jeudi 22 mai 2008

Maïssa Bey : Pierre, sang, papier ou cendre


ENTRETIEN AVEC L’ÉCRIVAIN MAÏSSA BEY
«Pas de haine...ni de pardon» (22 mai 2008)

«Beaucoup m’ont dit que c’est un livre nécessaire...», nous a confié l’auteure, lors d’une vente-dédicace, lundi dernier, à la libraire du Tiers-Monde.
Maïssa Bey est une femme blessée dans sa chair. Son père décéda en 1957, suite à des sévices endurés par la main du colon. Maïssa Bey est née avec cette plaie, jamais cicatrisée. Son salut, elle le doit aujourd’hui à l’écriture. Un don inculqué par son père, jadis instituteur. Depuis, elle n’a de cesse décrire et de «créer», toujours des histoires qui rappellent étrangement son mal, mais un mal parfois commun à tous les Algériens. C’est alors que les souffrances de Maïssa se diluent dans la beauté du mot, la précision du verbe. L’amour de la littérature tout simplement, y compris française, ce butin de guerre cher à un autre grand écrivain, Kateb Yacine. Cette culture «plurielle» n’est-ce pas ce qui nous constitue finalement? Aussi, depuis 1996, cette femme de Sidi Bel Abbès n’arrête pas d’écrire, en français. Des nouvelles, des romans, des récits. Certains sont adaptés sur les planches grâce à un ami français, Jean-Marie Lejude qui a pris l’habitude d’adapter ses textes en pièces de théâtre. Ce sera idem pour ce dernier roman Pierre, sang, papier ou cendre, qui remonte le fil du temps pour évoquer 132 années de spoliation de terres, de tortures, de violence, d’exactions, de déculturation, de négation du droit. Un roman fait de «sang», de «cris», et de «lamentations» à l’égard du peuple algérien. Mais aussi de «désirs et de rêves nés d’histoires parfumées, d’épices enivrantes, d’histoires saupoudrées d’exotisme...On appelle cela Désir d’Orient». Un roman, sur «les bienfaits de la colonisation» de cette Madame Lafrance qui a «remodelé cette terre (l’Algérie) à son image» et raconté par le regard de cette innocente sentinelle : Un enfant.
«L’enfant marche dans les rues du village.
Partout, partout la mort a laissé son empreinte.
L’enfant court.L’enfant retourne aux champs.
Il se cache au milieu des herbes.
Rouge. Rouge, le sang des coquelicots.
Jaune. Or des jonquilles...»
Alors, les peurs et les hésitations écartées, ce texte, appuyé de recherches approfondies, de quête historique, d’inspiration fortement poétique, dans l’esprit et dans la forme, une première pour Maïssa Bey, est né. Apres trois ans de préparation et de maturation. Il s’appellera Pierre, sang, papier ou cendre, un titre qu’elle doit à Paul Eluard. Un ouvrage saisissant aussi, dont le texte est écrit, précise Maïssa Bey pour la campagne L’oeil du Tigre (Reims). Il a été créé sous le titre de Madame Lafrance, au théâtre Nouveaux relax de Chaumont, en février 2008. Une adaptation et mise en scène par Jean-Marie Lejude avec comme comédiens, Fatima Aïbout et Lahcen Razzougui et comme accompagnement musical, un accordéon signé Eric Proud, sur une scénographie de Thierry Vareille.
Avec ce nouveau roman, Maïssa Bey gagne effectivement en intensité et en lumière. Autant qu’en force poétique. Ses mots sonnent comme un vent, hissant le voile d’un bateau prêt à se lancer dans mille batailles...
Comme avant-goût, voici cet extrait: «Elle avance. Droite, fière, toute de morgue et d’insolence, vêtue de probité candide et de lin blanc, elle avance. C’est elle, c’est bien elle, reconnaissable en ses atours.Tout autour d’elle, on s’écarte. On s’incline. On fait la révérence.
Elle avance, Madame Lafrance.Sur des chemins pavés de mensonges et de serments violés, elle avance.Claquez pavillons! Aux armes, citoyens! Formez vos bataillons, en rangs serrés:Tous derrière elle! Et vous, peuplades barbares, écartez-vous, prosternez-vous!» Le ton est donné. Tranchant. Aiguisé. Un livre impitoyable, à lire, celui d’une femme apaisée, qui se réconcilie enfin avec l’autre et soi-même. Grâce à l’écriture... Ecoutons-la.


L’Expression : Vous venez de publier aux Editions Barzakh, un nouveau livre sorti aussi en France, intitulé Pierre, sang, papier ou cendre qui évoque 132 ans de colonisation, qui retrace l’histoire de l’Algérie de 1830 à 1962. L’histoire se veut donc antérieure à votre roman Bleu, blanc, vert qui, lui, retraçait l’histoire de l’Algérie de 1962 à 1992. Je crois savoir que ce livre devait être à l’origine une pièce de théâtre sur les bienfaits de la colonisation. Qu’est -il vraiment?
Maïssa Bey : Le fait que j’avance dans l’histoire à rebours, pas exactement dans le sens chronologique, c’est parce que dans Bleu, blanc, vert je reviens sur la période post-indépendance (1962-1992). J’ai essayé donc d’éclairer notre présent à la lumière de cette histoire-là. Je me suis rendu compte qu’il fallait aller plus loin, creuser encore plus pour savoir de quoi nous sommes faits et construits. A la suite d’un entretien avec un metteur en scène qui monte tous mes livres au théâtre, qui s’appelle Jean-Marie Lejude, dont Entendez-vous dans les montagnes qui a été joué ici au Centre culturel français d’Alger, nous discutions un jour, en 2005, après la promulgation de la loi du 23 février sur les bienfaits de la colonisation. Il me dit: «Ecoute, Maïssa tu devrais écrire quelque chose sur "ces bienfaits"». Il voulait montrer ce qu’était réellement la colonisation
L’Expression : Vous avez, au départ, je suppose, rejeté la proposition.
Maïssa Bey : Oui, tout à fait car je ne suis pas historienne et je ne voulais pas revenir sur cette période...Il est revenu à la charge au moment où des écrivains africains, français et autres réagissaient à cette loi et au discours de Sarkozy à Dakar. J’ai pensé qu’il fallait quand même, nous, Algériens réagir à elle, nonobstant les journalistes et autres historiens. Je me suis demandé comment, moi romancière, je pourrais écrire quelque chose sur le sujet. Une lettre ouverte n’aurait pas suffi et n’aurait pas eu l’impact escompté. J’ai donc essayé d’imaginer dans quelle mesure je pouvais rentrer dans cette histoire-là, mais d’un point de vue d’écrivain et non d’historienne. Je voulais revenir sur la réalité, sur le fait colonial lui-même. Et comment revenir sur le fait colonial autrement qu’en essayant d’imaginer la vie quotidienne en ce temps. Imaginer un personnage confronté à cette réalité coloniale. Il s’agissait pour moi d’imaginer un enfant..
L’Expression : Pourquoi le regard d’un enfant?
Maïssa Bey : Le regard d’un enfant est important et intéressant. D’abord parce qu’il est porteur d’innocence. Parce qu’un enfant se pose des questions que des adultes ne se posent plus ou ne savent plus se poser. Aussi, je me méfie du mot vérité, car s’agissant de la colonisation, elle reste chez nous, toujours tributaire du subjectif, du vécu.
L’Expression : Cela a été dur de recouper tous ces faits historiques et de se documenter autour de la question coloniale.
Maïssa Bey : Cela a été surtout très long. Je croyais connaître l’histoire de l’Algérie. Je connaissais les faits les plus marquants, certaines dates, mais quand je me suis replongé dans cette histoire, je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de choses que je ne connaissais pas. Donc j’ai essayé, à travers ce regard d’enfant, de voir d’abord quel était l’effet de la colonisation sur le peuple algérien, l’individu et non pas la masse comme on le considère de manière générale historiquement.
L’Expression : Vous avez, dans ce livre, évoqué ce que la France a laissé en vous comme empreintes..
Maïssa Bey : Il y a une tendance à faire l’impasse sur des choses qui nous ont constitués. Par exemple, aujourd’hui, on parle de colonisation française, mais je suis et je le répète, un produit de cette colonisation, ne serait-ce que par l’emploi de la langue française dans laquelle j’écris, je m’exprime, la langue dans laquelle j’ai appris à être, je suis, voilà. Ce sont des choses que je ne veux pas nier. Beaucoup de gens en France n’ont pas encore digéré d’avoir perdu l’Algérie. Je dis, certaines personnes n’ont pas encore accepté la réalité historique. Ce sont là des faits pervers de la colonisation. Je cite quelques exemples : Les ponts, les routes, les hôpitaux etc. On nous dit, voilà ce que la France a laissé. Or, ce n’était pas pour les «indigènes». Parce que c’était un territoire français et il fallait qu’il y ait l’architecture d’un territoire français. Cela n’a pas été fait pour le bien des indigènes, mais celui des Français. Il se trouve qu’aujourd’hui, ce pays n’est plus la France. Il y a même des gens qui me disent aussi: imaginez si la colonisation française n’avait pas eu lieu, que serait l’Algérie d’aujourd’hui? Je leur réponds : Elle se serait forgée, peut-être difficilement, peut-être avec un certain retard, par rapport, entre guillemets, aux démocraties occidentales mais moins douloureusement. Elle aurait une réalité, une culture, une histoire, des racines qui nous seraient propres et personnelles. Alors qu’aujourd’hui, on est faits de tous ces fragments qu’on essaie de bien rassembler pour constituer un Algérien.
L’Expression : C’est un peu provocateur ce terme «Madame la France»..
Maïssa Bey : Je n’ai rien inventé. C’est un terme qui existait et que beaucoup employaient ici. Quand on considère les représentations picturales ou les statuts, la France s’est toujours représentée sous des traits féminins. C’est une allégorie que je n’ai pas inventée et que j’ai reprise, bien sûr, avec cette dose d’ironie qui est nécessaire pour faire passer le propos.
L’Expression : Comment ce livre a-t-il été perçu depuis sa sortie en France?
Maïssa Bey : Beaucoup m’ont dit que c’est un livre nécessaire. Pour ceux qui ne connaissent pas l’histoire de ce pays. Quand ils ont découvert, par exemple, à travers les yeux de cet enfant les répercussions du Code de l’indigénat sur le quotidien des Algériens, il y a des gens qui m’ont dit: «Nous ne savons pas. Nous avons lu des livres d’histoire, mais nous n’arrivions pas à visualiser. Tandis que là, c’est l’enfant qui raconte cette privation de liberté que représente cette entreprise d’acculturation qu’est le Code de l’indigénat. C’est raconté au quotidien par un enfant.» Cela rend les choses beaucoup plus proches. D’autres me disent aussi, c’est ce que nous retrouvons dans vos livres. Il n’y a pas de haine, mais il n’y a pas de pardon non plus.Cela se traduit aussi par la forme d’écriture, nouvelle chez vous, et la veine poétique dans laquelle vous avez puisé pour transmettre cette histoire.Le côté poétique est un parti pris. Quand j’ai entrepris ce texte qui est quand même assez ambitieux, je me suis dit que je n’avais pas droit à l’erreur. D’abord au plan historique.Il fallait que tous les faits historiques soient vérifiés. La deuxième chose, c’était sur le plan de l’écriture parce que dire des choses atroces telles qu’elles se sont passées, le napalm, les tortures, c’est horrible! Je ne pouvais pas les décrire comme elles se sont déroulées. Il fallait transcender cela par l’écriture. Vous savez, quand on lit des tragédies grecques où il y a les pires des choses qui se passent, les parricides, les matricides, etc. et pourtant, c’est très beau parce que c’est de la littérature, c’est de la création. Je crois que c’est ça que j’ai gardé en tête durant toute la rédaction de ce texte.
L’Expression : On ne peut faire l’impasse sur cette question. Récemment, s’est tenu le Salon international du livre de Paris qui a été consacré au 60e anniversaire d’Israël. Il se trouve que vous êtes un des rares écrivains algériens à ne pas avoir boycotté ce Salon. Pourquoi ce choix? D’autant qu’avec ce livre, un peu brûlot, sorti donc à l’occasion du Salon - c’est un peu provocateur de votre part - Est-ce finalement votre réponse (ce livre) à vos détracteurs?
Maïssa Bey : J’ai toujours refusé de répondre à cette question. Car il y a des propos qui ont été rapportés et déformés sciemment. Je le sais. Mais comme vous le dites, c’est tout à fait ça. Ma réponse est que je suis écrivaine. Ma seule réponse, c’est ce livre-là.
Propos recueillis par O. HIND

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