dimanche 29 juin 2008

Leïla Sebbar (textes recueillis) : Une enfance algérienne -Gallimard - 1997

Le regard de l'enfance sur l'Algérie

Couverture Une enfance algérienne - Leïla Sebbar Leïla Sebbar a rassemblé 16 textes d'écrivains sur des souvenirs d'enfance en Algérie. Tous sont nés sur cette terre, avant l'indépendance. Ces regards d'enfance trouvent un angle particulier et permettent de dépasser les lieux communs, dans ce genre de démarche qui souvent cultive une nostalgie banale et suspecte. Ce sont les origines des différents intervenants qui garantissent l'intérêt des propos tenus.

Le lecteur se retrouvera dans beaucoup de témoignages. Ces fragments de vie font remonter des souvenirs enfouis à ceux qui ont vécu "là-bas" et qui se sont retrouvé exilés, loin de cette terre natale qui manque tant.


C'est avec beaucoup d'humour, comme un clin d'œil, que Leïla Sebbar ouvre ce recueil, avec "Mes enfances exotiques" de Malek Alloula. Extrait : « " 'Ttrape mon zeb, toi ! "
Largement ouvertes sur la rue, les fenêtres de notre salle de classe laissèrent passer la moqueuse et très distincte réplique d'un gamin du village qui répondait du tac au tac à notre instituteur du CM1, M. Cazscalès.
Quelques secondes auparavant, celui-ci avait, sans crier gare, interrompu sa dictée pour se précipiter vers l'une des baies, menaçant de sa grosse règle le loustic non scolarisé qui, accroché au chambranle, se gaussait, avec force mimiques hilarantes et bruits inconvenants de la bouche, de notre studieuse jobardise par une si belle journée.
" Attends voir ! Que je t'attrape ! Petit voyou ! " »


Dans "l'enfant perdu", Albert Bensoussan, alors qu'il était tout jeune enfant et accompagnait sa maman dans les rues encombrées d'Alger, se perd et se retrouve prit en charge par Sidi Lardjouz (littéralement "Monsieur le vieux") qui, en attendant que ses parents le prennent à nouveau en charge, le confie à Fatiha, sa fille. Dès lors, une amitié va naître entre le petit juif et la jeune musulmane. Elle sera brusquement interrompue :
« Quand j'y pense, cest Fatiha, la fille de ma famille arabe, qui m'a appris le folklore de ce pays où je vis et je survis aujourd'hui. Elle était très douée, même en calcul, d'un seul coup d’œil, il fallait deviner combien de galbelouzes, de zalabias et de mekrouds il y avait sur le plat en faïence, et si je me trompais, eh bien c'est simple, c'est elle qui en mangeait un de plus. Et gourmand, et même goinfre, à la longue plus question que je me trompe. Fatiha m'a appris à lire, à compter, à chanter et à rire. Parce que j'étais le tout dernier de maman qui se faisait un peu vieille et qui me perdait dans les rues, et puis mes sœurs étaient déjà trop grandes pour daigner jouer avec le morveux de six ans que j'étais. De sept ans, de huit ans, de neuf ans.


Oui, jusqu'à mes neuf ans, et ce jour où Lalla Zohra est venue à la maison voir ma mère, et elles ont parlé dans la cuisine en arabe, et moi je ne comprenais rien. Mais après sa visite, maman ne m'a plus conduit rue du Divan le jeudi, et c'est alors - parce que j'étais bien triste - que j'ai commencé à fréquenter tous les garnements de l'Alliance israélite, rue Bab-El-Oued, pour apprendre l'hébreux, la religion et me préparer à ma communion...

... Ce n'est que plus tard, très tard, que j'ai compris. A onze ans passés, Fatiha était devenue une femme et plus jamais elle ne se montrerait à un garçon à visage découvert. »

Quant à Leïla Sebbar, fille d’instituteurs, elle se rappellera à jamais ce soir d’automne où tout a basculé : « C’est un soir où la mer ne lance pas ses vagues jusqu’à la maison d’école, au pied de la montagne. À cette heure entre jour et nuit où il ne fait plus chaud, et même un peu frais, les mères couvrent de laine légère les épaules des enfants ; les filles, les garçons ont disparu derrière les rochers, ils courent toujours avec des feintes impossibles à parer. Ma mère et ses amies marchent sur une plage où nous n’allons pas d’habitude…
… Ce soir-là, je vais au pas des femmes qui parlent. La voix, je la sens à la fois plus animée dans les gestes qui l’accompagnent et plus sourde que lorsqu’elles bavardent, comme chuchotée. Il me semble qu’elles se disent des paroles graves que nous ne devons pas entendre…
… La Moscarda, c’est le nom de cette plage interdite, barrée par des roches qui arrêtent le ciel et la chaleur, renvoie l’écho des cris des enfants, et assombrit les mots des femmes inquiètes. J’entends sans comprendre le lien entre eux, des fragments échappés au secret. Des mots inconnus : ‘Aurès’, des morceaux de mots, le début ou la fin ‘mine’, d(autres dont je connaît le sens ‘gorges’, et les seuls que j’identifie avec une sorte d’apaisement, familiers, protecteurs, je ne suis pas en danger, le ton sérieux de ma mère et ses amies m’a trompée, ces mots qui me rassurent, je les entends prononcés plusieurs fois par chacune d’entre elles : ‘instituteurs, institutrices’…
… C’est le 1er novembre 1954
Des hommes en armes, fusils de chasse et mitraillettes, vestes et pantalons kaki, ils ne portent ni turbans ni cagoules, juste un foulard pour couvrir le visage, ces hommes qui surgissent à l’entrée des gorges de Tighanimine, « Arris 18 km – Batna 79 », font barrage. Le car s’arrête. Le Caïd descend en même temps que les jeunes instituteurs. Une rafale. Le Caïde tombe. Le jeune homme et sa femme tombent. Elle déchire sa robe de vichy, verte à carreaux ? des bandes pour un garrot qui arrêtera le sang. Le maître d’école est grièvement blessé. Il meurt. Elle non. Des oiseaux de proie tournent au bord du ravin. C’est la guerre. »

Treize autres textes, tous aussi poignants suivent. Allez les découvrir !

Nourredine Saâdi : Il n'y a pas d'os dans la langue - Les Éditions de l'aube - 2008

Un recueil de nouvelles qui racontent l'exil


Une séance de torture en 3 volets (Un homme nu), terrifiante, nous rappelle que les soldats français ont fait ça, introduit 13 nouvelles plus ou moins développées sur le thème de l'exil, du déracinement et de l'incontournable appel du pays qui prend aux tripes, qui bouleverse jusqu'au malaise : nostalgie du temps passé.

Un homme nu
« Puis, de subites giclées d'étincelles, des étoiles le transpercent, sillonnent ses paupières comme une rivière ignée de gemmes. Dans un ultime sursaut de violence, il mord le chiffon trempé d'immondices.
... Les éclairs resurgiront à tes yeux, et les étincelles te brûleront de ces lambeaux de scènes, de tes cicatrices meurtries, comme l'éternelle question de Job, Job des Écritures qui répétait infiniment à l'Éternel : "Mais quand je parle, ma souffrance demeure; si je me tais, en quoi disparaîtrait-elle ?" Tu sais, Job, des Gens du Livre, celui de la parabole de la souffrance qu'habitaient deux bouches : l'une pour la parole et l'autre pour le silence. »

La demeure du père
Thème éternel pour les femmes algériennes, le lieu de référence par excellence, la maison paternelle est incontournable. Meriem y retourne pour régler la succession. le temps du voyage Alger-Tunis, elle se rappelle et, dès sa descente d'avion, circule en ville comme si elle ne l'avait jamais quittée : « Lorsque le taxi remonta lentement l'avenue Bourguiba, que je reconnus d'instinct, j'ai vainement cherché la statue du président sur son cheval si petit. Les trottoirs semblaient rétrécis dans mes pupilles. Je me souviens qu'enfant je les voyait démesurément grands...
... À un virage, brusquement, nous débouchâmes sur la place Pasteur. Comment l'oublier ? Brusquement j'effleurai l'épaule du chauffeur, lui faisant signe de s'arrêter :
- Mais il n'y a aucun commerce ouvert à cette heure-ci, Madame.
Je descendis prestement, me retrouvant devant un olivier aux branches azurées par les réverbères, et ma main glissa sur son tronc. Soudain prise d'un rire intérieur, sous les yeux ahuris du chauffeur de taxi, je m'accroupis, me souvenant qu'enfant, au sortir de l'école, c'est au pied de cet arbre que je me soulageais...
... Nous arrangerons la succession en veillant à tes intérêts [ceux de sa sœur Aycha]. Je te dédommagerai de tout mais je ne veux plus qu'on vende la maison.
On n'abandonne pas la maison de son père. »

Retour à Constantine
Un texte passionné sur la ville natale de l'auteur. Des sensations vécues par tous ceux qui y retournent, l'amour chevillée au corps :
« Il arrive que, quand on pousse la porte de la maison de naissance, après une vie d’absence, et qu’on trébuche — stupéfait, abasourdi sur des tertres d’éboulis, des épaves de bois, des détritus, un terrain vague, survienne un gamin, surpris de votre étonnement, qui vous apprend qu’elle s’est effondrée il y a quelques années déjà. Le tremblement de terre — Oh, vous ne le saviez pas ? Mais où étiez-vous donc, en ces temps-là de malheur ?
Tu rêvais tant de ce retour depuis que tu avais donné vie à cette maison fantasmée dans un roman, sur le divan, dans des récits réinventés auxquels tu finissais par croire. Tu as eu besoin de sa réalité — 7, rue de Bagdad — écrite à l’encre brune sur un certificat de naissance la photo sépia de ta mère accrochée au mur de ton exil.
Maintenant, dans l’encadrement de la porte qui ne protège étrangement que de vieilles pierres, du haut de la médina, tu regardes le vide, le tragique, la démesure de ta ville. Tes mots te reviennent avec la larme : ville aérienne. La ville que tu as tant portée en toi. Ces maisons au loin, serrées contre elles-mêmes qu’on dirait apeurées, tel un troupeau quand tombe la nuit.
Ces toits ocres rongés par le soleil et la pluie sur lesquels tu cherches tes cigognes, oiseaux que chacun accueillait, protégeait, nourrissait afin que chaque année ils reviennent, en messagers du bonheur. Tu restes hébété au seuil de cette porte, ne sachant si elle est désormais là pour protéger le vide ou pour en empêcher I’accès. Ton regard s’accroche au loin au minaret du mausolée de Sidi-Rached où on te faisait brûler un cierge contre les sortilèges, ou avant toute épreuve et tout examen — ce n’est que plus tard, bien plus tard, que tu associas le nom du saint à celui de ton frère, prématurément disparu.
Tes yeux poursuivent, éperdus, les escarpements du rocher, de mystérieux signes gravés, on dirait des visages — l’image perdure dans ta tête — on dirait, on dirait... Au fond dans la vallée, la foison d’oueds enchevêtrés, affluents enlacés — veines et artères — qui ne semblent venir d’aucune source ni aller nulle part, inextricables méandres scintillant sous les morceaux de soleil. Là, le fleuve tumultueux, impétueux et plus loin, plus bas, devenu douce rivière aux eaux musiciennes, il ressurgit soudain au-dessus d’une voûte de la roche, en flots torrentueux de cascades fracassant la pierre.
Te reviennent tes frayeurs lorsque le Rhumel, objet de tes rêveries d’enfant, gronde, déborde de son lit et se précipite sur les gigantesques voûtes, sur les ravins profonds qui enserrent son cours. Les bruits assourdissants, la violence de l’écume, font trembler ta fenêtre d’où, perché sur le lit à baldaquin — le lit doré de ton grand-père — tu suis le mouvement infatigable des eaux, en imaginant ton héros de bandes dessinées Blek Le Roc descendre le Mississippi en pirogue indienne. Plus tard, Rimbaud dans son Bateau ivre, que Madame Jevackini vous faisait apprendre par cœur à l’école Voltaire.
Puis tu te mis à recopier toutes les descriptions du Rhumel dans les livres: « Resserré entre les parois rocheuses aux tons de rouille, le Rhumel coule des eaux jaunâtres», (Henriette Célarié) ! «Le fantastique dressée sur son rocher entourée des gorges du Rhumel qui l’enserrent et le protègent». (Guy de Maupassant); - «Constantine, l’étrange, gardée par un serpent, le Rhumel, qui roulerait à ses pieds.» (Alexandre Dumas).
Des dictées, des récitations. Mais tu préférais plutôt les légendes qui couraient sur ton fleuve. Ce qui se contait les nuits de veillée : l’épouvantable grotte de Kef-chkara qu’enjambe le pont du Diable, d’où le bey précipitait dans des sacs à blé les mutins, les traîtres et les femmes adultères; le Vautour noir dont l’œuf serait le rocher qui a fondé la ville — la seule ville au monde, dit-on, où les hommes peuvent regarder les aigles voler de dos, mais surtout, oh! surtout les descriptions dans Nedjma !
Tu scrutes, impatient, le ravin, cherchant l’arbre de Judée violet, le mimosa scintillant d’or, le grenadier au fruit gorgé de rubis, dont Sidi Brahim vous apprit à l’école coranique que c’était un fruit du paradis. »

Tu frances bien !
Texte universel, savoureux que tous les natifs de "là-bas" peuvent prendre à leur compte :
« C'est au cours des leçons d'histoire que les choses ont dû se compliquer. Je passe sur ces ancêtres dont on nous affublait, car personne n'y croyait trop, pas plus les juifs et les Arabes que ces Européens, maltais ou espagnols. La sonorité de nos noms, lors de l'appel en classe, attestait que nous ne descendions pas des Gaulois. »

Les dix autres nouvelles, vous les découvrirez en lisant ce très bon livre. Ne vous contentez pas de ces quelques extraits très subjectifs, ce serait dommage !

vendredi 27 juin 2008

Nulle part dans la maison de mon père : Assia Djebar - Fayard - 2007

Une autobiographie bouleversante

Couverture Nulle part dans la maison de mon père - Assia Djébar 407 pages sublimes, desquelles on n'arrive pas à s'échapper et par lesquelles on pénètre dans une intimité sans jamais être voyeur, mais avec elles, grâce à elles on comprend mieux la problématique des femmes algériennes, on aborde enfin, la condition féminine dans toute sa complexité.

Disons-le de suite, Assia Djebar nous livre là une œuvre très forte qui dépasse largement le cadre autobiographique, une écriture qui sera reconnue comme un vrai chef d'œuvre. Un livre essentiel pour elle, sans nul doute, mais aussi pour la littérature algérienne, tant le propos est universel dans le monde arabo-berbère.

L'ouvrage est divisé en trois grandes parties :
- «Éclats d’enfance» qui marque les débuts de l'héroïne dans la vie,
- «Déchirer l’invisible» souligne l'adolescence,
- «Celle qui court jusqu’à la mer» marque la femme qui va vers son émancipation.
Sans oublier les 28 pages d'épilogues et de postface qui sont essentielles et annoncent un approfondissement à venir de ce gros travail d'introspection, d'analyse et de défense de la condition féminine algérienne.

La présence du père est absolument omniprésente. Elle traverse le récit et alimente la réflexion profonde. Elle permet de mieux approcher le nœud du problème, même si, surtout pour l'auteure, on ne parvient pas vraiment au cœur de l'interrogation et on a du mal à trouver l'apaisement.
Ce père instituteur laïc, résolument progressiste dans sa démarche politique, étonnamment libérateur en favorisant l'accession au savoir et à la Culture pour sa fille, tout en maintenant une vigilance de tous les instants quant à l'éducation rigoriste de Fatima qui, à 5 ans, ne peut même pas apprendre à monter à vélo avec le fils d'une de ses collègues qui habite le même immeuble de fonction. «Je ne veux pas, non, je ne veux pas que ma fille montre ses jambes !» Ce sera la première vraie blessure que lui inflige ce père qu'elle ne cessera d'aimer et dont elle sera habité, même si elle a toujours lutté pour sa liberté, pour son émancipation sociale. Une blessure «comme s'il m'en avait tatouée, encore à cette heure où j'écris, plus d'un demi-siècle plus tard !» nous confie Assia. Traumatisme profond qui lui interdira à jamais de monter à vélo.
Ce père qui voit d'un mauvais œil le livre sur la biographie de Pétain qu'a obtenu sa fille comme reconnaissance de son excellence en classe.
Ce père qui n'imposera pas le voile à sa fille comme il l'a fait pour sa femme uniquement dans le village qu'ils habitaient, alors qu'à Alger, lorsqu'ils y ont déménagé, la métamorphose de sa superbe femme en occidentale n'a posé aucune question.
Ce père qui n'hésite pas à braver les interdits coloniaux, en renversant ostensiblement les pancartes interdisant l'accès aux plages aux «indigènes», selon l'expression de l'époque.
Ce père, enfin qui dénie avec force, à un parent d'élève le droit de le tutoyer.

Assia Djebar nous fait partager merveilleusement toutes sortes d'émotions, de sentiments, à travers la description de sa vie quotidienne, aux côtés de sa maman qui la sort avec elle pour aller visiter les femmes de la famille. Cette mère belle et majestueuse, enveloppée dans son voile blanc et dont seuls les magnifiques yeux fardés sont visibles sous la voilette de fine gaze qui recouvre son nez. Cette mère la promène dans les rues de Césarée, sous le regard respectueux des hommes désœuvrés, parce qu'elle est l'épouse du seul instituteur arabe du village, pour aller au hammam, autre souvenir très prégnant de la fillette. C'est ainsi que la petite fille retiendra combien il est important d'être respectée des hommes, même lorsqu'elle se promènera seule et «nue» (façon de caractériser les femmes «indigènes» qui sortent sans voile) et gardera tout de même le regard pointé vers le sol et évitera soigneusement de parler dans sa langue maternelle, dès lors qu'elle se trouvera à l'extérieur, en présence de la gente masculine.

D'ailleurs, Fatima sera très rigoureuse dans le maniement des deux langues : l'arabe dialectal et le français. Les fonctions de l'une et de l'autre sont bien précises et le lecteur décode ainsi toutes les nuances qui y sont mises. Elles retiendra pour toujours cette différenciation, à commencer par les années d'internat au lycée de Blida.
C'est là qu'elle va dévorer des bouquins avec son amie Mag et qu'elle va faire ses premières confidences. C'est aussi là qu'elle va connaître son premier émoi, après que Mounira, une autre de ses camarades de classe, l'ait littéralement mise dans les bras d'un garçon du sud algérien, lors des répétitions d'une opérette (Les cloches de Corneville). Elle répondra positivement à l'invitation du «Saharien», comme elle se plait à le nommer, à aller partager une balade très sage à l'extérieur de l'établissement. Ce sera d'ailleurs la première transgression par rapport au rigorisme paternel et, dès lors, une phrase lancinante reviendra, tout au long du récit : «Si mon père l’apprend, je me tue…» Le lecteur s'apercevra, au fil des lignes que ce ne sont pas des mots en l'air et que l'expression sort totalement de la banalité des paroles prononcées par des jeunes gens. Ils prendront tout leur sens, lorsque la jeune fille de 17 ans, aura un acte de désespoir, suite à un affrontement avec son premier «fiancé» qui, à son tour, prétendra lui imposer ses règles inacceptables.

L'histoire prend toute son importance lorsque l'on sait que ce «fiancé» deviendra quelques années plus tard son mari pour 23 ans. Il faut vraiment que l'éducation du père, malgré les résistances, et elles ont été fortes, ait été profondément ancrée !
On le réalisera d'autant mieux que l'écrivaine, jusqu'à la dernière ligne s'interroge et cherche toujours à comprendre : ««Pourquoi ne pas te dire dans un semblant de sérénité, une douce ou indifférente acceptation : ne serait-ce pas enfin le moment de tuer, même à petit feu, ces menues braises jamais éteintes ? Interrogation qui ne serait pas seulement la tienne, mais celle de toutes les femmes de là-bas, sur la rive sud de la Méditerranée...pourquoi, mais pourquoi je me retrouve, moi et toutes les autres, nulle part dans la maison de mon père ?»

Sans doute que pour parvenir à l'apaisement, il lui faudra remettre l'ouvrage sur le métier, comme elle le dit d'ailleurs dans les dernières pages du roman. Oui, aller au-delà des 17 ans de la jeune fille Fatma-Zohra Imalayène, vrai nom d'Assia Djebar. Le lecteur attend aussi cette échéance, afin également de mieux comprendre et appréhender au plus près ce qu'est devenue cette grande dame de la littérature, membre de l'Académie Française, Madame Assia Djebar.

Oui, Madame, vous nous avez laissé là un bien beau cadeau et vous avez fait preuve d'un courage exemplaire que nous souhaitons sincèrement être salutaire. Merci Madame, vous honorez votre pays, notre pays.

mercredi 25 juin 2008

La baie aux jeunes filles - Fatiha Nesrine - L'Harmattan - 2000

Une Algérie poétique

Couv La baie aux jeunes filles - Fatiha Nesrine
Nous sommes dans la très belle région de Collo où se trouve cette magnifique baie aux jeunes filles. La vie s'écoule lentement, dans le respect des traditions avec la toute puissance de l'homme et l'effacement de la femme. La petite fille, au centre de ce très beau récit, partage le quotidien de sa maman et son esprit vagabonde toute la journée, pendant que d'autres vont à l'école française. En ces temps coloniaux, le père ne veut pas que sa fille aille apprenne le français. Mère, comme l'appelle avec infiniment de respect la petite fille, va prendre tous les risques pour que sa fille fréquente l'école communale.

Au-delà de cette trame de fond, Fatiha Nesrine, avec beaucoup de délicatesse, de talent, nous livre le quotidien lancinant d'une femme confinée dans sa maison (enfermée dans ces quatre murs) et ses échappées poétiques. Le récit est parsemé de références à des légendes, des contes, des fables, de toute une fantasmagorie. Le récit est émaillé de comptines, de chansons enfantines. Mille détails, en apparence insignifiants, captent l'attention du lecteur qui ne peut plus se détacher du récit.

Les géants peuplent l'univers des enfants. Tout autant que les arbres, la végétation qui occupent la campagne et nourrissent l'imaginaire enfantin. Qui sont ces géants ? Au lecteur de l'imaginer, de le découvrir. Curieusement, le père est à la fois omniprésent et très absent du récit. Sans doute, faut-il le trouver dans le dédale des métaphores... De la même façon, les murs sont partout, sauf dans la baie, seul espace de liberté des femmes...

Les descriptions auxquelles s'adonnent Fatiha sont de pures merveilles ! Moi qui était sous un arbre du jardin, le vent dans les arbres, l'atmosphère chauffée par un généreux soleil charentais, je me suis retrouvé dans mon, notre Algérie aux milles senteurs. J'avais dans les narines la terre chaude arrosée par une pluie d'orage et dans les yeux le spectacle de l'oued qui déborde et balaie tout ce qui est sur son passage. Souvenirs d'enfance qui ressurgissent par la magie des mots.

Il n'empêche que ce récit qui ne peut être que fortement autobiographique, nous interpelle fortement sur la place de la femme dans la société algérienne, même si le discours évite avec adresse et justesse le militantisme pur et dur. Le lecteur est invité à réfléchir, à faire fonctionner son cerveau, au-delà des aprioris, des poncifs de tous bords. Comme pour la fillette, "la tête demeure l'unique espace de liberté" (commentaire de notre regrettée Najia Abeer).

Et la baie aux jeunes filles, me direz-vous, pourquoi ce titre ? Sachez simplement qu'elle est strictement réservée au femmes. Le reste, découvrez-le en vous jetant sur ce bouquin dont on a très peu parlé en Algérie. Trop peu.
À quand le prochain roman, Fatiha ?

Pour finir, je ne résiste pas au plaisir de vous livrer, en partie, ce qu'a écrit mon amie et regrettée Najia Abeer, à propos du livre de Fatiha Nestrine et plus particulièrement son sentiment sur ce mystérieux géant :

"Et puis, il y a le Géant que raconte Fatiha, l’unique sœur et non mariée de Ahmed le fou. Mais qui est donc ce géant ? Fatiha Nesrine veut bien en faire un mystère, une véritable charade.

« Et le géant ? Le vrai.
(…)
Le géant n’est pas l’olivier.
Alors, un rocher ?
Un rai de lumière concentrée ?
Une paupière, voûte ouverte, printemps de l’amandier, piège vert, blanc, irisé, halo de senteurs, refuge des nuits d’été ?
(…)
Une onomatopée ? Une harmonie de sons ? La véhémence de l’été ?
(…)
Le géant est peut-être un arbre. Le géant est sans doute la fois d’après, celle qui ne recommencera pas…
Un voilier accostant sans écueil ?
Une baie où se reposer ?
(…) Sur le rivage, le géant s’est ensablé… Sur le chemin, un figuier,
Vieux comme la Méditerranée (…) Donnent des œufs bleus, tendres… »

Et, au moment même où l’on croit deviner, l’auteur nous renvoie à la question :
« Qui est le géant ?
Personne ne le connaît. Moi, les femmes me l’ont raconté. Il y a longtemps.»


Moi, je crois avoir deviné. Mur protecteur et obstacle infranchissable, bon et effrayant géant qui, signifiant haut et fort son incontournable présence dans le silence qui tue, réduisant l’espace de liberté à cet espace qu’aucun interdit, qu’aucune loi humaine ne réussira jamais à violer : l’esprit. N’est-ce pas ce mur obstiné, ce géant qu’on ne peut approcher même quand il sommeille, qui refuse la scolarité de sa fille ? Et la fillette de se demander si elle apprendra à tuer le temps comme sa mère, des jours, des mois, des années, si elle devra apprendre à « S’abîmer en prières muettes pour des jours meilleurs ? » L’enfant qui a patienté avant même de naître patientera encore et encore jusqu’au jour où la mère décide de l’envoyer à l’école… en secret."

mardi 24 juin 2008

Cette Fille-là de Maïssa Bey - Éditions de l'Aube - 2001

Maïssa Bey produit, une nouvelle fois,
une œuvre au service des femmes algériennes

Couverture Cette fille-là de Maïssa BeyNous sommes dans une "pension de famille" où des vies en lambeaux s'étirent. Malika, la narratrice, côtoie des vieillards, des débiles, des caractériels, des êtres profondément blessés par la vie et surtout des femmes mises à l'écart de la société. Elles sont oubliées par le monde extérieur et c'est bien ça qui provoque encore et encore la colère de Maïssa Bey.

Comme dans tous ses livres, Maïssa, inlassablement monte au front pour raconter toutes ces femmes algériennes, pour revendiquer leur émancipation et faire qu'on les délivre de l'enfermement dans lequel les met la tradition et l'univers machiste.

Cette fois, le personnage central, surnommé M'laïka, se raconte, tout en recueillant la parole des autres pour nous transmettre des bouts de vies. D'emblée, elle nous prévient, avant même d'entamer les récits : "J'ai envie de dire ma rage d'être au monde, ce dégoût de moi-même qui me saisit à l'idées de ne pas savoir d'où je viens et qui je suis vraiment. De lever le voile sur le silence des femmes et de la société dans laquelle le hasard m'a jetée, sur des tabous, des principes si arriérés, si rigides parfois qu'ils n'engendrent que mensonges, fourberie, violence et malheur." Le destin l'a frappée et marquée pour la vie : arrêt de la croissance, aménorrhée primaire, estampillée "forte instabilité caractérielle", un cas qui laisse tout le monde dans l'ignorance et qui fait se refermer la coquille. Un cas bien encombrant, comme tant d'autres qu'elle finira par rejoindre dans cet endroit étrange où la vie s'est arrêtée.

Maïssa Bey, après avoir planté le décor, tant du point de vue de l'histoire de M'laïka que du "mouroir parcouru d'ombres d'êtres dans un état de décrépitude et d'hébétudes indescriptibles", nous transporte, tour à tour dans les chambres de résidents qui se confient à M'laïka. Comme pour faire une pause dans l'horreur, la narratrice fait des allers-retours dans sa chambre pour nous raconter un peu plus sa vie venue de nulle part et n'allant nulle part. C'est autant de petites nouvelles qui caractérisent les chapitres de ce poignant récit. Des mini condensés de vie qui, curieusement, ne commencent pas si mal que ça et finissent tous dans l'apocalypse.

Encore une fois, Maïssa Bey met sa très belle écriture au service des femmes de son pays. Inlassablement, elle se bat contre l'ignorance, le machisme, la tradition, l'obscurantisme. Elle nous surprend encore avec des effets poétiques et des formes d'écrit qui ne laissent pas indifférent. De cet amas d'horreurs, se dégage une grande humanité.

Maïssa Bey, signe là un nouveau livre fort, profond, émouvant et utile pour la condition féminine algérienne.

dimanche 22 juin 2008

Un coup de cœur pour ma belle ville de Constantine

Une vidéo réalisée par mon ami Djamel Allal, grand amoureux de sa ville, depuis la cabine du tout récent téléphérique. Atek Saha, Khouya Djamel !
Bonne balade...


Visite en téléphérique 2008

mercredi 18 juin 2008

Fiche pédagogique sur "Entendez-vous dans les montagnes..." de Maïssa Bey

Le CRDP de Paris a mis en ligne une excellente fiche pédagoqiue sur "Entendez-vous dans les montagnes..." Voici un très bref extrait du dossier que vous avez le loisir de consulter entièrement sur le site du CRDP de Paris.


Jaquette de Entendez-vous dans les montagnes... "Entendez-vous dans les montagnes … est le titre de ce récit de Maïssa Bey qu’on aurait envie de fredonner sur l’air de la Marseillaise (« entendez vous dans nos campagnes … »). Ce titre reprend les paroles d’un chant patriotique kabyle qui résonnait dans les montagnes d’Algérie « d’où montait la voix des hommes libres », un hymne « que nos parents nous faisaient apprendre le soir, quand nous étions couchés, dans le plus grand secret. » (Propos recueillis par K.S dans El Watan, 26 septembre 2002 in dzlit.free.fr)

Dans ce récit en partie autobiographie et écrit à la troisième personne, l’auteur met en scène trois personnages : une femme, un homme d’environ soixante ans et une jeune fille nommée Marie. Ils se retrouvent par hasard, dans le compartiment d’un train de nuit en partance pour Marseille. Ces trois protagonistes que rien ne semble devoir rapprocher tant ils recherchent la solitude et l’isolement, ont pourtant un point commun : l’Algérie. Elle, victime, fille orpheline d’un père torturé puis assassiné pendant la guerre. Lui, bourreau, appelé du contingent et envoyé là-bas « pendant les événements ». Et enfin, Marie (seul personnage dont le nom est donné) innocente et ignorante, petite-fille de pieds noirs.

Au cours de ce voyage qui devait être calme, ils vont être confrontés à un incident déclenchant, entre eux, une conversation d’abord banale et hésitante et qui s’intensifiera tout au long de la nuit. Dans l’espace clos de ce train qui les emmène dans la ville du vieux port resurgissent des souvenirs brûlants et peu à peu se dénouent les fils d’une mémoire douloureuse."

mardi 10 juin 2008

Les citronniers - film de Eran Riklis - 2007

Une femme courageuse et digne
enracinée dans sa terre

Bande annonceEn Cisjordanie, Salma cultive des citronniers hérités de son père. Elle est seule, avec son ouvrier qui la considère comme sa fille. Elle devient, bien malgré elle, la voisine du ministre israélien de la défense. Dès lors, sa vie va basculer. Les services de sécurité estiment qu'il faut couper les arbres qui offrent, de leur point de vue, un camouflage idéal pour les terroristes. Elle décide de se battre jusqu'au bout, en prenant un avocat. Avec lui, elle porte l'affaire devant la cour suprême.

Tel est l'argument de ce superbe film qui ne verse jamais dans la propagande, la caricature, le lieu commun. Pas de scènes de violence, pas de slogans politiques. Le réalisateur israélien préfère le ton d'une chronique sociale bouleversante qui permet de poser clairement le vrai problème palestinien : le droit d'avoir une terre et de vivre en paix. Nous sommes loin de l'islamisme, des attentats, du manichéisme. Il s'agit bien là d'êtres humains qui souffrent et qui ne demandent que le droit de vivre.

Eran Riklis aborde ce sujet avec beaucoup d'intelligence et de tact, y compris dans le traitement de l'histoire d'amour de Salma et de Ziad, son avocat palestinien. Avec une grande lucidité, il met les femmes au centre de son film : Salma qui incarne la résistance palestinienne, Mira, la femme du ministre qui revendique sa liberté et Gera, la journaliste israélienne, qui porte l'affaire sur la place publique. Ces trois femmes agissent, pendant que les hommes traitent la question en ne lui donnant pas un caractère prioritaire, laissant de côté le symbole ou se replient sur la tradition ou bien encore, malgré leur pouvoir, se retranchent derrière l'avis intouchable des services de sécurité. Le réalisateur termine son film avec autant de brio et d'intelligence. Il insiste sur l'absurdité du jugement, d'autant qu'après la débauche de clôtures, de miaradors, d'agents de la sécurité et de soldat, le fameux mur s'ajoutera à tout cet arsenal inutile et fera face au ministre, plus seul que jamais, dans son camp retranché, ainsi qu'à la solitude digne et désespérée de Salma, symbole de la résistance de tout un peuple à qui la puissance aveugle d'une nation inflige chaque jour davantage injustice sur injustice.

Le ton du film, profondément humain, est juste. C'est pourquoi il émeut et échappe au discours facile, stéréotypé. C'est ainsi que le spectateur peut comprendre l'injustice que vit le peuple palestinien. Cette œuvre, vaut tous les discours. Elle nous interpelle, nous interroge : va-t-on continuer longtemps à bafouer les droits de ces hommes et de ces femmes ?
Merci, monsieur Riklis, d'avoir porté cette œuvre à l'écran !