vendredi 12 août 2011

Le cri, nouvelle de Maïssa Bey

Le cri, nouvelle de Maïssa Bey


"Attends-moi, attends-moi… " Elle court, mais elle n'arrive pas à rattraper son frère. Il vole presque, dans le sillage d'un cri, sauvage, interminable. Elle court, de la force de ses petites jambes, mais il est déjà loin. C'est qu'il est plus grand qu'elle, il a neuf ans! Et puis c'est un garçon. Il passe son temps à courir avec ses copains, pendant qu'elle joue à la poupée en bas de l'immeuble, toujours à portée de voix et de regards de sa mère.

Elle, elle n'a que six ans. Et puis, elle n'a pas compris tout de suite, elle n'a rien compris d'ailleurs, elle le suit c'est tout, comme d'habitude. Elle voudrait seulement que ce cri s'arrête, que son frère aussi s'arrête, pour l'attendre. Elle a beau l'appeler, il ne se retourne pas. Il ne peut pas l'entendre. Elle n'a pas encore traversé la cour de l'immeuble, étrangement déserte et silencieuse, qu'il est en haut des escaliers comme happé par ce cri dont il a immédiatement su d'où il venait, avant même qu'il ne l'atteigne, elle. Au pied de l'escalier, elle s'arrête. Parce que son coeur bat trop fort. Parce qu'elle ne peut plus respirer et que le cri s'enfle en un trille démesuré. Soudain, elle ne peut plus bouger.

Comme dans ce rêve qu'elle fait souvent, où poursuivie par des êtres sombres et grimaçants, des monstres, elle ne peut s'enfuir. Elle veut avancer mais ses jambes ne lui obéissent plus. Quelque chose de plus fort que sa volonté la cloue au sol et ses pieds, son corps sont retenus par des milliers de fils invisibles. Elle ne peut même pas se débattre, comme paralysée. Une sensation effrayante et familière. Exactement comme dans ses rêves d'où elle se réveille en hurlant et que sa mère sait effacer à force de baisers et de tendresse. Elle réussit enfin à lever le bras. Elle s'accroche à la rampe. Les marches se déforment sous ses yeux tandis que le cri, un instant arrêté, reprend, se module en variations stridentes puis en son articulés mais inintelligibles. Elle finira par les monter ces marches. Elle ne sait comment. Très vite peut-être ou très lentement, une à une. Elle n'en a pas souvenir. Des blancs dans sa mémoire. Mais il est là, devant elle, le visage de sa mère.

Méconnaissable. Lacéré. Larmes de sang. Son corps qui se balance de droite à gauche, tel celui d'un automate détraqué. Ses mains frappant ses cuisses comme pour rythmer cette danse étrange. Ses yeux qui se posent sur elle, sans la voir, sans la reconnaître. Et la petite fille recule, se détourne. Le rêve est trop effrayant. Il faut qu'elle se réveille, qu'elle s'échappe… Déjà, la nuit dernière, quand ces hommes sont venus emmener son père, elle avait réussi à croire, malgré les coups violents frappés à la porte, malgré les cris et les supplications de sa mère, malgré les sanglots et les lamentations de sa grand-mère qui l'avait serrée très fort contre elle pour l'empêcher de se lever, elle avait réussi à croire que ce n'était qu'un rêve, et elle s'était rendormie, bercée jusqu'au matin.

Et puis, le jour venu, on l'avait envoyée jouer dehors, sous la surveillance de son frère, elle n'avait même pas posé de questions, pressentant obscurément sans doute que la réponse viendrait assez vite.

Elle redescend, poursuivie par le cri jusque dans le coin sombre en bas, sous les escaliers, là où elle a l'habitude de se terrer quand elle joue à cachecache avec les autres enfants. Elle s'assoit sur le sol froid, glacé. Se recroqueville toute. Porte ses mains à ses oreilles, en appuyant très fort. Elle ferme les yeux, et essaye, essaye désespérément de tout oublier, de tout abolir. Parce que, même si elle n'a que six ans, elle sait que c'est comme ça la mort, c'est son père qui lui a expliqué un jour. C'est quand on dort au fond d'un trou et qu'on ne peut plus se réveiller. La mort ce n'est qu'un long sommeil et elle veut, elle aussi, mourir un petit peu, comme son père.

Peut-être a-t-elle traversé ainsi des frontières et des frontières, jusqu'au seuil du néant. Elle en est revenue cependant. Elle va rester ainsi. Des heures entières. Jusqu'au soir. On ne la cherche pas. Sa mère ne s'inquiète pas. Et la fillette, frigorifiée, engourdie de douleur et de peur aussi, immobile dans son coin sombre, ne peut pas oublier; elle entend au-dessus de sa tête le bruit incessant des pas. Il vient du monde, beaucoup de monde chez eux. D'autres hurlements feront écho à ceux de sa mère. Et le cri ne s'apaise que pour mieux renaître. Seule, dans sa cachette obscure, la petite fille dont personne ne s'inquiète ne pleure pas. elle a mal, très mal, mais elle ne sait où. C'est dans sa tête. Dans son corps. C'est quelque chose qui s'écoule d'elle. Un peu de son enfance peut-être. Quelque chose qui la quitte. Et cela fait un vide. Cela fait mal. Elle va finir par s'endormir. Les enfants finissent toujours par s'endormir. Et elle se retrouvera le lendemain, elle ne sait pas comment, dans une autre maison, couchée dans un lit qui n'est pas le sien. Non, elle ne sait pas comment, mais ce n'est qu'un blanc, un autre blanc dans sa mémoire.

Mohamed Harbi : « Les archives de la guerre de Libération sont explosives »


Mohamed Harbi : « Les archives de la guerre

  de Libération sont explosives »
L’éminent historien Mohamed Harbi revient, dans cet entretien, sur les récentes controverses suscitées par les déclarations polémiques d’acteurs du mouvement national et livre quelques vérités cinglantes.

D’après lui, l’attaque de la poste d’Oran est l’œuvre d’Aït Ahmed, Boudiaf a réussi l’organisation du 1er Novembre, et l’attitude de Yacef Saâdi à l’égard de Louisette Ighilahriz « n’est ni sérieuse ni noble ». Harbi affirme que Boussouf n’endosse pas seul l’assassinat de Abane Ramdane, et qu’on a exagéré son rôle ainsi que celui du MALG.

Il révèle, par ailleurs, que « Krim a projeté d’assassiner Bentobal » en prévenant que les archives de 2012 « sont terribles et explosives ».  Alors qu’il évalue les harkis et goumiers à environ 100 000 hommes, l’historien estime à quelque 50 000, les victimes algériennes des bavures du FLN/ALN, dont nombre de militants nationalistes authentiques.

Pour Mohamed Harbi, « la société algérienne est une société de surveillance mutuelle ». Il considère que les tabous, liés aux juifs d’Algérie, aux harkis et aux pieds-noirs, en se gardant de les traiter, ont fait le lit de l’islamisme. Préconisant une déconstruction de la pensée nationaliste, il estime que la question identitaire et celle de l’autoritarisme sont deux problèmes majeurs qu’il est impératif de dépasser pour aller vers une Algérie nouvelle et apaisée.

- Si vous le permettez, M. Harbi, nous aimerions articuler cette interview autour de quelques «noms-clés» en rapport avec l’histoire du Mouvement national. Et le premier qui nous vient à l’esprit, en l’occurrence, est Ahmed Ben Bella qui a défrayé la chronique ces derniers jours suite à ses récentes déclarations à Jeune Afrique. D’abord, comment l’avez-vous rencontré ?

Je l’ai rencontré pour la première fois au moment de la discussion du programme de Tripoli. A ce moment-là, j’ai pu, plus ou moins, voir ce qu’était l’homme dans ses idées. Il faut noter qu’avant cela, il était en prison depuis 1956. Et dans ses idées, il y avait incontestablement chez lui un véritable amour du monde rural. En même temps, il y avait chez lui un aspect qui relève de l’éducation politique de toute une génération, à savoir l’attachement à un nationalisme de type autoritaire.
Pour en venir à des faits précis comme l’attaque de la poste d’Oran en avril 1949, Ben Bella affirme qu’il était l’artisan de cette attaque. Selon vous, qui d’Aït Ahmed, qui était le successeur de Belouizdad à la tête de l’OS, ou de Ben Bella qui, comme vous le précisez dans vos livres, a pris en main cette organisation à partir de janvier 1949, est le véritable instigateur de cette opération fondatrice ?

Personnellement, je pense que les éléments concrets ressortaient de l’organisation locale. Mais les projets (la planification des opérations, ndlr) étaient incontestablement du ressort de la direction centrale, donc d’Aït
Ahmed. Je pense que compte tenu du fonctionnement de l’Organisation, le rôle d’Aït Ahmed a été très important.
 
- Et quand il dit de Boudiaf qu’il était «zéro sur le plan militaire», vous pensez que c’est une vérité ou bien une méchanceté ?

« Zéro sur le plan militaire », il n’y a pas eu d’expérience de type militaire qui permet d’en juger… Boudiaf était le responsable de l’OS dans le Constantinois. C’est un membre de l’Organisation qui était assez conséquent, on l’a bien vu. Même si le 1er Novembre a été organisé dans la précipitation et l’improvisation, il l’a organisé.

- Quand des acteurs de l’histoire comme dans ce cas précis nous font des révélations de cette nature, vous, en tant qu’historien, comment les prenez-nous : pour argent comptant ? Avec des pincettes ?

Je ne peux pas prendre pour argent comptant le témoignage d’un acteur. On est obligé de se pencher sur les archives quand on en trouve, ce qui est rare pour une organisation qui a été clandestine. Sinon, on procède à des recoupements des témoignages des acteurs.

Indépendamment de cela, vous avez des interrogations propres à partir de ces témoignages et aussi de la connaissance des acteurs. Il faut dire que ces affaires sont remontées à la surface dans des moments de crise où chacun cherchait à imposer son image propre. Et je crois qu’en Algérie, beaucoup de choses se passent comme ça. Les gens sont plus préoccupés de soigner leur image que par le souci de la vérité.

- Un autre nom nous vient à l’esprit, celui d’une grande moudjahida : Louisette Ighilahriz, qui a eu à affronter seule ses tortionnaires lors des procès qui l’ont opposée au général Schmitt et consorts, sans le moindre soutien de l’Etat algérien. C’est une femme extrêmement courageuse qui a été profondément blessée par des allégations prêtées à Yacef Saâdi qui aurait mis en doute son combat. Que pouvez-vous nous dire sur cette immense résistante ?

Louisette Ighilahriz est une combattante, il n’y a aucun doute là-dessus, et Yacef Saâdi ne pouvait pas ignorer son rôle puisqu’il était un allié de la famille Ighilahriz. Je suppose qu’il y a autre chose qui l’a guidé. De toute manière, ce n’est ni sérieux ni noble.

- Du point de vue de l’écriture de l’histoire de la guerre de Libération nationale, pensez-vous que la participation des femmes est suffisamment mise en valeur ?

Non, ce n’est pas le cas. Il y a une chose fondamentale qu’il convient de souligner à ce propos, c’est que les femmes sont venues à la rencontre du FLN, mais quand le FLN est allé à leur rencontre, il ne les voyait que comme infrastructure dans l’organisation. Il ne les voyait pas dans des rôles politiques et des directions politiques. Alors que le premier bulletin du FLN s’appelait Résistance, on l’a enlevé pour mettre El Moudjahid. Ça veut tout dire. Le souci du FLN, c’était d’avoir des troupes. Or, la sensibilité des troupes était incontestablement machiste et patriarcale.

- Selon vous, ces controverses soulevées par des déclarations polémiques qui sont le fait d’acteurs de la Révolution font-elles avancer l’historiographie de la guerre de Libération nationale ? Est-ce quelque chose de productif ou de contre-productif pour l’historien ?

C’est de la lave en fusion. Et à mon avis, c’est quelque chose qui ajoute au désarroi et au manque de repères de la population dans son ensemble. Qui plus est, cela discrédite la politique, surtout que cela intervient dans une atmosphère d’impasse et d’échec, et donc on a tendance à dévaloriser la révolution.

- M. Harbi, en 2012, on annonce l’ouverture d’une partie des archives françaises liées à la guerre de Libération nationale. D’aucuns y voient une opportunité pour apporter un éclairage décisif sur certaines zones d’ombre de la guerre d’indépendance. Comment appréhendez-vous ces archives ?

Il y a certainement des archives qui pourraient s’avérer fort pertinentes. Il y a par exemple le bulletin de renseignement et de documentation qu’établissait le MALG. Bien sûr, il glorifie le FLN mais il fournit une foule d’indications sur l’état d’esprit de la population, et ce bulletin ne laisse aucune impression d’unanimisme des Algériens.

- Quel genre de renseignements livraient ces bulletins ?

Par exemple des renseignements sur la conduite des populations, leur rapport au FLN, leur rapport à la France. Je dis bien c’est le bulletin du FLN, donc tout est à la gloire du FLN. Toujours est-il qu’à travers ces descriptions, si un historien s’empare de ces documents, il va donner une autre idée de l’opinion algérienne face au FLN. En tout cas, je pense que ces archives sont explosives. Moi, j’ai été au ministère des Forces armées comme conseiller de Krim Belkacem, et je peux vous dire que les dossiers sont terribles. Le rapport à la population n’est pas du tout ce qu’on dit. Ce sont des archives qui donnent une idée tout à fait différente de la révolution.

- Vous-même, en votre qualité d’historien, comptez-vous les exploiter ?

Je ne sais pas. A 78 ans, je ne sais pas si j’aurai la force de continuer longtemps. Je pourrais travailler peut-être sur un ou deux sujets, mais je n’ai plus la même force.

- On vous souhaite beaucoup de santé et de vigueur M. Harbi pour mener à bien cette entreprise…

Si je peux aider, pourquoi pas ? D’ailleurs, c’est ce que je fais maintenant. J’aide les jeunes chercheurs à travailler sur les archives, notamment en France.

- Quelles sont les précautions méthodologiques que vous préconisez à l’attention des jeunes chercheurs ?

Le vrai problème, aujourd’hui, c’est que les gens s’intéressent beaucoup plus aux forces politiques indépendamment de la société. Or, si vous n’avez pas une connaissance précise de la société, vous ne pouvez pas étudier sérieusement les forces politiques en présence.

C’est quelque chose de capital. Le va-et-vient entre les deux est fondamental. Ça c’est la première chose. La deuxième, c’est que les chercheurs formés en Algérie, je le vois très bien, n’ont pas une bonne culture historique. Ils n’ont pas connaissance de tous les débats sur la méthode et tout ce qui à trait à l’analyse des documents, la capacité de maîtriser le matériau et d’en tirer la matière de l’histoire.

- Ne pensez-vous pas, justement, que c’est quelque chose, pour le moins paradoxale de voir d’un côté la grandeur et la complexité de notre Révolution, et de l’autre, l’indigence de l’appareil académique, universitaire, censé en assurer l’étude et la transmission ?

Je vais vous dire franchement mon opinion : le pouvoir qui est là depuis 1962 n’a aucun intérêt à ce que l’histoire devienne la matrice d’une reconstruction du pays. Je me souviens quand j’étais à Révolution Africaine, j’avais publié un document sur la Fédération de France du FLN. Il y a eu tout de suite une réaction du ministre de la Défense (Boumediène, ndlr) et des pressions sur Ben Bella pour dire «cette histoire, on n’en parle plus.»

- Est-ce que vous avez foi dans les jeunes historiens formés en Algérie ?

Il y a quelques-uns qui sont remarquables, mais malheureusement, ils restent à l’étranger. Et ceux qui rentrent ici, je ne donnerai pas de noms, mais…il y en a un ou deux qui sont vraiment remarquables, qui sont capables de faire de grands historiens. Les autres, ils sont en train d’ahaner pour avoir des postes parce qu’il faut faire valider son diplôme universitaire acquis à l’étranger. C’est une manière d’avoir des historiens destinés à produire une histoire officielle.

- L’un des enjeux des relations algéro-françaises est l’écriture de l’histoire de la guerre d’Algérie. Or, nous avons l’impression que là-bas il y a une armée d’historiens, de chercheurs pour accomplir cette tâche, tandis que de ce côté-ci, il y a peu de gens de métier, comme vous le soulignez, qui font le poids. Comment parer à ce déséquilibre ?

Ce qui est certain, c’est que nous ne pouvons pas envisager notre rapport avec les historiens français comme une compétition, mais comme un échange pour équilibrer des regards.

- Comment, lorsqu’on est soi-même acteur et témoin de l’histoire, peut-on en être également le fidèle rapporteur ?

Je vais vous dire comment ils ont procédé en France. Tous les grands acteurs sont passés par des instituts pour livrer leurs témoignages devant des historiens qui ont étudié la période concernée. Et ces témoignages sont dûment emmagasinés dans des archives.

- Cela nous fait penser aux psychanalystes qui doivent se faire analyser par leurs pairs avant de pouvoir exercer…

Tout à fait ! En France, tous les acteurs militaires ont donné leurs témoignages aux historiens. Chez nous, cela se passe autrement. J’ai chez moi plus de 123 ouvrages algériens de témoignages. Ce n’est pas satisfaisant, parce que les gens ne parlent pas de la réalité culturelle, de la réalité sociale, de la stratégie des acteurs. Ils parlent de faits, comme ça… Il faut dire que chez les acteurs de la révolution algérienne, la véritable culture était plutôt rare. Partant de là, ils ne peuvent revoir et vivre d’une autre manière leur expérience qu’à travers le regard de gens du métier. L’histoire, c’est aussi un métier.

- Les choses sont-elles claires dans votre esprit, entre le Harbi historien et le Harbi acteur de l’histoire ?

Il y a nécessairement un aspect subjectif dans cette affaire. Mais cet aspect subjectif, ce n’est pas à moi de le découvrir. Cela incombe aux lecteurs mais aussi à mes collègues historiens. De toute manière, je travaille avec la méthode historique, et donc je soumets tout ce que je fais à la critique historique. Je peux affirmer que j’ai au moins un minimum de distance à l’égard de mon expérience propre. Seulement, je ne suis pas garant de tout. J’ai mes rapports personnels avec les hommes, j’ai des côtés subjectifs, mais je pense que ce côté subjectif n’a pas réussi à prendre le dessus dans mon travail. En tous les cas, les lecteurs aviseront.

- Je reviens à cet enjeu que certains appellent «guerre des mémoires» ou «guerre des récits», même si le mot guerre est très chargé. Peut-on imaginer une écriture de l’histoire qui soit apaisée, dépassionnée, froide, voire «à quatre mains» ?

On ne peut pas appeler cela «guerre des mémoires». Aujourd’hui, le vrai problème, c’est l’histoire. Il y a guerre des mémoires parce qu’il y a des forces politiques des deux côtés qui instrumentalisent l’histoire pour perpétuer un combat. Du côté français, les vaincus de la guerre d’indépendance sont encore nombreux. Ils sont dans des partis, ils ont des comptes à régler. Et, effectivement, on peut parler à leur sujet plus de mémoire que d’histoire.

Du côté algérien, il y a des mouvements qui connaissent des phases sensibles d’essoufflement, il y a des gens qui n’ont plus rien à dire, et qui pensent que c’est un trésor inépuisable pour essayer de solidifier une nation, qu’ils n’arrivent pas à solidifier autrement.

Si des gens actuellement passent leur temps à ânonner sur le passé, c’est uniquement dans cette perspective. La mémoire et le présent, c’est un gros problème. Le présent n’est pas un présent d’affirmation du respect de l’individu, et la mémoire, elle, rappelle un passé de non-respect de l’individu. Alors, si on veut vraiment convoquer l’histoire pour créer un esprit civique, il faut commencer par respecter l’individu en faisant en sorte que la mémoire d’avant serve de catalyseur, sinon, ce n’est pas la peine.

- Lors du colloque organisé récemment en hommage à Claudine Chaulet, vous avez rapporté ce fait révélateur, à savoir que sous le PPA la notion d’individu n’existait pas, et qu’il était par exemple inimaginable de se représenter un Algérien boire une bière dans la conception identitaire du PPA…

Publiquement non, comme dans toutes les sociétés musulmanes qui vivent sous le signe de la schizophrénie. Vous pouvez tout faire si on ne vous voit pas. Mais, officiellement, un militant nationaliste ne buvait pas, était censé ne pas boire, et les mœurs des gens étaient sous surveillance. Ce sont des choses qu’on ne veut pas voir de près. Nous sommes des sociétés de surveillance mutuelle. Avant, la surveillance était une institution, c’était la «hissba». Le problème, c’est qu’avec la colonisation cette institution a disparu. Du coup, la surveillance est devenue l’affaire de chacun, et elle est beaucoup plus pernicieuse que s’il y avait une institution comme telle.

- Vous avez souvent souligné la prépondérance du religieux comme référent identitaire dominant au détriment de la diversité raciale, religieuse et culturelle, qui caractérisait notre pays. Pensez-vous que cela constitue un facteur bloquant qui nous empêche d’aller vers la modernité culturelle et politique ?

Tout à fait ! Si le FIS a été ce qu’il a été, il ne le doit pas à la capacité de ses chefs mais précisément à cet élément. Il faut s’avouer que nous sommes une société fermée. Nous avons un système éducatif de type conservateur et patriarcal. D’ailleurs, je suis effrayé par la haine que les gens ont pour les femmes. C’est incroyable !

Ce n’est pas simplement de la haine, c’est de la peur. Je vois pas mal de femmes, des chercheuses surtout, qui sont tout à fait exceptionnelles, et dès le mariage, elles ont des problèmes. Elles sont confrontées à un dilemme : soit, c’est le sacrifice du métier, soit c’est la rupture. Et si vous faites une recherche statistique, vous verrez que pas mal d’universitaires de haut niveau sont des femmes seules.

- A votre avis, un travail de déconstruction de la pensée nationaliste telle qu’elle a prévalu jusqu’à aujourd’hui est-il nécessaire pour ériger une Algérie nouvelle ?

Actuellement, l’Algérie est confrontée à deux problèmes : d’abord, la déconstruction de cette pensée à partir de l’idée d’une société multiculturelle et multiethnique, parce que la question de l’ethnicité est un vrai problème. On a beau le cacher, c’est un vrai problème. La deuxième question, c’est le problème de l’autoritarisme. L’Algérie transpire l’autoritarisme par tous ses pores. On parle du pouvoir, mais si vous voyez la vie des partis, elle n’est pas fondamentalement différente. Il faut revenir aux fondements de l’autoritarisme, et quand vous analysez ces fondements, force est de constater la nature des rapports familiaux et le poids du patriarcat. Ce n’est pas un hasard si ce modèle-là, vous le retrouvez dans le système éducatif d’une façon très forte. C’est tout cela qui fait que notre société soit très conservatrice.

- Vous avez cité un mot-clé : «surveillance». Vous avez parlé de cette fiche mystérieuse du MALG qui épie la population, et tout cela me renvoie à un autre «nom-clé» : Abdelhafidh Boussouf. D’aucuns ont fini par le mystifier tellement il cultivait le mystère. On le dépeint généralement comme un personnage intrigant qui était derrière tous les coups tordus. Est-ce que vous l’avez connu personnellement ?

Je le connaissais très bien puisqu’il était dans la daïra de Skikda. Mais il était originaire de Mila. C’était un cadre de qualité. Je dis d’ailleurs dans mes mémoires que c’est lui qui m’avait recommandé le Que faire ? de Lénine quand j’étais au lycée. C’était un bon organisateur. Mais il était très suspicieux, il était aussi répressif. Néanmoins, je pense qu’on a exagéré les choses à son sujet. Il faut savoir que tous les accords portant sur le renseignement, conclus avec d’autres pays, étaient traités par le GPRA. C’est le gouvernement qui décidait. Il avait une puissance au sein du gouvernement, certes, mais il ne faisait pas ce qu’il voulait.

- Quand on le présente comme «l’ancêtre de la police politique et du DRS», vous pensez que c’est exagéré ?

Il se trouve que les instruments qu’il a forgés sont passés, par la suite, au ministère de la Défense. Mais, avant, ce n’étaient pas eux qui contrôlaient (les cadres du ministère des Forces armées, ndlr). Ils ne contrôlaient rien. C’était un peu comme dans le système français : les grands commis de l’Etat, on veut bien s’assurer qu’ils n’ont pas d’antenne avec l’étranger, des trucs comme ça, ce n’était pas plus.

- Pourtant, il y a ce fait gravissime qu’on lui impute, celui d’avoir assassiné Abane Ramdane à Tétouan et d’avoir pris tout seul la responsabilité de le liquider…

Tout seul, je ne dirais pas cela. Qu’il ait une part de responsabilité dans cette affaire, c’est sûr. Seulement, il y a un point d’interrogation sur cette question. Quand ils ont examiné le cas Abane, Ouamrane, Krim, Mahmoud Chérif et Boussouf étaient pour son exécution.

- Et Bentobal était contre…

Bentobal était effectivement contre. Or, il fallait un consensus. Ils ont opté alors pour son emprisonnement, mais pas en Tunisie parce que là-bas, c’était dangereux. Donc, ils l’ont emmené au Maroc sous prétexte qu’il y avait des différends qu’il fallait régler avec le sultan Mohamed V. Abane était accompagné de Krim Belkacem et Mahmoud Chérif. Une fois au Maroc, il a été assassiné. Moi, je ne peux pas répondre aussi affirmativement à la question. Krim dit « ce n’est pas moi, c’est Boussouf. » Mahmoud Chérif dit « ce n’est pas moi, c’est Boussouf. » Moi, je ne peux pas le dire, je n’étais pas là, il n’y a pas de preuves.

- Dans le livre de Khalfa Mammeri, Abane Ramdane – le faux procès, l’auteur fait mention d’un procès-verbal (qui aurait été puisé dans les archives personnelles de Boussouf déposées en Suisse, ndlr), et où ce dernier aurait imposé aux autres membres du CCE d’endosser a posteriori l’assassinat de Abane pour faire croire à une décision collégiale…

Sur ce document, point d’interrogation. Par contre, qu’il l’ait assassiné, ça ne fait pas de doute. Mais sur la responsabilité individuelle, je me pose des questions. Je n’ai pas de réponse.

- Avez-vous des éléments de réponse à propos de ce qu’on reprochait exactement à Abane Ramdane ? Est-ce qu’on était jaloux de lui parce qu’il était brillant ? Est-ce qu’il a payé le Congrès de la Soummam ? Etait-ce une affaire d’ego ?

Il y avait beaucoup de cela. Pour tout dire, Abane ne pensait pas que cette catégorie d’hommes pouvait diriger l’Algérie. Il faut savoir que le premier incident est survenu le 5 juin au sujet d’une conférence de presse qui devait être donnée au Caire. Krim voulait la tenir alors que c’est Abane qui devait l’animer. Ce dernier s’est adressé à Krim en le traitant d’aghyoul (bourricot). Finalement, il a été dévolu à Saâd Dahlab qui était un personnage de second ordre de l’animer. Les deux membres les plus puissants du CCE étaient ainsi aux prises l’un avec l’autre. Et je pense que Krim avait des visées sur le pouvoir depuis toujours, surtout après la Bataille d’Alger.

- Donc, vous maintenez que ça n’a pas été une décision exclusive de Boussouf d’éliminer physiquement Abane ?

Non, parce qu’ils étaient trois et ils imputent cela à Boussouf. Or, je sais, d’après Bentobal, que Krim avait projeté d’assassiner Bentobal après cet épisode. Donc, si tant est que le témoignage de Bentobal soit véridique, Krim voulait éliminer les gens qui se dressaient sur le chemin de son pouvoir. Pourquoi Bentobal ? Parce qu’il supposait qu’étant lui aussi de Mila, Bentobal était un appui pour Boussouf.

- D’après vous, l’assassinat de Abane a-t-il affaibli le CCE ?

Du point de vue politique, c’est sûr.

- Quand on dit qu’il y a un avant et un après-Abane, est-ce une analyse que vous partagez ?

La machine politique a continué à fonctionner. La machine politique, ce n’était pas seulement Abane. Il y avait des hommes de grande qualité comme Ferhat Abbas, comme Abdelhamid Mehri, comme Benyoucef Benkhedda…

- Toujours est-il que Boussouf, après l’assassinat de Abane, semble avoir pris un ascendant sur les autres, vous n’êtes pas de cet avis ? On assure même qu’il terrorisait tout le monde.

Boussouf ne contrôlait que la base du Maroc. Or, la puissance du FLN était plus en Tunisie qu’au Maroc.

- Dans son livre sur le colonel Amirouche (Une vie, deux morts, un testament) Saïd Sadi affirme que c’est Boussouf qui a donné Amirouche aux Français…

Quand je suis arrivé en Tunisie, j’ai entendu cette version. Moi, je suis arrivé au mois de mai 1959 (Amirouche est tombé au champ d’honneur le 29 mars 1959, ndlr) et il y avait cette version qui circulait. Elle a tenu le haut du pavé pendant toute la période de la réunion des colonels. Une opposition faisait rage entre Krim d’un côté, et Boussouf, Bentobal, et Boumediène de l’autre. C’était dans le cadre de ces luttes de pouvoir qu’est sortie cette version. Personnellement, je pense que Boussouf était sans doute quelqu’un de particulier, mais pas à ce point.

- Après l’indépendance, il a eu une vie discrète. Certains récits affirment qu’il s’est converti en armateur ou vendeur de bateaux. Pourquoi Boussouf a-t-il disparu aussi subitement de la vie publique selon vous ? Il n’a pris aucune responsabilité après 1962 ?

Il ne pouvait pas prendre de responsabilité, personne n’aurait voulu de lui. Même quand
Boumediène était devenu le grand chef, Boussouf a fait une offre de service, mais il n’a même pas été reçu par Boumediène. Vous ne pouvez pas avoir avec vous votre ancien chef qui vous connaît bien. Après, il s’est lancé dans les affaires, il avait un nom et les Irakiens l’ont beaucoup aidé. Il a trouvé de l’aide partout dans le monde arabe.

- Est-ce qu’on a donné, selon vous, sa pleine valeur au Congrès de la Soummam qu’accable par exemple Ali Kafi ?

Je pense que c’est une version contemporaine chez Al Kafi. Je ne lui ai pas connu cette opinion avant. En réalité, chez Ali Kafi, ce n’est pas le Congrès de la Soummam qui posait problème mais plutôt la personne de Abane. Il estime que Abane, ce n’était pas l’homme qu’il fallait. C’est un parti pris, c’est le point de vue d’un clan tout simplement.

- Même les attaques de Ben Bella contre le Congrès de la Soummam ?

C’est la même chose, c’est le point de vue d’un clan. Avec cette différence que lui en a été exclu. A mon avis, cette histoire selon laquelle il ne pouvait pas venir n’est pas crédible. S’il avait participé au Congrès, peut-être que les choses auraient pris une autre tournure. Les clans n’auraient pas eu les mêmes contours. Il faut souligner que la majorité était derrière Krim beaucoup plus qu’elle ne l’était derrière Abane. C’est l’intelligentsia qui était derrière Abane, ainsi que l’ancienne classe politique qu’il a récupérée.

- On approche à grand pas du cinquantenaire de l’Indépendance qui coïncide, à quelque chose près, avec cet éveil des sociétés civiles arabes et maghrébines pour exiger le changement. La Révolution de 1954 n’a pas tenu toutes ses promesses, il y a une grande déception de la part des Algériens qui ont le sentiment que le combat libérateur est resté inachevé. Y a-t-il de la place, d’après vous, pour une nouvelle révolution afin de réaliser les promesses de l’Indépendance ?

Ne parlons plus de révolution, elle est terminée. Les espérances des Algériens ne trouvent pas écho dans le système auquel a donné naissance la Révolution. Les gens qui pensent qu’il faut achever cette révolution devraient réfléchir autrement maintenant.
Il faut tout recommencer. C’est un autre peuple, c’est une autre société. Je ne pense pas que les sociétés puissent se construire durablement indépendamment d’un mouvement d’idées et d’un projet, et c’est ça le problème des Algériens.

- Quand on dit que c’est la même équipe qui gouverne depuis 1962 en termes de filiation en soulignant la structure fondamentalement militaire du pouvoir, Bouteflika qui est issu du groupe de Oujda, vous êtes d’accord avec cela ?

Non, non, il y a eu des recompositions. Il me semble qu’au niveau des dirigeants, ils sont tous pour le changement, mais ils ne savent pas par où commencer parce que le point par lequel on commence décidera de qui va en profiter.



Bio express :

Mohamed Harbi est né en 1933 à El Harrouch, près de Constantine. Dès 1948, il adhère au PPA-MTLD. Il part en France en 1953 pour s’inscrire à des études d’histoire à la Sorbonne. En 1956, il intègre l’UGEMA puis le comité fédéral de la Fédération de France du FLN comme responsable de l’information.

En 1958, il rejoint le GPRA au Caire dès sa création. Il devient le conseiller de Krim Belkacem au ministère des Forces armées, puis au département des affaires étrangères du GPRA. Il est nommé ambassadeur en Guinée (1960-1961). Mohamed Harbi prend part aux premiers accords d’Evian.

Après l’indépendance, il est conseiller du président Ben Bella et participe à l’élaboration du Programme de Tripoli (1962). En 1965, il fait les frais du coup d’Etat de Boumediène et se voit emprisonné pendant cinq ans, puis placé en résidence surveillée.

En 1973, il réussit à s’évader. Harbi vivra en exil forcé jusqu’en 1991. Il se consacre dès lors à l’enseignement universitaire et à son métier d’historien.

Parmi ses nombreux ouvrages : Aux origines du FLN, Le populisme révolutionnaire en Algérie (1975), Le FLN, mirage et réalité (1980), 1954, la guerre commence en Algérie (1984), L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens (1993), Une vie debout, Mémoires (2001), Le FLN, documents et histoire 1954-1962 (2004, avec Gilbert Meynier).


Mustapha Benfodil

Glossaire :

L’OS : L’Organisation spéciale. Bras armé du PPA-MTLD créée en 1947. Son premier chef était Mohamed Belouizdad, avant d’être remplacé par Hocine Aït Ahmed. Elle sera démantelée en 1950 suite à l’arrestation de Ben Bella.

Le CCE : Comité de coordination et d’exécution, organe créé par le Congrès de la Soummam. C’est l’instance exécutive du CNRA, le Conseil national de la Révolution algérienne.
 Le MALG : Ministère de l’Armement et des Liaisons générales.
Premier appareil de renseignement militaire algérien, le MALG était le service de renseignement attitré de l’ALN. Il est couramment présenté comme l’ancêtre de la police politique en Algérie. Il était dirigé par Abdelhafidh Boussouf.

Le MNA : Mouvement national algérien. Parti créé par Messali Hadj en 1954 avec pour objectif de faire échec au FLN.

Des luttes fratricides feront rage entre les deux factions, notamment au sein de l’émigration.

L’Affaire Mellouza : Elle fait référence au massacre, dans la nuit du 28 au 29 mai 1957, de plusieurs affidés du «général Bellounis», chef des troupes du MNA, par des commandos de l’ALN dans les hameaux de Mellouza, Béni Ilmane et Mechta-Casba, dans la wilaya de M’sila, réputés être des fiefs messalistes. On évoque le chiffre de 300 hommes tués.

L’Affaire de la « Bleuite » : Par allusion aux «bleus de chauffe», des auxiliaires algériens retournés par l’armée coloniale contre le FLN dans La Casbah durant la Bataille d’Alger.

Elle renvoie à une purge perpétrée à partir de 1958 dans les rangs de l’ALN suite à une grosse opération d’intox et de guerre psychologique menée par les services secrets français visant à faire croire à l’existence de traîtres dans les maquis de la Wilaya III. Longtemps on a imputé ces purges au colonel Amirouche, une version que réfutent ses compagnons d’armes.

Décret Crémieux : Il s’agit du décret promulgué le 24 octobre 1870 qui octroie d’office la nationalité française aux israélites indigènes d’Algérie.

Benjamin Stora : "On assiste à la naissance de l'individu arabe"


Benjamin Stora : "On assiste à la naissance de l'individu arabe"
 
14/06/2011 à 14h:37 Par Renaud de Rochebrune

L’historien et spécialiste du Maghreb publie un livre d’entretien autour du « printemps arabe ». Un bouleversement radical qu’il juge irréversible et qui traduit la volonté des citoyens de prendre enfin en main leur propre destin.
Qui ne connaît son nom ? Professeur d’histoire du Maghreb contemporain à l’université Paris-XIII, auteur d’une trentaine d’ouvrages, Benjamin Stora fait autorité depuis un bon tiers de siècle dès qu’il est question de l’Algérie, pays auquel il a consacré ses premières recherches. Mais il est aussi depuis fort longtemps un spécialiste de l’immigration en France et surtout l’un des observateurs les plus aigus des évolutions du monde arabe. Il ne pouvait donc qu’être particulièrement attentif aux révolutions et aux révoltes qui ont eu lieu, qui sont en cours ou qui couvent au Maghreb et au Moyen-Orient. Il publie d’ailleurs en ce début du mois de juin Le 89 arabe, un livre d’entretien avec Edwy Plenel, patron du journal en ligne Mediapart et ancien directeur de la rédaction du quotidien Le Monde. Ce « 89 » renvoie aussi bien dans son esprit à la Révolution française de 1789 qu’à la chute du mur de Berlin en 1989, façon de signifier – comme l’entretien qui suit le prouve à l’évidence – à quel point il prend au sérieux, et considère comme irréversible, cet ébranlement des sociétés arabes auquel on assiste aujourd’hui. Et qu’il constate sur le terrain : lorsque nous l’avons rencontré, il revenait de Tunisie, le pays où tout a commencé, et préparait un voyage imminent au Maroc.

Jeune Afrique : Si on devait résumer en quelques mots ce qui est en train de se passer dans le monde arabe…
Benjamin Stora : On dirait que c’est une aspiration formidable à la liberté. Le fait de ne plus devoir se taire, subir, accepter d’être obligé de ruser avec le réel, avoir des stratégies de discours compliqués pour éviter d’être réprimé. Tout cela, donc la peur, c’est fini.
Et en développant un peu ?
  On peut enfin s’exprimer directement et déclarer ce que l’on pense du réel. Et plus seulement entre amis, dans l’espace privé, le seul où l’on pouvait dire jusqu’ici ce que l’on pensait des pouvoirs, des insuffisances des intellectuels, des problèmes économiques… Le seul pays, peut-être, où il y avait, au moins dans la presse écrite, cette liberté de parole, c’était l’Algérie. Mais une presse dont l’audience est limitée par rapport aux grands médias plus ou moins officiels. Au Maroc aussi, il y a eu une liberté de la presse, en particulier entre 1998 et 2003, mais c’était moins vrai depuis un certain temps. De fait, le seul média « lourd » avec une liberté d’expression qu’on trouvait dans le monde arabe, c’était Al-Jazira, qui invitait des opposants à des talk-shows et n’essayait pas de camoufler ou de contourner le réel.

Mais ce qui me paraît également très important en ce moment, c’est que les sociétés arabes sont à la recherche de vrais partis politiques, et non plus seulement de partis organisés par le haut. Elles sont, dans le même ordre d’idée, en quête de vrais syndicats, d’intellectuels qui sont dans une authentique posture critique.

Pendant cinquante ans, depuis les indépendances, ce n’était pas le réel qui faisait l’objet de débats mais uniquement des idéologies. Seuls comptaient l’anticolonialisme, l’anti-impérialisme, le rejet de l’Occident ; ou encore le nationalisme arabe ou l’islamisme. Quand on est englouti par les idéologies, cela n’amène pas à parler des problèmes réels, comme le marché, l’économie, le rapport effectif à l’Occident et à sa propre histoire. Et cela favorise des pensées complotistes, obscures ou compliquées, qui consistent à croire que tout se passe toujours derrière le rideau.
Donc, avant tout, on assisterait à un retour au réel ?
Ce retour au réel, c’est ce qui me frappe le plus, et aussi ce qui me plaît le plus aujourd’hui. On veut penser par soi-même, librement, indépendamment des pouvoirs, des États. Et des idéologies qui sont arrivées de l’extérieur et qui ont été imposées aux peuples depuis si longtemps.
S’agit-il de révolutions liées à une situation objective devenue insupportable ? Ou plutôt d’une sorte de révolution subjective, dans la tête des gens ?
C’est bien sûr une combinaison des deux. Mais on peut dire qu’on assiste dans le monde arabe à la naissance de l’individu, de celui qui peut exister indépendamment de la tradition, de la famille, de l’État. Même la pratique religieuse massive d’aujourd’hui peut être interprétée ainsi : comme l’expression, désormais, d’une croyance personnelle, individuelle, et non plus comme le simple respect de la tradition communautaire. Ce phénomène, on pouvait le repérer en fait depuis assez longtemps. Par exemple en s’interrogeant sur les harraga, ces jeunes du Maghreb qui veulent à tout prix partir, quitter leur pays. Ils disent tous la même chose : on ne part pas comme un ambassadeur, au nom de la famille, du quartier, du village comme autrefois. Ils ne partent pas pour une communauté mais en leur nom propre.
Si le phénomène était ainsi prévisible, avec des signes avant-coureurs, pourquoi avons-nous tous été tellement surpris par ce qui vient de se passer ?
C’est classique, les exemples abondent dans l’histoire. On a beau accumuler tous les indices, on ne peut prédire ce qui va se passer. Dès 2000, un chercheur, Philippe Fargues, avait décrit dans son livre Générations arabes. L’alchimie du nombre tous les facteurs démographiques – la diminution de la taille des familles en particulier – qui expliquent l’évolution qu’on constate aujourd’hui. La « modernisation » de la société apparaissait à la fois comme la cause et la conséquence de l’effondrement démographique qu’on constatait dans le monde musulman au Maghreb et au Moyen-Orient, de Rabat à Téhéran, avec pour seule exception, en raison de sa situation très particulière, Gaza. Un phénomène qui était sans doute aussi lié à une appréhension du futur : on fait moins d’enfants quand on discerne mal l’avenir. D’autant que le recul des idéologies messianiques – du nationalisme à l’islamisme –, qui ont un rôle rassurant, ne pouvait que renforcer cette incertitude et la peur de l’inconnu.

Parmi les indices, en plus des harraga ou de la démographie, il y avait encore l’abstention aux élections, de plus en plus massive à l’évidence malgré les chiffres officiels proclamés. Mais les discours de nombreux intellectuels occidentaux qui parlaient d’une spécificité des sociétés arabes peu enclines à bouger, ou du risque islamiste si les dictatures disparaissaient – légitimant ainsi la répression –, n’aidaient pas à se faire entendre quand on soutenait autre chose. Contrairement à l’idée reçue, il y avait bien des interlocuteurs possibles pour ceux qui voulaient encourager une évolution ou un changement des régimes.
Et parmi les éléments objectifs, lesquels, au-delà des dictatures évidemment insupportables, ont été déterminants ?
On peut citer, cela va de soi, la chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS. Puis la guerre civile algérienne et la barbarie qui l’a accompagnée, lesquelles ont servi, si l’on peut dire, de contre-modèle. Tout cela préparait un retournement de l’Histoire, qui a trouvé de surcroît un point d’appui décisif avec l’élection de Barack Obama à la Maison Blanche.
Pourquoi cela démarre-t-il dans cette Tunisie, qu’on disait presque apathique, plutôt qu’ailleurs ?
On peut trouver plusieurs raisons de fond pour l’expliquer. La structure interne de la société tunisienne pendant la colonisation n’avait pas été trop atteinte du point de vue anthropologique, religieux, social. L’histoire du nationalisme tunisien, malgré des affrontements, a pu se poursuivre sans véritable rupture, avec des points d’ancrage et des pôles d’influence très forts, comme le Néo-Destour côté politique ou l’UGTT [Union générale tunisienne du travail, NDLR] côté syndical. Le potentiel du pays et de ses élites n’était pas entamé. Il restera presque intact, malgré les vicissitudes, jusqu’à nos jours. Ensuite, et c’est important, la Tunisie était le pays le plus alphabétisé de la région et même de tout le monde arabe. C’est le pays où les femmes ont le plus de droits depuis Bourguiba. Aussi, ce qui pouvait passer aux yeux de beaucoup pour de l’apathie n’était en fait que la marque d’une société qui s’était construite sans connaître une situation de rupture. Et il y avait là les ingrédients qui pouvaient conduire à l’explosion. Car c’est au sein de cette société très éduquée, qui avait conservé ses élites, qu’est apparu un clan familial mafieux, inculte, en un mot très éloigné de ce qu’est le pays. Un clan qui ne s’appuiera finalement que sur une tradition policière. En décalage total avec toute l’histoire de la Tunisie. On peut donc parler d’une sorte de révolution culturelle, destinée à supprimer ce décalage insupportable entre la société et le pouvoir politique. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’y a pas eu aussi un ressort social, avec l’intérieur du pays abandonné et la côte touristique choyée par le régime.
En Tunisie comme ailleurs, le mot révolution est-il adapté pour parler de la situation récente ou en cours ?
Je suis pour l’emploi de ce mot. Même si je comprends ceux qui disent qu’une vraie révolution implique un projet de société radicalement différent. Le simple fait de sortir d’une société où l’on avait peur de vivre pour aller vers une société où la liberté s’exprime, cela correspond à un processus révolutionnaire. Un processus de reprise en main de son propre destin, sur lequel, je crois, on ne reviendra pas. Quand on voit le courage dont font preuve aujourd’hui les Syriens, c’est inouï. Cela montre bien que, même si la répression peut être violente, très violente, plus rien n’est et plus rien ne sera comme avant dans le monde arabe. Ce qui se passe renvoie, je le redis, à quelque chose de très profond, qui redéfinit à la fois le rapport des individus à la société et tout le lien national. Depuis la fin du temps colonial, il y avait une vision simple de l’État et de la nation : l’État protège et construit les frontières de la nation. Attaquer l’État, c’était donc diviser la nation et la mettre en péril. Aujourd’hui, c’est l’inverse, la société peut reconstruire l’État, se poser en garant du drapeau. Évidemment, cela va prendre des années. Et cela va obliger à se poser des questions sur toute une série de sujets jusque-là plus ou moins mis de côté, comme le statut des femmes, celui des minorités ou le rapport à l’Occident.

En Algérie, il se passe à la fois beaucoup de choses et rien de déterminant pour l’instant, semble-t-il…
L’Algérie est à la fois en avance et en retard. En avance, car les Algériens peuvent avoir le sentiment d’assister à un remake de ce qu’ils ont déjà vécu il y a vingt ans, entre 1988 et 1990, avec l’effervescence démocratique. Mais l’Histoire n’est pas une suite de remakes, elle se fait en avançant. Et si les Algériens ne voient pas ce qui se passe ailleurs, ils risquent de se retrouver en retard. Car s’ils ont obtenu des avancées au niveau de la société civile, comme la liberté de la presse, le régime et son mode de fonctionnement sont restés intacts, comme avant. Le poids du passé, et en particulier de la guerre civile, est là, qui ne rend pas facile un changement radical.
Et le Maroc ?
Il y a un mouvement de refus de l’absolutisme qui est profond là aussi. D’autant qu’il est lié à la structure sociale du pays. La question du passage à la monarchie constitutionnelle va rester posée, elle ne pourra pas être mise de côté. Alors que le problème ne se posait pas jusqu’à très récemment.
Et en Tunisie, comment voyez-vous l’évolution de la situation ?
L’élection de la Constituante va être un moment très important. Notamment, mais pas seulement, pour évaluer la force des islamistes et des autres mouvements. Mais c’est encore en gestation, il est difficile d’y voir clair. Ce qui est déjà acquis, c’est qu’on est dans une situation caractérisée par la pluralité. Et c’est fondamental. Les Tunisiens seront encore des pionniers avec les premières élections entièrement libres. L’enjeu est donc majeur.
L’Égypte ?
La question qui se pose : la mutation de tous les partis existants et celle de l’armée. En se transformant en parti, les Frères musulmans, en particulier, vont changer de statut. Ils vont cesser d’être vus comme une confrérie, un mouvement associatif, pour devenir un parti politique parmi d’autres, obligé de se prononcer sur tous les sujets. Cela change beaucoup. Même s’ils devaient être le premier parti du pays, ils ne pourront plus dire qu’ils parlent au nom du peuple entier. On peut aussi voir l’émergence d’autres partis et le retour sous une nouvelle forme d’anciens partis. Et puis il y a bien sûr le problème de l’armée : il est envisageable qu’elle change de rôle, qu’elle ait une place moins centrale après avoir été obligée de s’adapter à la nouvelle donne.
Comment tout cela peut-il avoir un effet sur le problème palestinien ?
Il n’y a aucune raison que la question de la démocratie politique ne se pose pas là aussi. Notamment pour les pays occidentaux impliqués. On ne peut pas à la fois saluer l’avènement de la démocratie dans le monde arabe et s’en désintéresser quand cela concerne la question nationale palestinienne. Cela va nécessairement bouger pour la création d’un État palestinien.

Propos recueillis par Renaud de Rochebrune

mercredi 10 août 2011

Pourquoi l’Algérie ne peut être un pays de tourisme



Accueil rébarbatif, absence totale d’hygiène…

Notre pays est beau, vaste, diversifié et contrasté. Déployé sur une étendue de 2 381 740 km2, soit quatre fois la France hexagonale, il dispose d’atouts multiples : naturel, géographique, économique, etc. mais que gâchent et défigurent des pratiques sociales dévastatrices que nul discours officiel ne saurait nier ou masquer.

Nos officiels chargés de ce secteur vital ont beau discourir et enjoliver les œuvres accomplies ou à accomplir dans l’avenir en matière du développement d’infrastructures, d’accueil et de services, notre pays demeure pourtant fort arriéré en ce domaine. Là, cependant, où le discours officiel dit vrai, c’est quand il fait valoir la beauté de nos paysages et de nos plages pittoresques et révèle, avec des chiffres à l’appui , des réalisations «grandioses» en termes de structures physiques, d’équipements et de personnel «formé» ou à former dans l’immédiat. De fait, notre pays est beau, si beau et si attachant que les colons européens, à commencer par les Alsaciens Lorrains, les Espagnols, les Italiens, les Corses et les Maltais, ne s’étaient pas imaginé un seul instant l’abandonner un jour. Au lendemain de l’insurrection du 1er novembre 1954, ils furent si affolés et si paniqués qu’ils firent feu de tous bois pour conserver leur «Algérie française» qu’ils chérissaient et regardaient comme un Eden sans pareil au monde. Ils n’avaient point tort.

Car, en effet, et partout, du Nord au Sud, d’Ouest en Est, le pays recèle, outre les plaines fertiles et nourricières de la Mitidja, des Hauts-Plateaux céréaliers, et de bien d’autres, des sites naturels merveilleux, des vues panoramiques extrêmement prenantes qu’illustrent, entre autres, les corniches (Jijel-Bougie), les gorges de Kherrata et de Lakhdaria, naguère baptisées Porte de fer, le golfe d’Oran, de Skikda, la baie d’Alger, les gorges du Rhumel, les merveilleux Balcons de Ghoufi dans les Aurès. Tous ces sites splendides constituent autant de trésors que la nature en a fait un don «spécial» à l’Algérie. Beauté d’un pays sacrifié sur l’autel de l’indifférence et du dilettantisme professionnel.

Des voyageurs européens du XIXe siècle, et parmi lesquels des écrivains illustres, avaient fait une description objective et vivante de l’Algérie et de ses paysages. J’en cite ici qu’un seul parmi eux : Guy de Maupassant. En abordant pour la première fois la baie d’Alger, en 1863, celui-ci ne put s’empêcher d’extérioriser les émotions qui manquèrent de l’étrangler à la vue de cette dernière depuis les hauteurs d’Alger : «Féerie inespérée, écrivit-il, et qui ravit l’esprit ! Alger a passé mes attentes. Qu’elle est jolie, la ville de neige sous l’éblouissante lumière ! (...) De la pointe de la jetée, le coup d’œil sur la ville est merveilleux. On regarde, extasié, cette cascade éclatante de maisons dégringolant les unes sur les autres du haut de la montagne jusqu’à la mer. On dirait une écume de torrent, une écume d’une blancheur folle ; et de place en place, comme un bouillonnement plus gros, une mosquée éclatante luit sous le soleil.»

Alger, ainsi décrite, n’est pas l’Algérie ; elle n’en est qu’une facette parmi bien d’autres : «Féeries» que l’écrivain alors en quête d’exotismes «indigènes» n’avait pas eu l’occasion de découvrir. Car plus au Sud, à quelque trois mille kilomètres environ d’Alger, se dresse majestueusement le massif volcanique du Hoggar, dont le point culminant se situe au Djabal Tahat (2908m). Les paysages lunaires qui l’entourent avec leurs collines en manière de «coupoles» et de têtes de sphinx que l’érosion éolienne a dessinées avec un art consommé à travers les millénaires sont d’une rare beauté de formes et de couleurs. Les intenses lumières qui les baignent au coucher du soleil accentuent et précisent les moindres détails et linéaments qui les traversent de part en part. Chef-d’œuvre exceptionnel du créateur ou du travail spontané de la nature - je ne sais -, ces sites aux paysages extraordinaires offrent au regard fatigué par la monotonie des villes bruyantes et polluées de la «civilisation» urbaine des moments de repos, de méditation et d’exaltation salvatrices.

Le paradoxe d’un beau pays qui repousse plus qu’il n’attire le tourisme
Bien que certains rapports internationaux classent l’Algérie au dixième rang parmi les plus beaux pays du monde en termes de contraste, de beauté et de diversité naturelle et géographique, elle demeure cependant une des nations les moins attractives pour le tourisme étranger. A quoi est due cette répugnance manifestée chez le touriste étranger à venir chez nous, bien qu’il puisse être fasciné et admiratif devant les images qui se présentent à son regard à travers les prospectus des agences de voyage ou à travers l’Internet ? On sait que les étrangers, notamment les Européens et les Américains du Nord, qui se révèlent être de grands voyageurs et qui ressentent du fait de leur culture un grand besoin de découvrir les choses et les objets du monde, y compris les objets «ethniques», connaissent toutes les destinations touristiques du monde les mieux cotées. Or, ils savent tous que l’Algérie figure parmi les pays féeriques de leurs rêves et désirs d’escapades. Pourtant, notre pays ne les tente guère. Pourquoi ? Les raisons en sont multiples et peuvent se ramener à plusieurs facteurs dont les plus saillants sont :

-Un accueil incivique et rébarbatif ;
-un manque flagrant de propreté ;
-des plages saturées et transformées en une immense poubelle.

Un accueil rébarbatif et hargneux
Puisque le tourisme ne se limite pas aux complexes de luxe et ne s’intéresse pas forcément à des hôtels de quatre ou cinq étoiles, mais concerne aussi tous les lieux de curiosités et de découverte de l’insolite, du folklorique et du pittoresque, commençons alors par les lieux publics simples et la manière dont ils accueillent le client ordinaire. En effet, partout, et dans quelque lieu où vous foulez des pieds un lieu public (café, restaurant, hôtel, magasin d’alimentation…) l’accueil est exécrable. Le patron ou le garçon de café vous accueille avec une face rébarbative, et heureux si vous ne vous faites pas insulter en lui faisant la remarque sur son attitude peu rassise à votre égard.

Lui demande-t-on gentiment d’essuyer la table encrassée ? Le garçon, et parfois le patron lui-même, vous envoie promener de manière cassante. Si, inversement, le garçon est aimable et de bonne humeur, il opinera de la tête tout en vous faisant attendre une demi-heure ou plus pour nettoyer la table et vous servir. Dans la plupart de ces cafés et restaurants populaires, la politesse, la civilité et la propreté ne sont pas les choses les mieux prisées. Ces traits de conduite vertueuse ne sont pas intégrés dans leur univers mental orienté qu’il est exclusivement vers l’utilitaire et le service «minimal».

 
Un manque flagrant d’hygiène et de propreté
Au mauvais accueil réservé à la clientèle bigarrée, s’ajoute le manque d’hygiène. Comme on le verra sous peu, ce phénomène manifeste n’épargne pas les complexes dits pompeusement «touristiques». Certains hôtels classés quatre ou cinq étoiles ne sont pas à l’abri de la saleté ni de la présence envahissante de ces cafards aussi nuisibles à la santé que répugnants aux regards allergiques. L’exemple des waters (toilettes), illustre de manière frappante le peu de cas accordé à la propreté et au respect du client. En effet, parmi les 802 cafés et restaurants répartis entre le nord (Alger), l’Est (Constantine, Annaba), l’Ouest (Oran) et le Sud (Biskra, Touggourt, Ouargla…) dont je fus un client de passage, il n’est pas un seul qui dispose de waters (WC) propres ou d’une porte qui ferme.

Certains n’en disposent d’ailleurs pas quand d’autres sont bouchés par d’énormes monticules d’excréments aux odeurs pestilentielles. Mais le plus cocasse et qui se répète sous toutes les latitudes du pays, c’est la fermeture à clé des quelques waters fonctionnant tant bien que mal. Si vous n’êtes pas un client familier des lieux, vous ne pouvez pas espérer obtenir du cafetier la clé en question et vous risquez fort bien, dans ces conditions, faire dans votre froc. Il lui indiffère que vous soyez indisposé par quelque crise digestive ou en proie à une diarrhée aiguë.

Le gain facile au détriment de la propreté
Le pire, c’est que beaucoup de restaurants à grillades ne disposent pas de WC ou disposent de toilettes mais mitoyennes avec la cuisine de telle sorte que les vapeurs fétides des unes se mêlent à la fumée et aux odeurs piquantes de l’autre. Les lavabos sont généralement crasseux, faute d’eau mais aussi faute de soin et de propreté de la part des gérants et des patrons dont les soucis majeurs semblent être le gain facile, l’accumulation d’argent. Ne parlons pas des serviettes noires de saleté que l’on trouve accrochées près de ces lavabos dont les robinets sont souvent «secs» ou coulent au ralenti. Ces serviettes servent non seulement à s’essuyer les mains, mais aussi les moustaches souillées de graisses animales ! Gondolées et rêches, il semble qu’elles n’ont jamais été lavées depuis leur mise en service, qui pourrait remonter à quelques années en arrière.

Mais ce n’est pas fini : lorsque les garçons ne portent pas la tenue réglementaire, comme c’est souvent le cas, au point de se confondre avec les clients qu’ils servent, les rares qui en portent sont affublés de tabliers de couleur blanche, mais se trouvant recouverts d’épaisses et larges couches noires d’aliments et de graisses d’origine diverses, végétales et animales. Certains garçons que j’ai pu observer, s’en servent également pour essuyer non seulement leurs mains dégoulinantes de matières visqueuses, mais aussi leurs crottes de nez tout en remuant de leurs doigts aux ongles non moins noirs de crasse les bouts de viande entreposés sur les braises !

Les marchands de pâtisseries, de zlabiyya, de viande, etc. ne sont pas en reste. Ils servent le produit de leurs mains calleuses et moites pendant que leur front ruisselle de sueur dont certaines gouttes viennent s’infiltrer dans les aliments sous le regard du client qui paraît complètement indifférent ou accoutumé à cette pratique d’«hygiène» d’un autre âge. Les mains gluantes de miel et de sucre auxquelles se mêlent les sueurs humaines à force de distribuer des poignées de mains à des dizaines de personnes par jour, le vendeur de zlabiyya ne se gêne pas par ailleurs de lécher ses doigts pendant qu’il vous sert, et certains s’enfoncent même une grosse chique dans la bouche ou la retirent de leurs gencives pourries tout en malaxant le produit de leurs mains horriblement encrassées.

Il en est en effet qui fourrent même leur index dans les narines et en retirent des matières flasques qu’ils plaquent aussitôt sur leurs vêtements déjà repoussants de saleté… Quant aux bouchers, ils ne font pas plus de cas, en matière de soin et d’hygiène, que les marchands de sucreries. Ils manipulent la viande avec des mains imprégnées de tabac, de poussière et d’autres particules invisibles de microbes, et vous rendent la monnaie, en papiers ou en pièces, complètement tachetée de sang et de graisse. Les poissonniers, comme les pâtissiers, font de même. La monnaie qu’ils vous rendent est soit poisseuse, soit visqueuse. Quelle sensation désagréable n’éprouve-t-on pas au toucher de cette monnaie collante!

Quand la propreté se trouve aux prises avec le diable et la violence
Ce n’est pas caricaturer la réalité que de décrire les choses telles qu’elles se présentent à l’œil nu. Il s’agit là, au contraire, d’images vivantes d’un pays qui semble faire fi des règles élémentaires de propreté et d’hygiène et dont les citoyens, marchands et consommateurs, ont l’air de bien s’accommoder de cet état de fait lamentable. On a beau se vanter en effet que l’Islam est la religion la plus propre de toutes les religions célestes, et l’on a beau évoquer le hâdith ou la maxime sainte selon laquelle «la propreté vient de la foi, et la saleté procède du diable» ( an nâdhafâ min al imân wa lawsakh min al chitan), il reste que le chitane semble, en l’occurrence, l’emporter au loin sur la prétendue foi en la propreté… Nos bouchers, entre autres, sont la preuve contraire de cette assertion : en exposant des cadavres d’animaux égorgés, sanguinolents, sur le bord des trottoirs poussiéreux que bordent parfois des caniveaux charriant des eaux verdâtres, sans parler des fumées des pots d’échappement, ils montrent par-là même que la propreté est le cadet de leur souci.

La légende du client roi n’est pas de mise en Algérie

La même insouciance, la même indifférence et les mêmes manquements aux règles de propreté se retrouvent quasiment partagés par la plupart des commerçants, y compris des clients dont l’exigence en matière d’hygiène est presque nulle. Ici, l’on mesure combien l’on sacrifie alors la propreté et la santé du citoyen au seul gain. Quant au citoyen acheteur, il sacrifie tout bonnement le principe du «client roi» à l’acception résignée des règles du jeu du marchand dont le diktat ne laisse d’autre choix que cette pénible alternative : c’est à prendre ou à laisser !

Protester ou émettre des remarques, même discrètes ou bénignes, sur la propreté ou sur la mauvaise qualité de la marchandise relève de la part du marchand d’une suprême insulte, voire d’un sacrilège qui pourrait susciter une réaction violente de sa part à l’encontre du client. Ainsi, une scène parmi bien d’autres, dont je fus témoin, me hante encore l’esprit : un client se fait servir des légumes dont il constate que certains sont pourris et demande calmement au marchand de les lui changer.

Ce dernier rechigne, mais le client, toujours calme, insiste. Puis soudain, le vendeur s’énerve, prend prestement le plateau de la balance et le projette sans crier gare sur la figure du client. Le sang gicle. Des cris et des remous s’élèvent.

Des badauds accourent de toutes parts pour former une masse compacte autour du marchand furieux que l’on tente de maîtriser… Cette scène dramatique est l’illustration parfaite d’une grave crise, d’un cruel déficit en matière d’éducation et de civisme.

Elle dénote un état d’esprit singulier et d’une culture qui n’admet pas la tolérance et le respect d’autrui et qui substitue au principe du dialogue et de compréhension mutuels, la violence comme mode quasi unique de régulation interpersonnel. Des acheteurs mécontents qui se font agresser verbalement ou même physiquement par des marchands irascibles, ce n’est pas chose rare en Algérie, et j’en ai vu à maintes reprises dans les divers marchés du pays profond, du centre et de l’arrière-pays, des bouchers qui brandissent en l’air leurs tranchants instruments et des marchands de légumes et d’échoppes exhibant leur barres de fer ou leur bâton à la pointe ferrée pour asséner des coups à des clients protestataires.

Des plages saturées et transformées en une immense poubelle

Nos plages ne dérogent pas à la règle générale. Ici, comme partout ailleurs, la saleté et la violence semblent marcher de pair. En effet, la plupart de nos plages, dont on célèbre la beauté se transforment en période estivale en des lieux de prédilection pour les jets d’ordures et parfois de violence et de chapardage. Sans citer aucun d’eux, les plages que j’ai pu parcourir d’ouest en est, sont jonchés d’ordures et d’objets divers dont les plus graves sont faits de bouteilles, d’éclats de verres brisés, de boîtes de conserve, de métal ferreux tranchant, de clous et parfois même de carcasses de véhicules échoués là où on ne sait par quel destin. Les pots de yaourt, les mégots de cigarettes, les sacs en plastique, les paires de chaussures et de sandales usées, les bouts de vêtements noircis de graisses, forment de larges tapis et gâchent de ce fait les fins sables dorés.

Des femmes et des hommes ventripotents et adipeux se goinfrent de gâteaux sucrés, de sandwichs graisseux et de frites huileuses, et une fois le ventre plein, ils jettent machinalement les papiers d’emballage et les restes d’aliments autour d’eux. Les sacs en plastique qui auraient pu servir de poubelle sont tout simplement et négligemment jetés autour d’eux et s’en vont grossir les montagnes d’ordures alentour. Parfois ces sacs que le vent emporte s’élèvent dans le ciel, tournoient longtemps au-dessus de la mer avant de retomber à pic sur la plage noire d’une foule bigarrée de personnes qui semblent heureuses de patauger dans l’eau polluée et de se rouler sur le sable imprégné d’aliments aux odeurs fétides.

Au manque absolu de soin et de propreté élémentaire s’ajoute le goût de l’entassement. Comme des animaux rampants, ces vacanciers marchent les uns sur les autres, se bousculent, se piétinent sans ménagement ni aucune forme d’excuse ou de politesse. Tout ce monde bariolé donne l’impression de priser plus la proximité, le bruit, la saleté, le spectacle et l’apparaître que l’ordre, le calme, la contemplation et la discipline nécessaires au repos de l’esprit et de l’âme. On y vient non pas pour apprécier ces bienfaits de la nature que sont l’eau, l’air, l’oxygène, les vagues déferlantes et les galets remués par la mer déchaînée, mais comme pour se donner en spectacle…. Celui qui sait mesurer les choses à leur juste valeur, qui sait apprécier la nature, le beau et l’agréable ne saurait en effet admettre un environnement sale et bruyant.

Le respect de la nature, de l’ordre, de l’autodiscipline et de la propreté sont les marques distinctives du civisme et de la citoyenneté active. Or, chez nous, ces vertus n’existent pas ou n’existent qu’au bout des lèvres. Pour intérioriser ces réflexes et en faire un mode de conduite en société, ça suppose une éducation de base nettement précisée et des règles d’éthiques communément admises et uniformément appliquées, faute de quoi, on cheminerait vers l’anomie. Or, ce que l’on constate, c’est que l’Algérien «moyen», et même l’Algérien entiché de «modernité» et de «civilisation», se trouve justement pris dans les réseaux enchevêtrés d’une anomie inextricable. A force de perte de repères et de dédoublement de la personnalité culturelle, on finit par opposer le soi-même à l’autre.

Quand les routes et les autoroutes sont jonchées de détritus
On ne peut pas isoler en effet la propreté, le civisme et la politesse de l’éducation. Une bonne éducation suppose les trois termes, leur intégration dans les réflexes et les conduites individuelle et collective. Chez nous, c’est la forme, l’apparaître qui prime l’être. Exemple de ces contradictions, de ces dédoublements de la personnalité culturelle : sur nos routes et nos autoroutes, on croise des grosses cylindrées conduites par des personnes, jeunes et vieux, qui se donnent des allures de «branchés» et de «modernes». Autrement dit, elles se prennent pour des gens d’éducation ou de rang social «élevé». Pourtant, ces personnes aux figures visiblement ostentatoires jettent et laissent jeter par leurs enfants des pots de yaourt, des bouteilles en plastique sur le long de la route comme si celle-ci était une décharge et non une voie commune à préserver de la pollution. Ces personnes aux prétentions particulières, vaniteuses et altières, n’ont rien à envier en fait d’éducation et de propreté aux citoyens ordinaires que l’on rencontre sur les plages et les places des marchés.

Le tourisme comme culture…
Avant de discourir sur l’éventuelle incitation au tourisme étranger en Algérie, ne faut-il pas tout d’abord s’occuper du tourisme local et lui enseigner la propreté, les règles du civisme, de politesse et du bon accueil ? Avant d’être une forme de loisir, de divertissement ou d’escapade, le tourisme est avant tout une culture, un goût et un plaisir de rencontre et de découverte de l’autre, mais aussi un moyen d’échapper momentanément à la monotonie et à la routine sociale et professionnelle. Or, le tourisme en ce sens n’existe pas en Algérie ; il n’existe que sous la forme «sauvage» dont je viens de décrire les traits les plus pertinents. Un pays qui ne peut pas assurer à ses propres citoyens un tourisme de qualité (propreté, bon accueil, confort et prix adapté à toutes les bourses…) ne saurait prétendre faire venir des touristes étrangers chez lui.

Le plus intelligent serait de rendre le tourisme local plus attrayant, après avoir réuni toutes les conditions nécessaires de propreté et d’accueil, d’en faire un objet ludique à la portée de tous, avant de songer à attirer le tourisme étranger qui rechigne à venir chez nous, non pas pour des raisons d’insécurité, mais pour des raisons qui tiennent plus justement à la triste réputation qu’a notre pays d’être foncièrement antitouristique, peu propre et peu accueillant en ce domaine. Certes, le pétrole a longtemps constitué et constitue encore un motif puissant pour rendre le tourisme et l’argent qu’il pourrait apporter aux caisses de l’Etat un objet d’activité économique secondaire. Mais cela ne justifie plus désormais l’immobilisme persistant dans ce secteur, dès lors que le pays se prétend prêt à entrer de plain-pied dans l’économie de marché…

Dr Ahmed Rouadjia

Note du webmaster : Je ne partage pas tout ce qui exprimé, notamment en ce qui concerne l'accueil desAlgériens dont je n'ai qu'à me félicter, lorsque je retourne au bled.
Par contre, il a le mérite de poser un vrai problème au pouvoir en place, mais aussi aux habitants de ce si beau pays.
N'hésitez pas à réagir à cet article. Merci...
Alors débattons et agissons surtaout.