jeunes en quête de savoir et d’éducation patriotique et civique. Il laisse Les Feuilles d’olivier, Un amoureux de Palestine, La fin de la nuit, Journal d’une blessure palestinienne, Les oiseaux meurent en Galilée, ceux-là, parmi ses premiers recueils. Il laisse également: «C’est son image et c’est le suicide de son amant», Ode à Beyrouth, Une eulogie pour le grand fantôme, une anthologie Rien qu’une autre année, Palestine, mon pays: l’affaire du poème et d’autres oeuvres rédigées pendant son exil parisien dont La terre nous est étroite, et autres poèmes, chez Gallimard en 2000, Le lit de l’étrangère, chez Arles, Actes Sud, en 2000, Murale, chez Arles, Actes Sud, en 2003, Etat de siège, chez Paris Sindbad/Actes Sud, en 2004 et Ne t’excuse pas, chez Paris Sindbad/Actes Sud, en 2006.

Ce que je reproduis là, ne sont pas toutes ses oeuvres qui sont bien plus nombreuses, heureusement. Mais je les rappelle modestement, en fonction de sa simplicité et de sa candeur qui ont été toujours inégalables. «Parfois, je me sens encore un poète amateur et parfois je me sens un vrai professionnel, un jongleur de mots. Je vis entre ces deux sensations qui me permettent d’innover et de continuer», affirme-t-il dans un style dépourvu de faux-fuyant et d’hypocrisie. En tout cas, pour nous et pour le monde entier, ce monde qui apprécie les belles lettres et les superbes tournures qui reflètent la sincérité et l’honnêteté du barde palestinien, Mahmoud Derwich restera le «poète universel, il restera un monument-phare de la poésie arabe contemporaine, la figure de proue de la Cause palestinienne.»Dans sa poésie au lyrisme tempétueux, malgré lui d’ailleurs, puisqu’il se proclamait en faveur de poésies mesurées, le rythme ne quittait jamais son écriture. Et puis, comme le confirmait Hussein Mroué, déjà cité, «il y a le plus éclatant, le lyrisme des images. Dans le texte derwichien, les images se déploient sur deux axes convergents: celui de l’image en elle-même, comme valeur esthétique propre et relativement autonome et celui de sa fonction dans la complétude du poème.» Tout cela, bien évidemment, parce que la poésie de Mahmoud Derwich est née dans l’impétuosité de la lutte pour l’avenir et le devenir de la Palestine, elle est née d’un événement singulier et propre à imprimer dans l’esprit du jeune, qui deviendra un poète virtuose, ce bouillonnement, cette musique intérieure et ce rythme qui ne le quitteront jamais..., jusqu’à sa mort.

Ainsi était mon frère Mahmoud Derwich et ainsi restera gravé son souvenir dans nos coeurs et en Palestine, dans cette terre qui vit encore les affres de la colonisation sioniste d’une part, et les mouvements convulsifs de la mésentente, à partir de luttes fraternelles, d’autre part. Il est parti joyeux peut-être d’avoir accompli son devoir, mais il est parti quand même avec cette aigreur qu’ont tous les authentiques révolutionnaires, qui se demandent, tout comme lui de son vivant: «Le Monde arabe, la douleur! La défaite de 1967, le blocus de Beyrouth en 1982, la guerre contre l’Irak et la conjoncture actuelle où vit le Monde arabe...Dans cette déchirure, peut-on encore espérer?»

Dors en paix Mahmoud, ce que je peux te dire, pour l’instant, c’est que l’avenir, les jeunes Arabes et la Palestine ne t’oublieront jamais !

(*) Ancien ministre et ex-ambassadeur
Kamel BOUCHAMA (*)

dimanche 3 août 2008

L'Algérie touristique : Constantine et Jijel

UncleFOFI est Né à Jijel en 1985, comédien et diplômé en communication et commerce, il continue son cheminement artistico-médiatique à Montréal.

C'est dans ce cadre qu'il a réalisé ces deux vidéos pour faire la promotion et la présentation de cette région qui l'a vu grandir d'été en été, des routes entre ces 3 villes mythiques de son pays : Qacentina (Constantine aussi applée Cirta), Jijel et Bejaia.

Il est actuellement en pourparler avec l'ENTV pour la diffusion de ce reportage, mais ce sera très certainement dans le courant de l'année scolaire 2008-2009 qu'il devrait être programmé.

En attendant, il est sur le Web et "Ksentina" ne peut manquer cette occasion de faire connaïtre le plus largement possible la destination Algérie.

L'ensemble des vidéos de UncleFOFI sont accessibles à cette page : http://www.dailymotion.com/UncleFOFI/1

Ces deux vidéos " sont libres de droits bien entendu puisque le film est déjà en ligne " nous confie le talentueux auteur.



Bon visionnage !

Yahia

mardi 22 juillet 2008

Algérie-News s'en prend à Nassira Belloula

Une atteinte de plus à la liberté d'expression
et au respect des droits de la personne

Nassira Belloula (essayiste, romancière, poétesse) a rédigé un article sur Taslima Nasreen : « Être femme au Bangladesh » qui a été publié dans le quotidien Algérie news en date du 30 juin 2008 avec l'approbation de la rédaction en chef.

C'est après sa publication que le directeur délégué lui a demandé des explications quant au choix de cet article et pourquoi l'avoir écrit. Voyant que la discussion devenait stérile avec lui, Nassira Belloula a préféré quitter son bureau. L'incident aurait pu être clos. Or, il n'a pas fait mieux que de la suivre dans les couloirs du journal, tenant à son encontre des propos menaçants et pour le moins désobligeants.

Parce que nul n'a le droit d'user de violence, d'abus, d'intimidations, de vulgarité, surtout pas dans un lieu qui fait sienne la lutte pour la liberté d'expression et prône le respect des valeurs démocratiques, des membres du forum de DzLit, le forum de la littérature algérienne, ont décidé de lui porter un soutien inconditionnel, au nom non seulement de la liberté d'expression mais aussi du respect des droits de la personne (quelque soit la personne).

« Nul n'a le droit d'user de violence, d'abus, d'intimidations, de vulgarité, surtout pas dans un
lieu qui fait sienne la lutte pour la liberté d'expression et prône le respect des valeurs démocratiques. Merci à tous. »
Nassira Belloula


Texte de la pétition
Soutien à Nassira Belloula

Nassira Belloula, essayiste, romancière, poétesse, a été mise à la porte de son journal.
Ce lundi 30 juin 2008, la journaliste a été prise à partie par le directeur délégué du quotidien Algérie news qui lui reprochait le choix de Taslima Nasrine comme sujet d’article publié dans ce journal. Elle lui demande alors des explications ce qui déclenche la fureur du responsable. Nassira décide de quitter les lieux sans réussir à calmer le directeur qui la poursuivra dans les couloirs en hurlant des invectives et des menaces, sous le regard du personnel alerté par les cris.

Comment comprendre qu'une décision aussi grave qu'un renvoi puisse être prise d'une manière aussi brutale par une personne en colère ? Le contenu de l'article ne peut en aucun cas justifier ou expliquer l'arbitraire et le comportement agressif et humiliant car il suffisait de le refuser.

La journaliste et la femme, bafouée dans ses droits les plus élémentaires à l'expression et au respect de la personne humaine est encore sous le choc.

Membres du forum DzLit Signataires

1. Max Véga-Ritter
2. Lounès Ramdani
3. Jean-Michel Pascal
4. Fatiha Nesrine
5. Maklouf Bouaich
6. Karim Diff
7. Djamel Mati
8. Azzedine G.Mansour
9. Hamid GASMI
10. Maria Teresa Garcia de la Noceda
11. Krimo Bouaou
12. Nassima Touisi
13. Nadia Sebkhi
14. Rabah Driouch
15. Olivès Hafida
16. Nadia Ben Hassen
17. Sid Ali Sakhri
18. Graïne Yassemine
19. Zaki-Fouad AZOUZ
20. Hassain Daouadji Dalila
21. Françoise Soler
22. Abderrahmane Rebahi
23. Khorsi Fadhéla
24. Habib Ayyoub
25. Leila Chaker
26. Nadia Djema
27. Massinissa Benlakehal
28. Azzedine Hamadouche
29. Mohand Yousfi
30. Isabelle Plasseraud, aide-soignante
31. Boussaad Bouaich, étudiant - chercheur INALCO
32. Maya Hadda, femme au foyer
33. Rahim Bouaich, dignostiqueur immobilier
34. Sarah Saouel, étudiante
35. Taoues Djema, assistante
36. Samia Azggagh, correspondante QSE
37. Said Idjouadiene, assistant d'éducation
38. Fatiha
39. Hamid
40. Nassima
41. Djamel
42. Fadhéla
43. Fouad
44. Razik Zouaoui, enseignant (professeur de collège)
45. Maryline
46. Nasredine

La pétition est en ligne sur : http://www.mesopinions.com/

Signez la massivement en allant sur le site ci-dessus ou en faisant un copié/collé du texte de la pétition en y ajoutant vos noms et prénoms et en l'adressant à Makhlouf Bouaïch ou à Max Véga-Ritter.

Merci pour Nassira, pour la Presse libre en Algérie, pour le respect de la dignité humaine.

vendredi 11 juillet 2008

Fanny Colonna et Christelle Taraud, « La minorité européenne d’Algérie (1830-1962) : inégalités entre « nationalités »


Intervention de Fanny Conna et Christelle Taraud


colloque de L’ENS LSH – Lyon Juin 2006


Visionner la vidéo de la communication
de Fany Colonna et Christelle Taraud


Fanny Colonna et Christelle Taraud, « La minorité européenne d’Algérie (1830-1962) : inégalités entre « nationalités », résistances à la francisation et conséquences sur les relations avec la majorité musulmane », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007« Les guerres sont faites pour être gagnées. Or, celle-ci, nous l’avons perdue. »



(Enfants de collabos, film, France 2, 11 juin 2000)


« Aussi n’est-il pas excessif de soutenir que les Français d’Algérie n’ont pas perdu, contrairement à ce qu’ils croient pour la plupart, la guerre contre les Indépendantistes mais que, au fil d’une suite de bifurcations insues (dont quelques acteurs chaque fois étaient conscients), ils ont perdu une série de batailles et finalement une vraie guerre contre le système colonial lui-même. Car, tout comme le peuple soumis, ils ont été eux-mêmes soumis à la loi du système, lequel d’ailleurs s’inventait au coup par coup et non selon un plan à long terme machiavélique. »
(Fanny Colonna, séminaire, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-en-Provence, 2000

Introduction
L
iant sociologie et anthropologie historiques, ce travail sur les Européens du Maghreb, commencé depuis presque deux ans maintenant[1] croise clairement un certain nombre de demandes présentes dans le texte de présentation de ce colloque : son appel à l’ensemble des disciplines des sciences sociales et donc à l’interdisciplinarité ; son regret de l’entropie franco-française et franco-algérienne et son désir d’y intercaler les travaux de collègues non-francophones et en particulier anglophones. Il semble en effet évident, à la lecture d’un certain nombre d’ouvrages, que le renouvellement des problématiques, dans une perspective interdisciplinaire vivifiante, est en cours. Ainsi, Julia Clancy-Smith tout en nous proposant une critique très historienne de « cette approche binaire entre les deux catégories mutuellement exclusives de rulers and ruleds, de colonisés et de colonisateurs ; de cette curieusement monotone discussion a/s de la rencontre coloniale où il n’y aurait d’espace discursif que pour une Europe monolithique engagée contre des “natives” également monolithiques [...] » nous rappelle cependant, dans le même temps, que le peuplement européen en Tunisie et en Algérie « n’a jamais constitué une seule communauté mais plutôt, une mosaïque querelleuse et sans règles, de groupes en compétition porteurs de normes culturelles dissemblables et jouissant de privilèges politiques différents ». De la même manière, elle parle de « la complexe intégration des peuples méditerranéens, “colonies dans la colonie” » et du fait que les principaux cultural brokers entre l’Europe et le Maghreb furent ces Méditerranéens transplantés - souvent très pauvres - durant l’épisode colonial[2]. Ce que moult recherches microhistoriques sur le local et sur les villes algériennes tendent à confirmer aujourd’hui.



Les Français d’Algérie, une histoire « illégitime »
Un constat tout d’abord, en apparence seulement hors sujet : même si la production de fictions littéraires sur l’Algérie coloniale est pléthorique, elle manque cruellement de grandes œuvres à portée universelle. Aucun texte, par exemple, de l’envergure d’Autant en emporte le vent. Les quatre romans de Jules Roy sur le xixe siècle n’en tiennent malheureusement pas lieu. Les grands événements qui auraient pu faire « épreuve » comme les deux conflits mondiaux n’en ont pas produit non plus alors, qu’en contrepoint, on trouve le chef-d’œuvre de Tsirskas - Cités à la dérives - sur l’engagement - raté - de la communauté grecque d’Égypte face à la progression des Italiens et des Allemands au Moyen-Orient. Albert Camus aurait pu prétendre, pour l’Algérie, à occuper cette place mais, en relisant Le premier homme, on se dit que ce texte, très émouvant, reste - tant l’invention des personnages algériens proprement dits est maladroite et artificielle - une esquisse incomplète. Ce constat révèle, selon nous, un symptôme important : cent trente ans d’algérianité n’ont pas produit un véritable univers de chair et de sang qui, comme les romans russes du xixe siècle ou ceux, plus proches de nous, de la communauté blanche d’Afrique du Sud ou de Rhodésie[3], soit capable de parler en même temps au-delà de ses propres frontières et sur ses propres limites.

Ce constat peut, par ailleurs, se lire sur fond d’ignorance - laquelle est rarement évoquée en tant que telle. On sait, en effet, réellement très peu de chose, en termes problématisés, sur les Français d’Algérie en tant que société(s) - sans doute faut-il ici parler au pluriel, on verra plus loin pourquoi - malgré l’énorme masse bibliographique, tous genres confondus, fictions et essais, que la fracture de 1962 a déclenchée depuis les pages archischématiques que Pierre Bourdieu consacre à ces Français, en 1961, dans sa Sociologie de l’Algérie[4], sorte de vision au téléobjectif dépourvue d’empathie et de sens de la diversité dont il fait pourtant montre pour les « autochtones » - pensés comme Kabyles, Chaouias, Mozabites, Arabophones, etc. ; à la légèreté incroyable d’un chapitre d’ouvrage intitulé « Cultures et métissages en Algérie », paru en 2005 chez L’Harmattan, dans lequel les Européens d’Algérie sont rattachés à une « identité orpheline » - sur le modèle de la « maladie orpheline », c’est-à-dire « génétique, inclassable et condamnée à une issue fatale »[5]. On peut difficilement mieux trahir un inconscient darwinien ! Entre ces deux tentatives, pas totalement isolées[6], aucune preuve d’une réelle avancée, y compris sur la question centrale de cette ignorance qui n’a pas non plus gagné en consistance. Une ignorance qui rend pourtant pathétique et inutile tout le travail d’autojustification et de dénégation que charrie justement la masse bibliographique évoquée à l’instant. Cette « masse » qui rend sourd, sceptique, incrédule, désarmé au mieux parfois, mais qui résiste de plus en plus mal aux arguments et fragments de vie que les témoignages véhiculent. Ces deux symptômes - littéraire et sociologique - ne seraient en fait, que les deux faces occultées d’un même problème. Ils parlent, tous les deux, d’un « peuple » devenu ou rendu « illégitime » aux yeux du monde mais aussi à ses propres yeux. Il sera donc question ici d’une histoire « illégitime », de « bons » et de « mauvais “objets” » et, d’abord, d’une double illégitimité, politique et historiographique.



Il y a en effet, concernant l’Algérie tout du moins[7], une histoire légitime, celle des Algériens, dans l’acception actuelle du mot. Encore bien lacunaire, très dominée par des paradigmes politiques et même policiers, par la tyrannie des sources officielles, par des périodisations imposées, par la désaffection actuelle de l’objet Maghreb en faveur du Moyen-Orient, cette histoire légitime se renouvelle pourtant à grands pas grâce à des travaux discrets et de qualité. Si on ne considère que les xixe et xxe siècles et le seul point de vue de la légitimité « politique » - jamais négligeable en histoire - on peut dire que cette histoire tient sa force passée, présente et à venir de ce qu’elle se donne justement comme tache d’approfondir les formes de la violence coloniale faite au(x) peuple(s) conquis, y compris dans ses interactions avec la puissance dominante et avec les colons et les colonisateurs. Quant à sa légitimité « scientifique », il lui suffit d’inventer en puisant, ça et là, dans les courants historiographiques anciens et nouveaux. Beaucoup reste encore à faire malgré tout notamment sur le local dont on sait, par exemple, encore bien peu de chose mais cette histoire a cependant tout l’avenir devant elle et derrière elle, même si le moment présent est au doute car elle dispose d’un formidable événement fondateur, la guerre d’indépendance algérienne, qui va jouer, pendant longtemps encore, le rôle de 1789 dans l’extraordinaire développement de la science historique en France au xixe siècle - les réflexions sur ce thème, de Furet à Nisbeth, sont irremplaçables.



En face, si on peut dire, du côté du passé du peuplement français en Algérie, il y a la sanction de l’Histoire, une défaite et, au mieux, des occasions ratées et des exceptions, des raretés et/ou des bizarreries. Au nombre de celles-ci, un certain nombre d’actes, d’œuvres, de textes, souvent admirables, toujours intéressants, qu’on peut qualifier de résistances, au sens très large, ou de non-conformes/conformistes et qui sont plus ou moins légitimes ou illégitimes, non seulement politiquement mais aussi scientifiquement, en fonction du réseau mobilisable. Ces « îlots » - acteurs/actions - ne sont pourtant pas ou sont difficilement totalisables. Ils ne parlent que pour eux-mêmes, ne disent pas grand-chose du tissu social, de ses temporalités, de son quotidien ; ne « parlent » qu’à leurs familles de pensée ou aux « convertis » : les communistes lisent Jean-Luc Einaudi, sur Fernand Yveton, Lisette Vincent ou Maurice Laban[8], les chrétiens méditent sur les vies de l’abbé Béringuer, du curé Scotto, ou du moine dominicain, devenu évêque d’Oran, Pierre Claverie qui sera assassiné en 1996. Ces messages ont donc surtout en commun d’être peu généralisables car, récits singuliers ne péchant pas seulement par leur exceptionnalité, ils ne sont pas seulement la preuve a contrario, notamment par leur nature héroïque, de la toute puissance du paradigme holiste de la domination coloniale, ils ne font système avec rien. Ils ne relèvent ainsi ni de l’histoire sociale, allant de la masse aux singularités[9], ni de celle des mentalités qui restitue un monde à partir d’un microcosme spécifique - rien à voir avec le meunier de Carlo Ginzburg[10].



Qu’on s’intéresse, en effet, à des personnes, à des moments ou à des groupes[11], l’exercice qui consiste à tenter de donner une forme à leur existence au sein de la société dominante ne peut que parler « de segments, de cloisonnements et de factions » et, dès qu’on y regarde d’un peu près, d’« anathèmes » qui divisent non seulement cette « société » dans sa globalité, mais chacun des milieux qui cherchent à y inventer autre chose : les indigénophiles au xixe siècle et les algérianistes au xxe siècle pour ne prendre que ces deux exemples parlants. Tous ces mondes-là sont donc en lévitation, entre autre du fait de leurs pulsions segmentaristes et/ou de leurs positions segmentées. C’est précisément pour cette raison - celles de la fragmentation et de l’hétérogénéité qui ne furent pas seulement diachroniques, c’est-à-dire liées à l’histoire du peuplement, mais synchroniques, à cause, pour le dire vite, du travail des idéologies - que nous avons choisi d’entrer dans ce vaste dossier par la question des inégalités. Pierre Bourdieu était proche du but quand il parlait d’une « société à castes ». Sa métaphore est entièrement fondée concernant la fracture majeure du monde colonial, celle qui séparait les Français musulmans des autres. Mais cette fracture en cache une autre et même une pluralité d’autres - il y avait aussi le clivage pathos/pied-noir dans lequel il est tombé à pieds joints -, celles qui fissuraient cette minorité européenne qui n’était certes pas un « bloc » et ne pouvait être perçue en tant que tel - si on excepte le traumatisme fondateur de 1962. Cette question des inégalités ne peut donc être appréhendée en dehors de ce double plissement : un million de Français d’Algérie face aux neuf millions de Français musulmans ; et, dans ce million-là, des strates hiérarchisées selon des codifications subtiles qui, plus souvent qu’on ne le dit, renvoyaient et/ou côtoyaient la grande faille constitutive de l’univers colonial. Il s’agit ici de poser ces strates hiérarchisées non en elles-mêmes - quel intérêt puisque la société qu’elles fondent malgré tout n’existe plus ! - mais en les croisant avec une autre question tout à fait fondamentale : qu’est-ce qui a empêché la greffe durable, autrement que sur le mode minoritaire, erratique ou sous la forme de chapelles, de l’idée qu’un homme égale une voix dans la société blanche en Algérie, durant cent trente ans ? Ou, pour dire les choses autrement, comment expliquer qu’au milieu du xxe siècle, un peu moins d’un million de personnes raisonnablement alphabétisées et scolarisées, donc imbues des idéaux de la Révolution de 1789, soumis de fait à la cohabitation avec une population « autre » dix fois plus nombreuse, n’aient pas inventé leur propre forme de survie et, en un mot, ne se soient pas affranchies elles-mêmes du cadre colonial dans lequel l’histoire les avait placées. En 1962 encore, cette idée-là qui existait pourtant dans quelques têtes, dans quelques familles et/ou dans quelques groupes, était encore extrêmement peu répandue.



Permanence et efficacité des clivages
En 2001, une historienne aixoise, Hélène Bracco, écrivait :
Et ce que j’ai découvert, qui a été très intéressant et très nouveau pour moi, c’est qu’il y avait dans cette population une hiérarchie implacable entre les Français de souche et tous ceux qui ne l’étaient pas [...] des Européens qui avaient pourtant, s’ils le souhaitaient, reçu la nationalité française. Ils l’avaient reçue d’office en 1889 mais certains ne l’étaient pas quand je suis allée en Algérie en 1993. Ils avaient souhaité rester Italiens, Espagnols ou Maltais. Cette hiérarchie s’était établie de façon assez brutale. Le dessus du panier (je reprends les termes de quelqu’un qui me l’a dit ainsi), c’était les Européens de la Métropole, le nec plus ultra étant d’arriver d’Alsace, de l’avoir quittée pour ne pas devenir Allemand en 1870. Quand on avait la chance d’être Alsacien, c’était très, très bien. Ensuite venaient les autres Français et en dessous toute une panoplie de gens. Par exemple les Espagnols, qui dans l’Oranais avaient de petits métiers comme le ressemelage des chaussures et les femmes étaient employées de maison chez les Françaises. Ensuite il y avait les Italiens, au-dessus des Espagnols, puis les Maltais un peu plus bas et enfin tout à fait en dessous, ceux que les Européens ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir, et qu’on a vus tout d’un coup se lever et lutter pour prendre leur indépendance : c’était le peuple algérien.[12]



Il s’agit, on l’aura compris, d’un point de vue extérieur, une impression née lors d’une enquête en Algérie mais post festum. Voici maintenant, un témoignage de l’intérieur, celui de Marie-Pierre Fernandes, metteur en scène de théâtre qui vit et travaille près de Marseille. Elle écrit ceci, en 2000, dans ses souvenirs d’enfance - elle est née en 1950 et a quitté l’Algérie en 1963 :
Les Indigènes étaient différents physiquement, différents aussi dans leurs langues, ils étaient pauvres généralement, n’occupaient que des fonctions subalternes. J’étais habituée à cela, à entendre parler d’eux d’une certaine façon. Tout les montrait inférieurs et socialement ils l’étaient (pourtant). La colonisation avait produit d’autres différences dont j’étais cette fois, victime : il existait une hiérarchie des origines entre les Pieds-noirs. C’était le nom bien entendu qui disait tout de la personne. Il y avait les Français de France, c’était « la race des purs » et les autres, les Italiens, les Juifs et les Espagnols, ces derniers n’étaient pas les mieux considérés. Cela faisait un peu pauvre et vulgaire d’être Espagnol. La discrimination était bien sûr plus subtile qu’avec les Arabes puisqu’il n’y avait aucune inégalité de droits ni de dissemblances physiques entre les Pieds-noirs mais je l’ai toujours ressentie de façon nette. En réalité l’Algérie était coupée en deux, d’un coté l’Algérois, intellectuel et français avec beaucoup d’Italiens, classe légèrement un peu au-dessus des Espagnols, de l’autre l’Oranie, espagnole au point que l’on parlait la langue dans la rue, chez les commerçants. Mes grands-parents ne s’exprimaient qu’en espagnol entre eux [...].[13]


En entreprenant ce travail sur les inégalités au sein du peuplement européen - travail qui n’en est encore qu’à ses débuts -, surgit presque par hasard, la preuve microsociologique d’une dimension essentielle de la société blanche coloniale en Algérie, sa nature de société « castée », nature tellement essentielle que tous les discours communs étaient mis en œuvre pour la cacher. Certes, on savait que cette société européenne était hétérogène et inégalitaire - même en retranchant l’énorme « question indigène » -, mais pas que les traces de ses failles étaient aussi fortement imprimées dans les souvenirs des individus et des familles et, en même temps, perceptibles pour un œil extérieur, trente ans après l’indépendance. La question que pose alors le simple bon sens, est celle déjà formulée plus haut : pourquoi les différentes fractions de ce monde encore neuf et peu solidifié, mais globalement dominées, n’ont-elles pas fait cause commune avec « les damnés de la terre », les hors castes - c’est-à-dire « les Arabes » (ou assimilés) pour instaurer un autre monde où un homme égale une voix ? Hélène Bracco fait à cette question la réponse suivante :
À un moment donné toute cette hiérarchie entre Européens est tombée pour faire face contre cet oublié qu’était le peuple algérien, qui se levait pour son indépendance en 1954. Certains m’ont dit que cela leur était tombé sur la tête et qu’ils n’avaient rien compris parce que, pour la plupart, leur meilleur copain était un Algérien... Quand on vise une seule personne on peut très bien en faire son meilleur ami, quand on regarde tout un peuple, cela devient l’Adversaire.[14]
Bref rappel des inégalités « internes » au sein du peuplement européen.



L’objectif de cet article n’est évidemment ni d’accuser, ni d’exonérer qui que ce soit, mais de comprendre. De comprendre comment se sont constituées les « castes » en question - qui bien sûr n’en étaient pas vraiment, d’où le problème - en questionnant, par exemple, le cadre juridique : le décret Crémieux de 1871, le code de l’Indigénat de 1881 et la loi de francisation de 1889. Ces lois ont-elles été pensées séparément ou ensemble ? Et surtout dans quel but ? Comme un outillage juridique « machiavélique » visant exclusivement à la division des populations locales - musulmanes et juives, arabes et berbères - et à l’unification des Européens ? Pour analyser ces questions, le rapport Peyerimhoff, publié en 1906, donne plusieurs indications essentielles. Au début du siècle, en effet, les Européens sont encore majoritaires dans le peuplement - ils sont trois sur cinq - et leur natalité est toujours plus forte que celle de la population française migrante. Ces étrangers sont présentés comme étant d’« un type un peu inférieur » mais cependant « assimilables »[15]. Pourtant, dit-on alors, il ne faudrait pas que le déséquilibre numérique entre Français et Européens s’aggrave car la colonisation française elle-même serait en danger. Paul Leroy Baulieu écrit ainsi dans son livre L’Algérie et la Tunisie, publié en 1897 :
Il nous paraît utile pour la France continentale et pour les colons français qu’il y ait des Arabes en Algérie. Si l’Algérie était une terre absolument vacante, elle finirait par être entièrement peuplée d’Italiens et d’Espagnols.[16]



Les remèdes à ce danger réel ? L’école, l’armée et dans une moindre mesure l’Église vont tenir lieu, notamment dans les années 1930 à l’apogée de l’empire, de machines intégratives[17]. Cet objectif au moins sera réalisé comme le démontrent plusieurs études, de Charles-Robert Ageron à Gérard Crespo[18]. Ceci étant posé, il faut aussi s’interroger sur le succès très relatif, en fonction des différentes nationalités en présence, de la loi de 1889. Pendant une ou deux décennies, les « néo » - comme on les appelle - ne semblent pas se précipiter sur la nationalité française. Les Espagnols sont ceux qui résistent apparemment le plus, notamment en Oranie. Des observations d’état civil montrent que, quinze ans après l’instauration de la loi, nombre d’enfants sont encore déclarés Espagnols à la naissance, de parents demeurés Espagnols[19]. Cette simple constatation laisserait donc à entendre que quelque chose qu’on nommera provisoirement « le système colonial » a fabriqué des « distinctions », qui sont devenues des « inégalités », à partir de restrictions successives des droits et d’extensions des devoirs, poussant les migrants à la naturalisation - le fameux « creuset » français, le mythe de la « nouvelle race » - et ceci afin de transformer ceux qui n’étaient, au départ, que des « migrants », non pas nécessairement en « colons » mais en « colonisateurs », c’est-à-dire investis à la fois d’un « statut » et d’une « mission », au prix de coûts très élevés dont les morts des deux guerres ne sont que les plus visibles[20]. L’analphabétisme culturel et l’irresponsabilité politiques « induits » étant les dommages les plus ravageurs que ces Européens francisés aient eus à subir. Le rapport Peyerimhoff - et son arrière-fond idéologique - est, en effet, très clair sur les intentions de l’État.



De la même manière que l’on questionne les résistances à la francisation et au dispositif juridique de 1889 qui l’officialise, dans le cadre du peuplement européen, il serait aussi très utile - dans un souci comparatiste - d’étudier les réactions de la société locale et de ses élites face à la mise en place du code de l’Indigénat en 1881 ; mais aussi d’une manière plus improbable encore les liens qui peuvent éventuellement se nouer et les résistances conjointes qui peuvent s’organiser face à ce continuum de discriminations - indigénat, francisation forcée ; continuum dont on retrouve notamment des traces langagières dans le domaine éminemment problématique, au regard de la mortalité écrasante, de la contamination épidémique, de la « grippe espagnole » à la « syphilis arabe »[21]. Ici, le détour par le premier empire colonial (xviie et xviiie siècles), et par les provinces françaises du Canada, pourrait s’avérer essentiel tant la proximité avec ce qui se passe en Algérie, à partir de 1830, est évidente du côté français : utopie d’une race nouvelle meilleure que celle du sol natal, puis soupçons de corruption au contact des Amérindiens, d’où une évidente désaffection au moment de la guerre de Sept ans (1756-1760) que la France mène et perd contre l’Angleterre[22]. De la même manière, dans les possessions françaises du nord de l’Afrique[23], les fusionnistes pensent un temps construire un peuple à part, un peuple qui « régénérerait » - et non annexerait - l’Orient. Ainsi, Pélissier de Reynaud préconise-t-il clairement, pour favoriser le phénomène de l’endosmose, la généralisation des mariages mixtes dans le but d’une « fusion des communautés » qui verrait l’émergence d’un peuple nouveau.



Dans ce contexte, un autre champ d’application de l’« aventure coloniale » reste d’autant plus étrangement en suspens que l’Algérie est indubitablement « la » colonie de peuplement de l’empire français. Cette question est celle, complexe et occultée, des femmes européennes et des rapports sociaux de sexe qui, notamment dans la question des mariages mixtes préconisées par Pélissier de Reynaud - il s’agit ici de « partager » les femmes, mais qui partage qui ? et selon quelles modalités -, est évidemment incontournable. Il y a, en effet, au début de l’Algérie coloniale non seulement un rapport de domination de « race à race » mais aussi évidemment de « sexe à sexe » - hommes/femmes et colons/colonisés. Dans certaines nationalités, et à certains recensements, les Européennes sont ainsi plus nombreuses que les hommes - le « phénomène Bécassine » bien connu en France métropolitaine - touche en Algérie plus particulièrement les Italiennes et les Espagnoles - qui conduit la fille aînée d’une famille à se placer, en ville, chez les bourgeois. Ce qui pose le problème de la migration au féminin et des raisons de cette migration ? Ce qui pose aussi, par extension, la question d’une présence - importante ? - de femmes célibataires ou veuves - avec ou sans enfants - qui sont venues en Algérie seules - c’est-à-dire sans la protection d’un homme ? Que sont devenues ces femmes après leur arrivée ? Comment ont-elles subvenu à leurs besoins - il faut ici questionner le rôle du travail ancillaire dans l’économie coloniale ? Comment ces Européennes, le plus souvent très pauvres, deviennent-elles ensuite Françaises ? Par mariage ? Par démarche personnelle ? Leur taux de scolarisation différentiel - très bas - est-il un indicateur du nécessaire détour par la stratégie matrimoniale ? Ce qui est troublant ici - et ce qui est avéré par les enquêtes orales et familiales[24] - c’est, qu’en cas d’intermariage - homme français / femme espagnole, italienne ou maltaise -, aucune transmission des langues et coutumes, hormis parfois la cuisine, ne s’effectue dans la descendance. La disparition de la langue d’origine dans la nouvelle famille - notamment de l’espagnol du fait du nombre apparemment important des mariages mixtes franco-espagnols - est donc relativement courante comme, en cas de naturalisation, l’abandon de l’identité individuelle, familiale et nationale de la femme épousée. La francisation des prénoms apparaît ainsi systématique autant chez les Européennes - Franchesca devient Françoise, Enriqueta, Henriette - que chez les Juives - Sultane, Reine. À noter aussi que l’endogamie de « nationalités » reste très forte, a fortiori lorsqu’elle concerne des Françaises. À Khenchela par exemple une fille corse ne pouvait épouser un Italien ; ce qui sous-entendait que les Corses - qui étaient pourtant loin d’avoir bonne presse en métropole - se trouvaient plus hauts que les Italiens dans la hiérarchie coloniale. De manière générale, la question de la sexualité licite (mariage) et illicite (prostitution), à l’intérieur de la communauté européenne - en tenant compte de toutes les hiérarchies, y compris celles qui interagissent au sein même du peuplement français - et entre cette dernière et les populations locales, reste trop souvent mésestimée dans les analyses. Sur cette question, on se reportera aux nombreux articles de Christelle Taraud et également à son livre La prostitution coloniale : Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962)[25].



Cet arasement du local et du particulier - loin d’être nouveau dans le contexte français[26] - s’est aussi construit, très pragmatiquement, sur un déni de la diversité physique et culturelle méditerranéenne dont on s’est d’ailleurs bien gardé de conserver la trace. Il est en effet tout à fait révélateur du phénomène que la seule communauté qui ne soit ainsi pas documentée photographiquement en Algérie, contrairement aux milieux musulman et juif, tous les deux très représentés dans les corpus, soit celle des Européens. Cette absence récurrente d’images constituées en fonds - sur le mode « ils » et « elles » ne sont pas « pittoresques » - est tout à fait signifiant car, comme le montrent les notations visuelles de Montherlant dans Un assassin est mon maître et cette description sur les Maltais et les Mahonnais du Guide Piesse datant de 1885 :
Le Maltais ou l’Anglo-Maltais s’est implanté en Algérie depuis notre conquête. La langue arabe qui est la sienne, les langues anglaise, française, italienne qu’il baragouine, le rendent presque indispensable dans les rapports de chaque jour [...]. Le Maltais est généralement reconnaissable à son pantalon serré aux hanches et large de jambes, à sa chemise bleue comme son pantalon, à son bonnet brun en laine, qui recouvre une chevelure rasée par derrière et flottante en longs tire-bouchons sur les joues. Le Maltais est de taille moyenne, bien moulé, nerveux et brun : c’est un Arabe chrétien [...]. Les Mahonnais s’adonnent à la culture maraîchère. Quant aux huertolanos ou jardiniers des provinces de Murcie, de Valence et de l’Andalousie, c’est généralement dans la province d’Oran qu’ils viennent se fixer. On les y retrouve avec le costume qui est resté arabe, sauf de légères différences : caleçons fort larges et ceintures très apparentes, sandales de cordes, mouchoir sur la tête, quelquefois un chapeau, gilet croisé à boutons de métal, et enfin la couverture dans laquelle le dernier mendiant sait se draper si orgueilleusement [...].[27]



La « bigarrure méditerranéenne » est précisément, au moins jusqu’au début du xxe siècle, consubstantiellement marquée non seulement par son caractère pittoresque mais aussi par sa proximité évidente avec les « Arabes ». À cette proximité très encombrante et problématique, produit d’une longue histoire commune, s’ajoute le fait que les Européens d’Algérie - comme le montrent leurs presses, leurs associations, leurs actions politiques au xixe siècle et leur présence au sein du Parti communiste algérien (PCA) et des syndicats, leurs rapports avec les nationalistes algériens au xxe siècle - ont fait preuve, dans le contexte de la montée des nationalismes puis des fascismes en Europe, d’une certaine hostilité vis-à-vis de l’État français - questions de la Lombardie et de la Vénétie, guerre d’Espagne par exemple -, hostilité qui s’est parfois, localement, traduite par des émeutes et des révoltes. Par ailleurs si, comme nous l’avons vu plus haut, la colonisation a été une affaire de « sexe à sexe », il va sans dire qu’elle a aussi été, peut-être beaucoup plus souvent qu’on ne le dit et pas seulement au xixe siècle où les « mauvais colons » plantaient des arbres de la liberté et fraternisaient avec les populations locales contre l’armée - une affaire de « classe à classe ». La pauvreté a, en effet, collé à la peau de très nombreux « petits blancs » du Maghreb, dans les villages et les petites villes éloignées de la centralité où ils vivaient à l’écart de la « société » coloniale, dans des bidonvilles que leur louaient les colons français[28] mais aussi dans les quartiers métissés des grandes agglomérations urbaines (Bab el Oued à Alger, Sidi el Houari à Oran, Sidi Mabrouk à Constantine, la Petite Sicile à Tunis, le Maarif à Casablanca, etc.)[29] où la cohabitation avec les Français musulmans était, au moins jusqu’à la fin des années 1920, tout à fait banale et quotidienne.

Au regard de ce qui vient d’être dit, on comprend la nécessité vitale, de la part de l’administration coloniale française, de naturaliser ces Européens au travers d’une politique offensive - dont la loi de 1889 n’est probablement que la partie immergée - visant à faire du « Français coûte que coûte ». Si l’on ne connaît pas encore l’ensemble des ressorts (individuels et collectifs, psychologiques et politiques, etc.) mis en œuvre pour parvenir à ce résultat, on connaît le résultat lui-même avec la « sanction de l’Histoire » de 1962. Finalement ces Français d’origine européenne partent presque tous pour la France[30], pays que la plupart d’entre eux ne connaissent pas et sur lequel ils posent le pied pour la première fois, l’identification avec les « Français » - où joue évidemment le rapport « race à race » - étant plus forts que la relative proximité avec les « Arabes ».



Conclusion
« Affronter ces “mauvais objets” dont le souci insiste et dont l’accès se dérobe pourtant à toute voie royale, pour maintenir ainsi ouverte, avec les blessures de l’intolérable, les questions qui donnent sens à l’œuvre. » (Jacques Rancière, 2000)


Bien sûr il serait absurde d’imaginer un livre qui ferait la synthèse de toutes les entrées qui viennent d’être énumérées ici notamment parce qu’il ne serait que la mise ensemble de ce que l’on sait déjà de sources traditionnelles diverses. Certes Albert Camus disait, à propos des Français d’Algérie, que « ce peuple n’a pas d’âme parce qu’il n’a pas de passé » mais il n’est pas certain, justement du fait de sa fragmentation, que tous et même beaucoup se reconnaîtraient dans une telle entreprise. Il semble d’ailleurs, au regard de l’actualité récente, que l’urgence soit plutôt à produire un savoir nouveau, en donnant sinon la parole du moins la chance d’être connus et compris à des destins beaucoup moins remarquables que ceux qui ont été publicisés jusqu’ici, à partir de l’invention de sources nouvelles, avec des modes d’approche variés et sur des objets encore inexplorés. Il apparaît, en effet, qu’il y a beaucoup à exhumer du côté de la première moitié du xixe siècle, si mal connue quant au tissu social comme le montre le premier chapitre, très inspiré, du livre de Jean-Luc Einaudi sur Lisette Vincent et la création du village de Saint-Cloud, sur les convois de colons de 1848, leur proximité idéologique avec les insurgés en France, leurs rapports très difficiles, voire hostiles avec l’armée qui les réprime et souhaite les radier des listes de la colonie, leur culte de la liberté et de la République renaissante. Là comme ailleurs, il y aura probablement des surprises. Également, il faudrait sans doute recentrer l’analyse sur la responsabilité individuelle et donc sur les « acteurs », en acceptant de travailler sur toute la période (1830-1962) puisqu’elle est préconstruite. Mais cela ne servirait à rien en termes explicatifs si l’on ne pouvait donner à voir simultanément, en même temps que quelques noms éminemment biographiables, à travers leur existence textuelle notamment, la ferme des Pères blancs et leur hôpital dans l’Aurès en 1894[31], le centre de colonisation de Foum Toub en 1913 et bien d’autres choses encore tout aussi modestes. Des dossiers que l’on doit, somme toute, aborder finement dans une démarche microhistorique et non comme des blocs. Tous ces gens, en effet, comme les jésuites de Kabylie ou les colons de Foum Toub, étaient pétris de contradictions et d’incertitudes. Il n’y a pas d’un côté des individus libres et affranchis et, de l’autre, la société, le système, la domination. Ainsi il est regrettable, voire absurde, de traiter de « coloniale » la production scientifique de la période du même nom[32]. Tous ces auteurs coloniaux - ou anti-coloniaux - sont évidemment empreints de la - ou des - épistémè(s) de leur temps. Comment pourrait-il en être autrement ?



L’ambition de ce chantier, car c’en est un, serait par ailleurs dérisoire s’il ne se donnait pas comme finalité d’ouvrir la voie à une nouvelle famille de recherches qui, prenant le relais des irremplaçables monographies des années 1980 portant sur le siècle dernier[33], renonce définitivement à une globalisation à la fois victimaire et infériorisante[34]. Une nouvelle voie qui s’attacherait, parallèlement aux productions de fiction et de mémoires de plus en plus nombreuses et réussies et aux « vies héroïques » incontournables - pour lesquelles on ne rendra jamais assez grâce, entre autres, à Jean-Luc Einaudi -, à des histoires au plus près des gens ordinaires, très localisées et datées, ce qui ne veut pas dire, loin s’en faut, non problématisées. Des histoires où seraient décrits, avec le plus de vérité possible, les rapports sociaux entre les différentes catégories de personnes - musulmans, wasps locaux et minorités méditerranéennes - ayant vécu de 1830 à 1962 sur cette terre commune.



Ces entrées fragmentées permettront-elles de répondre à la question initiale ? À celle du pourquoi à laquelle le paradigme holiste - la nature irrépressible du système colonial - semble seul permettre de donner une signification, celle du « jugement de l’Histoire » ? Évidemment non. Mais l’histoire n’est-elle pas tout autant la mise en récits de ce qui n’ayant pas prévalu est alors tombé dans le silence et dans l’oubli, tant en termes de créativité individuelle, de courants d’idées, voire de pratiques quotidiennes rompant avec la loi d’airain de l’exploitation et de la dénégation de l’humanité de l’« autre » ? Cette histoire-là serait celle des petites guerres gagnées contre la violence coloniale - gagnées avec, et non contre, l’« autre » - et donc, dans le même temps, celle d’une victoire sur la violence faite aux colonisateurs eux-mêmes. C’est à ce prix que la transmission, laquelle se porte si mal pour le moment, pourra se faire entre les citoyens algériens d’aujourd’hui, qui ont grand soif de ces morceaux de leur passé et les générations migrantes qui pendant cent trente ans ont investi et trop aimé une terre dont elles n’étaient, sans vouloir l’accepter, - au nom du simple principe de réalité - que les métayers. On verra alors, à partir de multiples histoires d’individus, de groupes, de milieux professionnels, d’associations et d’utopies, que ces décennies n’ont pas été vécues pour rien. Il est très important que les générations post 1962, des deux côtés de la Méditerranée, le sachent.



[1] Ateliers AFEMAM de Lyon (2004), de Strasbourg (2005) et Projet France-Maghreb en 2006.
[
2] Julia Clancy-Smith, « Gender in the city, women, migrations and contested spaces in Tunisia, 1830-1881 ». In David M. Anderson and Richard Rathbone (dir.), Africa’s Urban Past. Portsmouth (NH) : James Currey Heinemann, 2000 ; id., « Marginality and migration : Europe’s social outcastes in pre-colonial Tunisia, 1830-1881 ». In Eugene Rogan (dir.), Outside in : on the Margins of the Modern Middle East. Londres - New York : Tauris, 2002 ; id., « Women, gender and migration along a Mediterranean frontier : pre-colonial Tunisia, 1815-1870 ». Gender and history, avril 2005, vol. XVII, n° 1.
[
3] Voir notamment les textes de Nadine Mortimer.
[
4] Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie. Paris : PUF, 1961, p. 113-118.
[
5] Mourad Yelles, Cultures et métissages en Algérie. Paris : L’Harmattan, 2005.
[
6] Pierre Nora, Les Français d’Algérie. Paris : Julliard, 1961.
[
7] C’est probablement moins le cas pour la Tunisie par exemple, comme le montre un certain nombre d’ouvrages récents. Voir notamment le livre de Jacques Alexandropoulos et Patrick Cabanel (La Tunisie mosaïque. Paris : PUM, 2000), qui fait une très large place aux minorités européennes de Tunisie.
[
8] Jean-Luc Einaudi, Pour l’exemple (L’affaire Fernand Yveton). Paris : L’Harmattan, 1986 ; id., Un rêve algérien. Histoire de Lisette Vincent. Paris : Dagorno, 1994 ; et id., Un Algérien. Maurice Laban. Paris : Le Cherche Midi Éditeur, 1999.
[
9] Yveton, Vincent et Laban ne sont pas les produits de milieux consistants. Ils sont d’ailleurs très différents entre eux et l’artefact du Parti communiste algérien (PCA), censé les rassembler, ne suffit pas à leur donner sens. Ce serait plutôt l’inverse, ils se sont, chacun à leur manière, servis du PCA pour mener leurs propres luttes.
[
10] Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier au xvie siècle. Paris : Aubier, 1980.
[
11] Fanny Colonna, Aurès/Algérie 1954. Les fruits verts d’une révolution. Paris : Autrement (série Mémoires, n° 33), 1994.
[
12] Hélène Bracco, Les Cahiers Mille Bâbords, conférence du 6 avril 2001. Texte mis en ligne le 4 octobre 2003 : http://www.millebabords.org/spip.php?rubrique28
[13] Marie-Pierre Fernandes, « Géographie enfantine d’Algérie ». Algérie. Littérature/Action, 2000, n° 61-62, p. 43-66.
[
14] H. Bracco, Les Cahiers Mille Bâbords, conférence citée.
[
15] Henri de Peyerimhoff, Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1871 à 1895. Gouvernement général de l’Algérie, Alger : Imprimerie Torrent, 19O6.
[
16] Paul Leroy Baulieu, L’Algérie et la Tunisie. Paris : Guillaumin, 1897.
[
17] Les Églises des communautés (l’Église espagnole à Alger par exemple) ont une très grande importance, notamment dans l’Oranais surtout si on compare avec la décléricalisation claire à l’Est où les 3 % d’Européens présents ne construisent pas d’églises. À l’Ouest, c’est le contraire, l’Espagne fournissant prêtres et bonnes de curés. Cette différence interroge.
[
18] Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine. T. II : 1871-1954. Paris : PUF, 1979, voir chapitre III, « Le développement du peuplement européen » ; Gérard Crespo, Les Italiens en Algérie. 1830-1960 : histoire et sociologie d’une migration. Nice : Éditions Jacques Gandini, 1994.
[
19] Sondages dans les Archives coloniales à Aix-en-Provence (CAOM), Fanny Colonna, été 2005.
[
20] F. Colonna, « Comment on fabrique un colonisateur », séminaire sur le Fait colonial, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-en-Provence, 2000, (non publié).
[
21] Ce travail pourrait s’appuyer sur une comparaison entre la presse des colons, la presse en langue arabe - qui fait une place importante aux notables musulmans - et sur la presse indigénophile (le Journal des débats et La revue des deux mondes).
[
22] Saliha Belmessous, « Être Français en Nouvelle France : identité française et identité coloniale aux xviie et xviiie siècles ». French Historical Studies, 2004, vol. XXVII, n° 3, p. 507 ; Juan-Bautista Vilar, Los Espagnoles en la Argelia francesa (1830-1914). Murcia : Université de Murcia, 1989.
[
23] On disait aussi « établissement français sur la côte septentrionale de l’Afrique ». C’est seulement le 14 octobre 1839, dans une correspondance adressée à Vallée par le ministre de la Guerre, le maréchal Soult, que pour la première fois le terme « Algérie » est employé.
[
24] Pour l’Algérie, Fanny Colonna, 2005-2006. Pour le Maroc, Christelle Taraud, 2005-2006.
[
25] Christelle Taraud, « Genre, classe et “race” en contexte colonial : une approche par la mixité sexuelle ». In Irène Théry (dir.), La dimension sexuée de la vie sociale. Paris : Éditions de l’EHESS, 2006 ; id., « Genre, sexualité et colonisation ». Sextant, n° 23, Presses de l’Université libre de Bruxelles, 2007 ; et id., La prostitution coloniale : Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962). Paris : Payot, 2003 (réédition 2006).
[
26] La question des « particularismes » dans la construction de la nation française est très ancienne. De la même manière, nation et migration/immigration ont toujours posé problème. Voir Gérard Noiriel, État, Nation et immigration. Paris : Gallimard, 2001.
[
27] Guide Piesse, Itinéraire de l’Algérie et de la Tunisie. Paris : Hachette, 1885, chapitre introductif, section Population civile européenne.
[
28] J.-L. Einaudi, Un rêve algérien..., op. cit., p. 25.
[
29] Abdelkader Djemaï, Sable rouge. Paris : Michalon, 1996.
[
30] Il faudrait aussi se poser la question de qui « rentre » en Espagne et/ou en Italie au lieu de « rentrer en France » ? Qui part vers « les Amériques » ? Une étude sur cette question du rapatriement reste à faire.
[
31] F. Colonna, Le meunier, le moine et le bandit : sociohistoire de l’Aurès en 1914, (à paraître).
[
32] Fanny Colonna et Claude Haïm Brahimi, « Du bon usage de la science coloniale », Le mal de voir. Paris : Poche 10/18, 1976, p. 221-241.
[
33] Jean-Jacques Jordi, Espagnols en Oranie. Histoire d’une migration 1830-1914. Nice : Serre Éditeur, 1995 ; G. Crespo, Les Italiens en Algérie..., op. cit. ; Guy Tudury, La prodigieuse histoire des Mahonnais en Algérie. Nîmes : Éditions Lacour-Ollé, 1992 ; Marc Donato, L’Émigration des Maltais en Algérie au xixe siècle. Montpellier : Africa Nostra, 1985.
[
34] Jeannine Verdès-Leroux, Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui. Une page d’histoire déchirée. Paris : Fayard, 2001.