lundi 19 avril 2010

Défendons les retraites !

Attac-fondation Copernic
Dix contre vérités sur les retraites


1) L’âge moyen de départ à la retraite est de 6 1, 5 ans, reculer l’âge légal de départ à la retraite ne changerait donc rien.

L’âge moyen de « départ à la retraite » est celui auquel on fait valoir son droit à pension. Ce qui est important, c’est l’âge de cessation d’activité. L’âge moyen de cessation d’activité est de 58,8 ans, et six salariés sur dix sont hors emploi (chômage, invalidité, inactivité ou dispense de recherche d’emploi) au moment de liquider leur retraite. Très souvent, les salariés ayant eu une carrière courte et/ou heurtée, en particulier les femmes, liquident leur retraite à 65 ans pour pouvoir bénéficier d’une retraite à taux plein sans décote, alors même qu’ils sont déjà hors du marché du travail. Reporter l’âge légal de la retraite au-delà de 60 ans aurait une double conséquence : les systèmes de chômage ou de préretraites vont devoir financer en plus ce que les systèmes de retraite financeront en moins, et en parallèle, la période hors emploi avant l’âge de départ en retraite s’allongera pour beaucoup, avec des ressources dérisoires ou nulles. L’âge du taux plein (65 ans) sera repoussé d’autant, signifiant qu’une proportion croissante de salarié-es devra reculer son départ pour atteindre la nouvelle borne ou bien avoir une pension amputée par la décote.

2) L’espérance de vie augmente, c’est normal de travailler plus longtemps.

L’augmentation de l’espérance de vie n’est pas nouvelle, elle n’a pas empêché que le tempspassé au travail dans une vie baisse en parallèle. De plus, l’espérance de vie « en bonne santé », c’est-à-dire sans incapacité, est beaucoup plus faible que l’espérance de vie. Tout départ enretraite tardif obère de façon non négligeable le temps dont les salariés disposent pour jouir réellement de leur retraite. Enfin, les jeunes entrent de plus en plus tard dans la vie active et de nombreux salariés, dont une majorité de femmes, ont des carrières discontinues et n’arrivent déjà pas à réunir le nombre d’annuités demandé, alors même que les entreprises se débarrassent des salariés âgés. L'augmentation de la durée de cotisation ou le report de l’âge légal de départ à la retraite aurait donc des conséquences importantes lors de la liquidation de la retraite et se traduirait en pratique par une pension réduite pour le plus grand nombre.

3) Les jeunes ne pourront pas financer les pensions des futurs retraités, il faut donc que ces derniers travaillent plus longtemps.

Pour que les jeunes puissent payer les pensions des retraités, il faut qu’ils ne soient pas au chômage et donc que les salariés âgés laissent leur place sur le marché du travail aux nouvelles générations. Décaler l'âge de départ à la retraite revient à préférer entretenir le chômage des  jeunes plutôt que de payer des retraites. La retraite par répartition repose sur un contrat  implicite : la génération qui travaille a bénéficié du travail de la génération précédente dont elle prend en charge les retraites. Le moment de la retraite venue, elle sera prise en charge à son tour. Ainsi chaque génération monte sur les épaules de la précédente et la création de richesse est partagée entre actifs et retraités. C’est ce contrat intergénérationnel que le gouvernement et le patronat tentent de détruire en voulant faire travailler plus longtemps les générations les plus jeunes.

4) Le système par répartition ne sera plus capable de garantir des pensions décentes au x jeunes générations, celles-ci doivent d onc d'ores et déjà se rémunir en se constituant un supplément de retraite par une épargne privée.

Si on estime possible de compléter les cotisations pour le système public par répartition par des versements dans une épargne privée, qu’est-ce qui empêche alors d’augmenter les cotisations et de garantir une meilleure retraite grâce au système par répartition ?

5) Les fonctionnaires sont des privilégiés.

Le niveau des retraites est équivalent dans le secteur privé et dans la fonction publique : en moyenne 1625 euros par mois dans le privé, 1593 euros dans la fonction publique. Le mode de calcul de la retraite est différent dans le privé et dans le public, mais cela aboutit à un résultat similaire. Dans le secteur privé, elle est calculée sur les 25 meilleures années et les primes sont prises en compte. Dans le public, c’est le salaire des 6 derniers mois, mais les primes ne sont pas prises en compte et la retraite complémentaire n’est pas de même niveau que dans le secteur privé.

6) Il y aura trop de retraités et pas assez d’actifs.

Les projections démographiques ne sont pas des vérités scientifiques et sont basées sur des hypothèses concernant plusieurs paramètres (fécondité, chômage, taux d’activité des hommes et des femmes, etc.). Déjà, depuis quelques années, les projections ont beaucoup varié. Ainsi, à la fin des années 1990, tous les rapports officiels prévoyaient un effondrement de la natalité. Il n’en a rien été. Jusqu’à récemment, les mêmes rapports prévoyaient un effondrement de la population active dans le futur. Les dernières prévisions de l’Insee font maintenant apparaître une augmentation de la population active jusqu’en 2015 puis une stabilisation par la suite. En outre, les hypothèses retenues sur la population active sont très pessimistes, pour ne pas dire régressives : rien ne justifie en effet de projeter, dans la tranche de 25 à 45 ans, un taux d’emploi des femmes inférieur de 15 points à celui des hommes si ce n’est renoncer définitivement à toute politique visant l’égalité entre les femmes et les hommes. De fortes marges de manoeuvre existent pourtant dans ce domaine, et un niveau d’emploi égal entre hommes et femmes signifie qu’on retrouverait le même ratio retraités/actifs qu’en 1970, donc sans aucune dégradation.

7) On ne pourra pas financer les retraites.

À moins de décréter la paupérisation des retraité-es, il est normal de couvrir les besoins sociaux liés à l’augmentation de leur part dans la population par un accroissement des prélèvements sur la richesse produite. Les déficits des caisses de retraite sont essentiellement dus au refus obstiné de le faire. Pourtant, le besoin supplémentaire de financement nécessaire aux retraites est réalisable puisqu’il a été chiffré en 2007 par le COR entre 1 et 2 points de PIB jusqu’en 2050, à comparer avec la chute de la part de la masse salariale de 8 points au cours des dernières décennies et avec l’explosion correspondante des dividendes, qui sont passés de 3,2 % du PIB en 1982 à 8,5 % en 2007. Il est donc juste d’augmenter la part des salaires et des pensions dans la richesse produite en s’attaquant aux profits. Le financement des retraites est possible à condition d’en finir avec l’actuel partage éhonté de la richesse au bénéfice des revenus financiers. C’est ce partage qui constitue le tabou à faire sauter, et non l’âge de départ. Il s’agit là d’un choix politique de justice et de solidarité.

8) La solution pour financer les retraites qui consiste à augmenter les cotisations patronales serait néfaste à la compétitivité des entreprises.

Différents scénarios ont été étudiés, avec l’hypothèse sur laquelle travaille le COR d’un gain de productivité de 1,5% par an. Un de ces scénarios établit qu’il est tout à fait possible de garantir à la fois le maintien du taux de remplacement (retraite moyenne/salaire moyen) et une progression identique du pouvoir d’achat des retraités et des salariés (de 1, 2%/an, soit une progression un peu moindre que celle de la productivité) par une augmentation de 6 points des cotisations patronales entre 2009 et 2050 : cette augmentation n’aurait aucun effet sur la sacro-sainte compétitivité des entreprises, puisque ce scénario est fait en prenant l’hypothèse du maintien à son niveau actuel de la part de la masse salariale (salaires et cotisations) dans la valeur ajoutée, donc sans impact sur les coûts.
Ce scénario, même s’il n’est pas le plus favorable aux salarié-es et retraité-es puisqu’il suppose que la part de la masse salariale reste à son niveau actuel qui est historiquement bas, rend totalement inopérant le seul argument du Medef contre l’augmentation des cotisations. Un scénario plus favorable aux salariés et retraités est celui qui permet que la part de la masse salariale augmente en rognant sur les dividendes, ce qui laisse inchangé le coût du travail.

9) Pour financer les retraites, il faut une croissance productiviste.

Fonder le financement des retraites sur le partage des gains de productivité ne signifie pas que l’on mise sur une croissance économique forte. Quels que soient les gains de productivité futurs, ils devront être partagés entre le niveau de vie de tous, actifs comme retraités, la satisfaction de nouveaux besoins sociaux et la diminution du temps de travail.

10) Les dispositifs familiaux dont bénéficient les femmes sont contraires à l’égalité entre les hommes et les femmes.

Ce sont très majoritairement les femmes qui prennent en charge les enfants et la gestion du foyer. De ce fait, elles sont pénalisées dans leur carrière, elles s’interrompent ou travaillent à temps partiel. Même en intégrant ces dispositifs familiaux, leur retraite est en moyenne inférieure de 40 % à celles des hommes. Ils sont donc encore aujourd'hui essentiels pour réduire les inégalités de pension entre femmes et hommes. Pourtant, le droit communautaire européen remet ponctuellement en cause l’existence de tels dispositifs. C’est une incohérence, puisqu’il reconnaît par ailleurs la notion de discrimination indirecte, c'est-à-dire la légitimité à donner un avantage particulier dès lors que celui-ci permet de réduire des inégalités sociales ou de sexe. Il est impossible de se réclamer du principe d’égalité pour augmenter les inégalités.

samedi 17 avril 2010

Un courrier des lecteurs de Télérama qui fait mouche !

Le courrier des lecteurs que Télérama
a publié dans le N° 3144 du 17 au 23 avril 2010...


La réponse rapide de l'intéressé...

Monsieur Aphatie est, dans sa prose, fidèle à son image télévisuelle :
- modeste,
- pas moralisateur pour deux sous,
- humble,
- surtout pas médisant,
- solidaire de ses collègues journalistes,
- pas persifleur et plutôt consensuel...

Voici l'article de Télérama N° 3143

mardi 13 avril 2010

Billet de l'Algérie coloniale

5 Francs 1942

5 Francs 1944

5 Francs 1941

20 Francs 1929

20 Francs 1944

50 Francs 1940

100 Francs 1941

10 NF 1961

mercredi 24 mars 2010

Rolland Doukhan : Berechit - Denoël - 1991

La folle douleur de la séparation

Joseph Aouate est un Juif de Constantine. Il est très attaché à sa terre natale comme il est profondément attaché à la culture juive, sans être croyant. Il perdra son frère Daniel, sa femme Sarah qu'il adorait et sa fille Ruth âgée de 17 ans qui était toute sa vie. Cette dernière perte sera à la fois un tournant décisif de sa vie et le prétexte pour lui de revenir sur sa vie, celle de sa famille et de sa femme.

Rolland Doukhan jongle avec trois récits : celui de Joseph Aouat qui raconte, celui de Jean Attal/Joseph Aouate qui se raconte chez son analyste et les récits de sa mère. Il réussit là à aller au fond de la vie de Joseph qui démêle les fils de son identité et dit combien la séparation est insupportable. Il dit combien la vie ne nous permet pas toujours d'aller au bout de ses amours. Il voyage de Saint Germain en Laye à Lodz en passant par Constantine qu'il décrit avec tendresse et beaucoup de sensibilité. Becherit signifie le commencement, la genèse au fil des pages le lecteur comprendra de mieux en mieux un tel titre.

La perte de Ruth bouleversera vraiment la vie de Joseph et une grande authenticité se dégage de ce parcourt douloureux. Rolland Doukhan le restitue avec beaucoup de force et émotion sans tomber dans le pathos.

Quelques extraits :

" J'ai traversé l'abîme du Rummel sur le grand pont suspendu, senti le vent qui fait toujours vibrer ses câbles énormes, comme un cyclope qui jouerait avec une harpe géante. J'ai dépassé l'hôpital désuet sous son petit dôme rose, presque rouge, un hôpital-jouet, et j'ai parcouru cette route à travers pins, que les miens empruntaient quand ils conduisaient leurs morts à bras d'homme, vers le cimetière, là-haut sur la petite colline.
... Je suis redescendu dans ma ville, effectivement. Le présent et l'aujourd'hui m'attendaient, ils étaient là, Ka rim et Kaddour, dans un des cafés qui regardent la place de la Brèche à travers leurs grandes vitres de serre. Je dis les noms d'avant parce que je suis d'avant. Pas parce que je ne m'habitue pas. Aussi parce que je ne m'habitue pas. Est-ce si important, après tout ?
... J'ai regardé venir ma ville à moi. Ce n'était pas seulemernt les cahos de l'incertaine Peugeot qui brouillait mes yeux et rendaient flou le paysage. Sacré Vieux Rocher, quand je pense qu'on dit de toi que tu es de pierre... toi qui as les yeux mouillés de me revoir, enfin c'est l'inverse, mais quoi... j'ai bien le droit de m'embrouiller un peu.
Eh oui ! elle est là ma ville. Elle n'est pas là. Elle est là. Elle n'est pas là. Ma ville en pierre, en mauvais goudron, en ordures mal enlevées, en clameurs d'enfants, en sortie d'école ébouriffées. Elle est là. Elle n'est pas là. Quelque chose a bougé, l'image est tremblée, a tremblé. A la place de la rue des Juifs, il y a la photographie de la rue des Juifs.
... Allez savoir pourquoi je reste persuadé que c'est là que je la retrouverai [Ruth], ma fille, enfin, que je comprendrai ce qui n'a pas encore de sens pour moi, aujourd'hui... dans ce temps qui est en arrière de moi, ce temps révolu, passé. Pire, dépassé. Seulement il faudrait le talent du tricheur, lui donner par exemple des mots, un accent qu'elle n'a jamais eus, enfin je voulais dire des idées, des pensées, vous comprenez? pouvoir lui insuffler une nouvelle, une autre vie, mais en même temps la respecter, la projeter vers un demain où elle n'a plus place... La remettre au monde, quoi.
... C'est difficile, Monsieur, de vous faire entrer dans cette ville, dans cette vie qui n'existent plus. Mais comprenez-moi, je ne veux pas dire que Constantine ne se trouve plus en Algérie, non, c'est tout simplement que ma ville à moi a quitté l'Histoire pour mon histoire. Non, non, ne croyez pas à un quelconque retour nostalgique et larmoyant du " rapatrié retrouvant sa rue et sa maison natales " ! non, c'est la vie elle-même, ma vie d'alors, qui recèle le secret de Ruth... "

PS : je tiens à remercier vivement le correspondant algérien (connu grâce à Internet) qui m'a fait parvenir ce livre en signe d'amitié. il m'a écrit ceci en page de garde : " Voilà le livre que j'ai lu depuis mes jeunes et premières années de lecture. Aujourd'hui j'ai compris que la séparation est très dure. "
Atek Saha ya khouya !

lundi 15 mars 2010

Boualem Sansal : L’enfant fou de l’arbre creux – Gallimard – 1999

Un récit parsemé de paraboles

Pierre et Farid sont dans la même cellule du quartier des condamnés à mort de la prison de Lambèse.
Pierre Chaumet est né à Vialar (Tisemsilt) et est entré clandestinement en Algérie pour retrouver sa vraie mère Aïcha. Tout au long de son périple, il va découvrir une Algérie bien mal en point et il va remonter au jour bien des aspects très dangereux de la guerre d’Algérie.
Farid a participé aux massacres commis par les islamistes. Entre ces deux personnages un long dialogue va s’établir, alors que la direction de la prison s’apprête à recevoir une délégation internationale.

Dans un style qui n’appartient qu’à lui, généreux et vigoureux, Boualem Sansal nous fait vivre cette quête identitaire et les multiples découvertes qu’elle occasionne. L’auteur ne fait aucune concession aux dirigeants de son pays et nous invite à réfléchir sur le devenir de ce pays. On l’aura compris, ce dialogue entre un « pied noir » et un arabe est hautement symbolique comme l’est tout autant le titre de ce cet ouvrage. Il est d’ailleurs intéressant d’avoir le regard de Boualem Sansal sur ce curieux intitulé, « L’enfant fou de l’arbre creux » :
« Lambèse est emblématique de ce qu’est devenue l’Algérie depuis 62, c’est une grande prison. Jusqu’aux années 80, on ne voyageait à l’étranger qu’avec une autorisation, on ne pouvait rien faire, on n’avait aucune liberté politique, C’était l’enfermement. L’arrivée des islamistes a encore aggravé la situation : non seulement on pouvait nous mettre physiquement en prison, mais intellectuellement, spirituellement aussi, l’algérie était une prison. Hélas, c’est comme ça. En situant mon histoire à Lambèse, c’est l’Algérie. « L’enfant fou de l’arbre creux » peut symboliser le peuple algérien qui était infantilisé par des discours extrêmement primitifs. Il est enchaîné, aveuglé… L’arbre creux c’est cette Algérie dont on a enlevé toute la richesse, toute la substance, c’est un arbre sec. Pourquoi un Français et un Algérien, parce que c’est le centre de la problématique. On a des relations compliquées avec la France. Il y a plus d’un million d’Algériens qui vivent en France, il y a une histoire commune, ses bons côtés, ses mauvais côtés et ses horreurs. C’était pour moi intéressant de mettre le débat, car le roman est un débat, un échange entre un Français et un Algérien. Chacun racontant sa conception de l’Algérie.
Cet enfant enchaîné au milieu de la cour de Lambèse, il n’existe pas : il est clair que c’est un symbole. Et les symboles ne se voient pas. On le voit seulement quand on est préparé, quand on le veut, quand on a les moyens de le voir. Donc moi-même je me pose la question est-ce que les gens de Lambèse, ces prisonniers qui regardent la cour à travers les grilles, voient cet enfant fou, ce peuple rendu fou par cette politique absurde, celle que nous avons menée depuis 62, ce peuple qui est infantilisé qui est aveugle ? A un moment donné, on découvre que cet enfant, en plus d’être fou et de se trouver dans cette position paradoxale, est aveugle. Non, on ne le voit pas mais on le sent. Mais évidemment, lui, Pierre, le Français en prison avec Farid, le voit, car il vient de l’extérieur. Pour l’observateur extérieur, c’est relativement facile de voir que le peuple algérien a été abruti, enchaîné, aveuglé, infantilisé démuni de moyens d’analyser et de discernement, donc en définitive détruit. »
Interview, Le Quotidien d’Oran, 24/09/2000

L’écriture de Boualem Sansal est toujours aussi truculente et porte le récit vers des sommets. Les paraboles se multiplient à travers le récit. La critique est très vive et fait mouche.

Souhaitons que des arbres vigoureux recouvrent l’Algérie et que le peuple algérien soit de moins en moins aveugle pour faire pousser ces arbres d’une Algérie prospère.

jeudi 11 mars 2010

Yasmina Khadra : L'olympe des infortunes - Julliard - 2010

Une fable philosophique très forte

Un terrain vague à la périphérie d’une ville avec pour seul décor que la mer et une décharge publique. Tel est le décor du dernier roman de Yasmina Khadra.

Ach le Borgne et son protégé Junior le Simplet sont les héros d’une fresque haute en couleur. Avec eux vivent une ribambelle de paumés en tous genres : Mama la Fantomatique flanquée de son Mimosa, Haroun le Sourd, le Pacha et sa bande de poivrots qui ne dessaoulent pas, Pipo, Négus, Clovis, Bliss, les frères Djouz, Aït Cétéra, Dib etc… Cette une communauté forme un microcosme à l’écart de la ville, on a envie de dire à l’exclusion de la ville, et vit sur elle-même. Ils s’appellent les « Horr », les « clodos qui se respectent », c’est à dire des hommes libres. Libres de ne pas aller faire les poubelles des riches, dans la ville qui représente la pire des choses pour ces clochards. Libres de ne pas dépendre de la société. Libres de se passer du confort matériel. Libres de se saouler autant qu’ils le veulent.

Le récit gravite principalement autour de Ach le Borgne qui joue du Banjo et qui s’occupe de de Junior, comme un père le ferait. Il lui inculque ses valeurs et lui explique la vie à sa façon. C’est là que Khadra philosophe au travers de dialogues comme il sait les faire : haut en couleurs, pittoresques et terriblement efficaces.

On retrouve dans cette mini société tous les types d’individus qui peuplent les rues des villes. Leurs points communs qui les différencie des citadins étant l’indépendance dont ils font preuve en permanence, leur solidarité et la revendication têtue d’une liberté inaliénable. Ces êtres paumés, délaissés par la vie, abandonnés là au milieu des immondices ont des vraies valeurs. Elles seront remises en cause par la venue de Ben Adam (on remarque la malice de l’auteur dans le choix du nom…), une créature mystérieuse qui connaît le Monde et qui a bourlingué. Il va ébranler des certitudes acquises comme des vérités sacrées et va notamment remettre en cause le « couple » Ach-Junior.

A travers cette fable, Khadra porte un regard aigu sur notre société. Il est sans complaisance à l’égard d’une société mondialisée et touche du doigt l’impasse dans laquelle nous nous trouvons. A la solidarité des « Horr », il oppose crûment l’indifférence de la ville. C’est si vrai que le roman se déroule dans un huis clos étonnant. Aucune relation avec les gens de la ville, même pas lorsqu’ils viennent abandonner leurs déchets. Et pour mieux montrer le fossé qui sépare les deux communautés, la seule fois où l’un des leurs va faire un retour dans le monde civilisé, il en sort meurtri dans tous les sens du terme. Comme si ce manquement à la règle méritait une dure sanction. Exclus vous êtes, exclus vous devez rester !

Khadra nous montre ce que nous ne voulons pas voir. Il nous force avec talent à regarder la vérité en face : notre égoïsme et notre individualisme. Dans cette cour des miracles, les biens matériels sont bien peu de choses et ils viennent tous de la décharge, alors que les nôtres sont le produit de cet argent pour lequel on travaille, cet argent qui constitue la seule valeur tangible de la société. Yasmin aKhadra nous met aussi face à notre aveuglement : comment peut-on ne pas voir ces SDF que nous croisons chaque jour dans la rue ?

Une nouvelle fois Khadra nous comble de par son écriture ciselée, précise et efficace. Cette fois il donne dans la philosophie, mais pas dans celle ampoulée des salons où l’on cause. Il nous donne une leçon de vie et nous invite à réfléchir sur notre société.

lundi 8 mars 2010

Nassira Belloula : De la pensée vers le papier, soixante ans d’écriture féminine algérienne – ENAG – 2009


Une exploration de la littérature féminine algérienne

Nassira Belloula nous livre un travail très intéressant sur la littérature féminine algérienne. Elle passe en revue nombre d’auteures algériennes en posant énormément de questions sur cette écritures, les thèmes abordés et les problématiques qui sont soulevées.
Le livre est structuré sur un plan très rigoureux qui permet d’aborder les thématiques des écrivaines. Les points communs sont repérés et la spécificité de l’écriture féminine est analysée. Le tout est remis dans le contexte plus général de la littérature algérienne.

On suit avec beaucoup d’intérêt l’enquête menée par Nassira sur l’utilisation très fréquente des pseudonymes, ce que Nassira appelle les « noms voilés », non sans quelque malice. Le lecteur est invité à parcourir les différentes périodes de cette littérature depuis celle des fondatrices jusqu’aux auteures modernes en passant par l’écriture de l’urgence des années 90.

Les rapports père-fille et mère-filles sont abordés et déclinés pour beaucoup d’auteures : Assia Djebar, Leïla Sebbar, Karima Berger, Ahlem Mostaganemi, Fatiha Nesrine, Nadia Sebki, Malika Mokkedem, Najia Abeer, Djamila débèbèche, Taos Amrouche, etc…

On prend également conscience que nombre d’écrivaines ont la double culture de par leur naissance et on réalise combien la culture française est prégnante. Énormément d’ouvrages sont écrits en français.

Une bonne partie du livre traite des problèmes spécifiques aux femmes et plus particulièrement aux femmes arabes : la place dans la vie sociale, l’enfermement, les rapports au père.

La lecture de cet ouvrage est agréable et prenante. On y découvre bien des facettes de l’écriture algérienne. A recommander pour tous les amoureux de littérature algérienne.

samedi 6 mars 2010

Youcef Dris : Les amants de Padovani - Dalimen - 2004

Un récit bouleversant dans l'Algérie Coloniale

Merci à Nassira Belloula de m’avoir procuré ce livre introuvable en France (Par contre on peut télécharger le livre en PDF ici).

C’est une tragique histoire d’amour que nous livre Youcef Dris. Dahmane et Amélie s’aiment depuis leur plus tendre enfance dans cette Algérie des années 30. Un amour très mal vu dans une Algérie coloniale qui sépare les communautés. Ils ont grandi ensemble , côte à côte et ne peuvent se passer l’un de l’autre.

Cette tragédie, fort bien écrite par Youcef Dris sera un calvaire jusqu’au bout pour Dahmane qui ne saura que très tard, après le décès d’Amélie, qu’il a eu un fils Damien. C’est à l’occasion de sa venue en France à Paris pour se soigner et à Aix en Provence qu’il découvrira cette vérité.

Ce roman qui est inspiré d’une histoire vraie, puise sa force dans une narration limpide et sensible. L’auteur n’en rajoute pas au tragique de la situation et il fait toucher du doigt les difficultés qui existaient entre la communauté européenne et les musulmans. Il tire aussi sa force du personnage de Fatma, la grand-mère de Dahmane qui l’a élevé avec beaucoup de courage et d’abnégation.

Cette histoire nous rappelle à la violence des rapports entre les êtres des pays coloniaux. Elle met en lumière, un racisme du quotidien qui ne demande qu’à s’exprimer à la première occasion.

Youcef Dris a écrit là un livre sensible et utile à la compréhension de cette Algérie des années trente et de celles qui ont précédé l’indépendance.


A propos de la polémique concernant l’accusation de plagiat à l’encontre de Yasmina Khadra, auteur de « Ce que le jour doit à la nuit »


Un lecteur de ce blog m’avait alerté sur cette polémique et c’est une des raisons pour lesquelles je tenais à lire l’ouvrage de Youcef Dris.

Je dois dire que même s’il faut constater une inspiration commune (idylle entre deux membres de communautés différentes, tragédie et retour à Aix en Provence pour le dénouement de l’histoire), le livre de Khadra n’est en rien un plagiat de l’écriture de Youcef Dris.

Ce sont deux plumes différentes. Le roman de Khadra a un souffle différent et creuse beaucoup plus les questions périphériques à l’histoire d’amour. Pourquoi ne pas admettre que l’on peut être inspiré par la même histoire réelle ? Le talent indiscutable de Khadra n’a pas besoin d’aller chercher les lignes d’un autre écrivain talentueux.

Pour avoir lu sur la toile les débats plus que passionnés sur la question, je dois dire avoir été frappé par la partialité des adversaires de Khadra. A tel point que nombre d’entre eux n’ont même pas lu le livre de Youcef Dris !

Cette polémique est vaine et n’apporte rien à la littérature algérienne qui compte des talents comme ceux de Youcef Dris et de Yasmina Khadra.

vendredi 5 mars 2010

Tahar Ben Jelloun : Au Pays - Gallimard - 2009

Un conte moderne de l’immigré fidèle à ses traditions


Mohamed, peintre dans une usine automobile, voit sa retraite arriver et il en a peur comme s’il était atteint d’une maladie grave. Il a émigré en France alors qu’il était très jeune et n’a connu que le travail à l’usine. Toute sa vie était rythmée par ses trajets pour se rendre à l’usine, les heures de repos bien méritées, la pratique sourcilleuse de l’islam, le bien être de sa famille et de ses six enfants et les retours au bled pour les vacances et le respect des traditions marocaines.

Mohamed ne comprend pas bien la vie occidentale et met les choses dans des boîtes : ça c’est pour eux et pas pour moi. Il élève ses enfants dans le respect des coutumes du pays. Il ne conçoit pas qu’ils réagissent différemment de lui. Pourtant cette génération ne raisonne pas comme lui. Elle est française et s’est affranchie des lourdeurs des traditions. Sa fille se marie avec un « françaouis », au grand dame de Mohamed qui ne veut plus la voir, Rachid, un de ses fils change de prénom pour s’appeler Richard. Tout cela fait beaucoup pour un seul honnête homme.

L’approche de « l’entraite », comme il dit, lui fait très peur. C’est comme une maladie qui ne le fera plus exister. Brutalement il n’aura plus aucun but dans la vie. Finalement et logiquement cet homme dévoué à sa familles et au coutumes ancestrales décide de rentrer au bled pour finir de construire la maison familiale qui doit regrouper ses six enfants et leurs progéniture. Il ne demande l’avis de personne et un beau matin prend la route du Maroc. Une très grande maison, démesurée, à la hauteur des rêves de Mohamed, va attendre ses occupants.

Tahar Ben Jelloun nous livre là un superbe roman traité comme un conte. Il décrit la problématique de cette immigration qui a donné des générations d’enfants intégrés et en décalage avec leurs parents. Au passage, il jette un regard sur l’enflamement des cités et le comportement des jeunes beurs en butte avec la société française. Ce travail de décryptage de la problématique immigration/intégration, Ben Jelloun le mène avec un vocabulaire simple et efficace, sans tomber dans le pathos. Il nous interpelle fortement car c’est la vie quotidienne qu’il exprime, en oubliant les idéologies. Il montre également que la pratique de l’islam ça n’est pas l’islamisme.

Un très beau roman que l’on dévore du début à la fin.

dimanche 21 février 2010

Leïla Sebbar : La Seine était rouge Paris octobre 1961 - Babel - 2009

Nous ne sommes pas très loin de la fin de la guerre d'Algérie. Nous sommes le 17 octobre 1961 et le FLN organise une manifestation pacifique en réponse au couvre-feu imposé par Maurice Papon, Préfet de police, aux Algériens. La police charge, matraque agresse des gens sans défense, commet des exactions insupportables, jette des Algériens dans la Seine et arrête des milliers de personnes.

Voilà pour les faits historiques. Mais Leïla Sebbar veut nous faire comprendre cette triste période où c'était encore la sale guerre d'Algérie qui ne disait pas son nom et où pourtant il était déjà admis pour De Gaulle, Président de la République, que l'Algérie serait très prochainement algérienne.

L'auteur choisit de raconter l'histoire d'Amel, 16 ans qui entend sa mère, Noria et sa grand-mère, Lalla, discuter en arabe de choses qui lui paraissent graves. Mais elle ne parle pas cette langue et se trouve en dehors de ces discussions, d'autant qu'elle ne trouve aucune réponse aux questions qu'elle pose. Amel veut savoir et elle va y parvenir grâce à Omer, journaliste algérien immigré et grâce au film, sur les porteurs et les porteuses de valises, que veut tourner Louis, le fils d'une Française qui a adopté la cause algérienne.

Le livre est bâti  autour d'allers et retours incessants entre ces trois personnages. Certains chapitres sont écrits comme s'il s'agissait d'un scénario : Extérieur jour, extérieur nuit, intérieur jour, intérieur nuit.

"Intérieur Jour
On allait à l'école pieds nus, dans la neige, l'hiver... Alors la boue du bidonville, ça me fait pas peur. Mon père est mort dans la boue des rizières, en Indochine, sa pension a disparu avec lui et sa compagnie. Travailler pour ma mère oui, pour la smala non. J'ai pas eu le certificat d'études, je sais compter. Je tiens ce café dans la merde, mais ça marche
... J'enverrai de l'argent à ma mère, si elle est pas morte. Mes frères, mes sœurs, qu'ils se démerdent, comme moi.
Ils sont venus plusieurs fois 'les calots bleus', les harkis de Papon, on les appelle comme ça, je sais pas pourquoi. Je fais pas de politique. Les autres aussi, les FLN, ils m'appellent 'Frère' pour moi, c'est pas des frères. Je dis rien. 'Pas d'alcool, pas de tabac. interdit de jouer aux cartes, interdit de jouer aux courses. Si tu désobéis, tu sais ce qui t'attend.' L'un d'eux a passé son index sur sa gorge en levant la tête, de gauche à droite. J'ai compris. Ils ont dit aussi : 'Ordre de la Direction, fermeture des commerces le 17 octobre 1961. J'ai pas de rideau de fer. J'ai fermé la porte en planches, à clé."

C'est dans ce style direct, dépouillé que Leïla Sebbar raconte. C'est très efficace et le lecteur assiste au fil des pages et des rencontres avec Omer ou Louis à la révélation de la vérité tant recherchée par Amel. Vérité affreuse illustrée par des témoignages :
"Extérieur nuit
C'était le 17 octobre 1961. Il pleuvait.
J'ai pensé que j'allais mourir, je buvais l'eau de la Seine, j'étais lourd, très lourd. J'ai fait la prière. Je l'avais oubliée, avec le travail on a plus le temps, on va au café, on boit un peu, les tournées, ça fait boire. J'ai pas trop bu, mais j'ai bu et c'est défendu chez nous, les musulmans. J'ai bu et la prière... Ce soir-là, la pluie, les coups, l'eau froide, elle sentais mauvais la Seine... La prière est revenue. J'ai prié, prié... et j'ai été sauvé. Sinon, je me noyais, comme d'autres. on a retrouvé des corps charriés par la Seine. Sûrement la Seine était rouge ce jour-là, de nuit on voyait pas. On a repêché des algériens, ils avaient les mains liées dans le dos et les pieds attachés...
... La Seine les a rejetés. Même la Seine, elle en voulait pas des Algériens. Combien ? On saura peu-être un jour. Et ceux qu'on a retrouvés, pendus dans les bois, près de Paris..."

C'est finalement Louis qui recueillera le témoignage de cette nuit de démence de la part de Noria, la mère d'Amel. C'est comme si c'était un secret de famille que l'on ne peut pas dire à sa fille, mais que l'on finit par confier à l'Autre, comme si on se soulageait.

C'est un véritable hommage à ces martyrs Algériens que rend Leïla Sebbar à tous ces manifestants, ces immigrés opprimés par la France coloniale. Une leçon d'histoire pour les plus jeunes, pour tous ceux qui n'ont pas connu cette guerre et qui n'en ont guère entendu parler à l'école.

Un livre qu'il faut lire absolument !