dimanche 29 juin 2008

Nourredine Saâdi : Il n'y a pas d'os dans la langue - Les Éditions de l'aube - 2008

Un recueil de nouvelles qui racontent l'exil


Une séance de torture en 3 volets (Un homme nu), terrifiante, nous rappelle que les soldats français ont fait ça, introduit 13 nouvelles plus ou moins développées sur le thème de l'exil, du déracinement et de l'incontournable appel du pays qui prend aux tripes, qui bouleverse jusqu'au malaise : nostalgie du temps passé.

Un homme nu
« Puis, de subites giclées d'étincelles, des étoiles le transpercent, sillonnent ses paupières comme une rivière ignée de gemmes. Dans un ultime sursaut de violence, il mord le chiffon trempé d'immondices.
... Les éclairs resurgiront à tes yeux, et les étincelles te brûleront de ces lambeaux de scènes, de tes cicatrices meurtries, comme l'éternelle question de Job, Job des Écritures qui répétait infiniment à l'Éternel : "Mais quand je parle, ma souffrance demeure; si je me tais, en quoi disparaîtrait-elle ?" Tu sais, Job, des Gens du Livre, celui de la parabole de la souffrance qu'habitaient deux bouches : l'une pour la parole et l'autre pour le silence. »

La demeure du père
Thème éternel pour les femmes algériennes, le lieu de référence par excellence, la maison paternelle est incontournable. Meriem y retourne pour régler la succession. le temps du voyage Alger-Tunis, elle se rappelle et, dès sa descente d'avion, circule en ville comme si elle ne l'avait jamais quittée : « Lorsque le taxi remonta lentement l'avenue Bourguiba, que je reconnus d'instinct, j'ai vainement cherché la statue du président sur son cheval si petit. Les trottoirs semblaient rétrécis dans mes pupilles. Je me souviens qu'enfant je les voyait démesurément grands...
... À un virage, brusquement, nous débouchâmes sur la place Pasteur. Comment l'oublier ? Brusquement j'effleurai l'épaule du chauffeur, lui faisant signe de s'arrêter :
- Mais il n'y a aucun commerce ouvert à cette heure-ci, Madame.
Je descendis prestement, me retrouvant devant un olivier aux branches azurées par les réverbères, et ma main glissa sur son tronc. Soudain prise d'un rire intérieur, sous les yeux ahuris du chauffeur de taxi, je m'accroupis, me souvenant qu'enfant, au sortir de l'école, c'est au pied de cet arbre que je me soulageais...
... Nous arrangerons la succession en veillant à tes intérêts [ceux de sa sœur Aycha]. Je te dédommagerai de tout mais je ne veux plus qu'on vende la maison.
On n'abandonne pas la maison de son père. »

Retour à Constantine
Un texte passionné sur la ville natale de l'auteur. Des sensations vécues par tous ceux qui y retournent, l'amour chevillée au corps :
« Il arrive que, quand on pousse la porte de la maison de naissance, après une vie d’absence, et qu’on trébuche — stupéfait, abasourdi sur des tertres d’éboulis, des épaves de bois, des détritus, un terrain vague, survienne un gamin, surpris de votre étonnement, qui vous apprend qu’elle s’est effondrée il y a quelques années déjà. Le tremblement de terre — Oh, vous ne le saviez pas ? Mais où étiez-vous donc, en ces temps-là de malheur ?
Tu rêvais tant de ce retour depuis que tu avais donné vie à cette maison fantasmée dans un roman, sur le divan, dans des récits réinventés auxquels tu finissais par croire. Tu as eu besoin de sa réalité — 7, rue de Bagdad — écrite à l’encre brune sur un certificat de naissance la photo sépia de ta mère accrochée au mur de ton exil.
Maintenant, dans l’encadrement de la porte qui ne protège étrangement que de vieilles pierres, du haut de la médina, tu regardes le vide, le tragique, la démesure de ta ville. Tes mots te reviennent avec la larme : ville aérienne. La ville que tu as tant portée en toi. Ces maisons au loin, serrées contre elles-mêmes qu’on dirait apeurées, tel un troupeau quand tombe la nuit.
Ces toits ocres rongés par le soleil et la pluie sur lesquels tu cherches tes cigognes, oiseaux que chacun accueillait, protégeait, nourrissait afin que chaque année ils reviennent, en messagers du bonheur. Tu restes hébété au seuil de cette porte, ne sachant si elle est désormais là pour protéger le vide ou pour en empêcher I’accès. Ton regard s’accroche au loin au minaret du mausolée de Sidi-Rached où on te faisait brûler un cierge contre les sortilèges, ou avant toute épreuve et tout examen — ce n’est que plus tard, bien plus tard, que tu associas le nom du saint à celui de ton frère, prématurément disparu.
Tes yeux poursuivent, éperdus, les escarpements du rocher, de mystérieux signes gravés, on dirait des visages — l’image perdure dans ta tête — on dirait, on dirait... Au fond dans la vallée, la foison d’oueds enchevêtrés, affluents enlacés — veines et artères — qui ne semblent venir d’aucune source ni aller nulle part, inextricables méandres scintillant sous les morceaux de soleil. Là, le fleuve tumultueux, impétueux et plus loin, plus bas, devenu douce rivière aux eaux musiciennes, il ressurgit soudain au-dessus d’une voûte de la roche, en flots torrentueux de cascades fracassant la pierre.
Te reviennent tes frayeurs lorsque le Rhumel, objet de tes rêveries d’enfant, gronde, déborde de son lit et se précipite sur les gigantesques voûtes, sur les ravins profonds qui enserrent son cours. Les bruits assourdissants, la violence de l’écume, font trembler ta fenêtre d’où, perché sur le lit à baldaquin — le lit doré de ton grand-père — tu suis le mouvement infatigable des eaux, en imaginant ton héros de bandes dessinées Blek Le Roc descendre le Mississippi en pirogue indienne. Plus tard, Rimbaud dans son Bateau ivre, que Madame Jevackini vous faisait apprendre par cœur à l’école Voltaire.
Puis tu te mis à recopier toutes les descriptions du Rhumel dans les livres: « Resserré entre les parois rocheuses aux tons de rouille, le Rhumel coule des eaux jaunâtres», (Henriette Célarié) ! «Le fantastique dressée sur son rocher entourée des gorges du Rhumel qui l’enserrent et le protègent». (Guy de Maupassant); - «Constantine, l’étrange, gardée par un serpent, le Rhumel, qui roulerait à ses pieds.» (Alexandre Dumas).
Des dictées, des récitations. Mais tu préférais plutôt les légendes qui couraient sur ton fleuve. Ce qui se contait les nuits de veillée : l’épouvantable grotte de Kef-chkara qu’enjambe le pont du Diable, d’où le bey précipitait dans des sacs à blé les mutins, les traîtres et les femmes adultères; le Vautour noir dont l’œuf serait le rocher qui a fondé la ville — la seule ville au monde, dit-on, où les hommes peuvent regarder les aigles voler de dos, mais surtout, oh! surtout les descriptions dans Nedjma !
Tu scrutes, impatient, le ravin, cherchant l’arbre de Judée violet, le mimosa scintillant d’or, le grenadier au fruit gorgé de rubis, dont Sidi Brahim vous apprit à l’école coranique que c’était un fruit du paradis. »

Tu frances bien !
Texte universel, savoureux que tous les natifs de "là-bas" peuvent prendre à leur compte :
« C'est au cours des leçons d'histoire que les choses ont dû se compliquer. Je passe sur ces ancêtres dont on nous affublait, car personne n'y croyait trop, pas plus les juifs et les Arabes que ces Européens, maltais ou espagnols. La sonorité de nos noms, lors de l'appel en classe, attestait que nous ne descendions pas des Gaulois. »

Les dix autres nouvelles, vous les découvrirez en lisant ce très bon livre. Ne vous contentez pas de ces quelques extraits très subjectifs, ce serait dommage !

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