mardi 12 août 2008

Mahmoud Darwich : il est mort le poète...


C'était un très grand poète, le chantre de la cause palestinienne. La maladie l'a vaincu, lui qui était toujours debout, droit dans ses bottes.

La presse algérienne lui rend hommage.


MAHMOUD DERWICH
Il est mort le poète!
12 Août 2008 - Page : 12


Est-ce le sort qui veut qu’à chaque fois je m’engage dans une épreuve aussi difficile que celle-ci pour pleurer la disparition d’un de mes frères de combat ou d’un de mes nombreux amis avec lesquels j’ai eu de grands souvenirs au cours de nos passionnantes missions pour le devenir de notre pays ou de notre communauté arabe?

Il n’y a pas si longtemps, j’ai eu à évoquer le souvenir d’un éminent moudjahid..., j’ai pleuré sincèrement Mohamed Merzougui, ce militant hors du commun qui avait érigé le sacrifice en vertu cardinale. Bien avant lui, Yasser Arafat, qui a su imprimer à la révolution palestinienne la volonté d’aller jusqu’au bout à travers une Intifadha historique, et, peu après, Georges Habache qui a constamment vécu avec une passion de nationaliste impénitent. Aujourd’hui, ce même sort, me tient pour responsable devant l’Histoire et me contraint à rédiger, à l’intention des jeunes, un «petit quelque chose» sur mon ami, que dis-je, sur mon frère Mahmoud Derwich, qui vient de rendre l’âme en ce 9 août 2008, dans un hôpital au Texas, loin de sa terre natale, alors qu’il luttait pour la survie ou..., plus exactement, pour continuer son combat.
Ainsi, j’ose m’exprimer avec la douleur qui m’étreint, pour pleurer mon frère Mahmoud Derwich qui vient de s’éteindre après soixante-sept ans de combat légitime, un combat auquel il a donné le meilleur de lui-même, en s’engageant corps et âme dans une bataille qui lui a été imposée depuis sa naissance dans une terre qui a été ravie aux Palestiniens depuis 1948 par les soudards sionistes, au nom d’un concept insidieux et inacceptable. Ainsi, le chantre de Palestine qui a toujours repoussé cette occupation en revendiquant, dans ses vers, avec la noblesse et la saveur poétiques, la liberté et la souveraineté de son pays, vient de rendre l’âme au Tout-Puissant, pour laisser d’autres, des milliers d’autres Derwich, poursuivre son sacrifice pour lequel il a toujours vécu, en refusant le fait accompli sur «sa terre, ses rivages, sa mer, son blé, son sel et ses blessures...» Et pourquoi ne pas écrire, pardon ne pas évacuer de mon sein, ce qui m’adjure de sortir pour être su par les jeunes qui ont tant besoin de repères pour apprendre la vie, pour prendre conscience à partir du combat de leurs aînés. Et Mahmoud Derwich est, en effet, cet exemple de courage, d’abnégation et de profonde sincérité. Il écrivait pour la Palestine, affirmait notre ami commun, le regretté Hussein Mroué, «comme chante un amant. Pour ses amours de chair comme qui cherche sa patrie. Pour la poésie comme si elle était la patrie, l’amante et l’identité. A chaque fois, il écrit comme s’il était, lui-même, la joie de l’amant et sa douleur, la sueur et les halètements de celui qui court en quête de patrie...Et c’est ainsi que jamais la métamorphose ne s’arrête et que Mahmoud n’en finit pas d’arpenter les frontières du renouveau.» Que c’est joliment dit! Franchement, un témoignage éloquent. Et comment ne l’est-il pas quand Mahmoud déversait ses bouquets de beauté poétique devant les impénitents colonisateurs? Voyons ce poème écrit en 1988, qui a fait couler tant d’encre en Israël et devant les membres de la Knesset:

Vous qui passez parmi les paroles passagères
Portez vos noms et partez
Retirez vos heures de notre temps, partez...
Extorquez ce que vous voulez
Du bleu du ciel et du sable de la mémoire
Prenez les photos que vous voulez, pour savoir
Que vous ne saurez pas comment les pierres de notre terre
Bâtissent le toit du ciel.

Mais ce langage, selon Mahmoud Derwich, les Israéliens le comprennent-ils? Non! Ils ne peuvent le comprendre car ils sont façonnés dans un moule -pardon, ils sont élevés dans une propagande- qui les laissent comprendre que «Le monde entier est contre eux», un autre alibi qui est devenu la spécificité d’Israël et la condition de son existence.

Ce en quoi, il a répondu un jour, froidement, courageusement, placidement, par deux phrases qui n’étaient pas composées dans le style de la poésie, mais qui attiraient plus encore, du fait qu’elles s’inscrivaient dans le chapitre de ces répliques de fortes magnitudes: «Les Israéliens poseraient-ils comme condition de la paix avec les Palestiniens que ces derniers tombent d’abord amoureux d’eux? Dans ce cas, nous risquons d’attendre longtemps, très longtemps.»

Mais avant de continuer sur l’oeuvre de ce géant de la littérature arabe combattante, disons aux jeunes de chez nous, cette génération qui doit prendre exemple sur ces Hommes d’envergure, sur ces défenseurs obstinés de justes causes, ce que fut Mahmoud Derwich, dans sa vie, dans son cheminement politique, dans sa lutte antisioniste, dans ses campagnes pour l’émancipation de son peuple de Palestine.C’est pour cela que je vais dire l’essentiel le concernant, en quelques phrases, non sans ce «préjugé» de l’ami, plutôt du frère de combat, comme il me plaît à le qualifier, car ayant été souvent côte à côte dans plusieurs rencontres internationales, dont les Conférences, les Congrès, les Colloques, les Symposiums, les Festivals, où il nous était donné de mener, tambour battant, cette lutte pour les principes que s’imposaient nos deux révolutions pour rétablir le peuple palestinien dans ses droits inaliénables.

Ce fut du temps où le front anti-impérialiste avait encore sa raison d’exister dans un monde où les «Grands» prônaient l’essence d’une «liberté bien étrange», comme disait quelqu’un bien de chez nous. Ce monde, en réalité, «ne ressemble guère à l’espace où l’on croyait contribuer à créer en participant à la guerre, un monde fraternel et solidaire, un monde généreux...» C’était du temps où notre pays soutenait indéfectiblement la justice, le droit des peuples qui menaient un combat libérateur contre le colonialisme, le néocolonialisme, l’impérialisme, le sionisme, l’apartheid et la ségrégation raciale dans d’autres continents à travers le monde.L’exil en 1948
Mahmoud Derwich naquit en 1941 dans une famille modeste de petits propriétaires terriens qui se virent spoliés en 1948 et chassés de leurs terres. Sa famille, composée de quatre frères et trois soeurs, se réfugia au Liban momentanément avant de revenir en Palestine occupée pour s’y installer clandestinement à Deïr El Assad, car leur village d’origine ayant été complètement rasé par les Israéliens qui aménagèrent sur le site des structures pour installer une colonie de peuplement. Entre-temps, Mahmoud Derwich ne pouvait interrompre ses études primaires. Assidu et studieux, il les continua dans le village de Deïr El-Assad, tout en vivant les affres de cette menace constante qu’un jour sa famille serait chassée une deuxième fois par les autorités sionistes. Plus tard, il finit ses études secondaires à Kafr Yasif, une ville située tout près de Jdeideh au nord de la ville de Galilée. De là, le jeune Mahmoud, plein de bonnes dispositions littéraires, partit à Haïfa où il publia, en 1960, alors qu’il n’avait que dix-neuf ans, son premier recueil de poésie ‘Açafir bila ajniha (Oiseaux sans ailes).

Ayant terminé ses études secondaires, il s’engagea dans la poésie et l’écriture d’articles ayant trait à la difficile situation de son peuple sous le joug d’un colonialisme affreux, impitoyable. Des poèmes et des articles virent le jour dans des journaux et magazines comme El-Ittihad et El-Jadid. Il deviendra, plus tard, rédacteur de ce dernier journal... En 1961, et sans aucun complexe, et en son âme et conscience - hier, nous voyions cet acte d’un mauvais oeil, même si nos compatriotes algériens ont fait de même avec le PCF avant notre révolution -, il rejoignit secrètement le Parti Communiste d’Israël, le «Rakah», pensant que c’était la bonne formule de militer concrètement contre l’ennemi à l’intérieur de ses rangs. «C’était pour moi, une forme de combat», m’avoua-t-il un jour, au cours d’une discussion passionnée autour de ce point. C’est à cet âge que commença son véritable combat, un combat inlassable, sans répit, un combat qui le fera connaître à travers la Palestine et même dans le monde. Il sera reconnu comme une «voix de la résistance palestinienne» grâce à son autre recueil Awraq Ez-zeytun (Feuilles d’olivier). Ce recueil sera suivi par l’ensemble de la jeunesse arabe et deviendra son hymne. C’est la consécration de Mahmoud Derwich car il sera très populaire, notamment avec le poème Carte d’Identité dont je suis heureux de présenter aux jeunes, qui le connaissent déjà, je n’en doute pas, la première strophe qui est significative à plus d’un titre :

Inscris!En tête du premier feuillet
Que je n’ai pas de haine pour les hommes
Que je n’assaille personne mais que Si j’ai faim
Je mange la chair de mon Usurpateur
Gare! Gare! Gare
À ma fureur!

Ces écrits, sous forme d’appels, ne passent pas inaperçus chez les sionistes qui craignent énormément les gens de lettres et du savoir. Ceux-là leur font plus de mal par l’éloquence de leurs mots que les balles des Kalachnikovs ou les pierres de ces enfants, Awled el-hidjara, qui n’ont d’autres alternatives que ce moyen de refuser leur effrayante condition. Ainsi, en choisissant cette forme de lutte, il révèle par des vers habilement conçus une tout autre réalité du rapport: le combat des Palestiniens et l’hégémonie d’Israël.

Pour cela, il sera plusieurs fois inquiété, voire emprisonné, pour sa production littéraire et ses activités politiques entre 1961 et 1967. Mais Mahmoud Derwich, ne désempare pas. Il part en 1970 étudier à Moscou, où il aura de nombreux autres contacts avec les Komsomols et même le Pcus qui, du temps de l’Union soviétique, était un solide allié des Palestiniens. Ensuite, il revient au Caire pour collaborer au fameux quotidien El Ahram et militer dans la ferveur du panarabisme qui avait encore droit de cité dans cette capitale qui se pointait comme le phare du monde arabe ou Oum Ed-dounia, selon l’«orgueil» de nos frères égyptiens.

Il revient à Beyrouth, dans ce carrefour du Moyen-Orient, pour militer aux côtés des grands dirigeants de l’OLP qui élisaient domicile et, en même temps, pour diriger le fameux mensuel Shu’un Filistiniyya, (Les affaires palestiniennes). Il fut également rédacteur en chef au «Centre de recherche Palestinien», un centre qui a énormément progressé et présenté de sérieuses études grâce à lui et aux compétences avérées d’excellents cadres qui s’y trouvaient. Là, Mahmoud Derwich rejoint l’OLP en 1973 et, bien plus tard, en 1981, il crée le journal littéraire El-Karmel et devient son rédacteur en chef. Au cours de sa présence à Beyrouth, il eut le plaisir de connaître un autre géant de la poésie palestinienne, j’ai nommé le militant Kamel ‘Oudouane, celui qui, avec Kamel Nacer, ont péri dans cette même capitale en 1974, lâchement assassinés par un commando sioniste. Et dire que je devais être avec eux ce soir-là, pour faire le trio des Kamel, s’il n’y avait cette correspondance, quelques heures avant, sur Baghdad où je devais représenter l’Algérie au Sommet de L’Ospaa. Cela est une autre chronique..., avec mes frères les Palestiniens!1982. Beyrouth est assiégée par les Israéliens. Les Libanais et les Palestiniens combattent contre un ennemi solidement armé et soutenu par les grandes puissances. L’armée sioniste essayait de faire fuir l’OLP de la ville. Et Mahmoud Derwich relatera cette résistance libano-palestinienne dans Qacidat Beyrouth et, tout de suite après la fin du siège par la sortie des Palestiniens, il repartira pour l’exil au Caire, à Tunis et ensuite à Paris. Son militantisme ne cessera pas. Bien au contraire, il redoubla d’effort et les nombreux événements qu’ont connus la Palestine et le monde arabe, l’obligèrent à accepter sa place parmi les grands dirigeants de son pays, au Comité exécutif de l’OLP, en 1987. Il fut également Président de l’Union des écrivains palestiniens. Deux éminentes charges pour celui qui connaît la valeur de la responsabilité et du militantisme. Cependant, Mahmoud Derwich n’était pas de ceux qui jouaient les conciliateurs et les vaporeux transitoires car, après les Accords d’Oslo du 13 septembre 1993, il quitta l’OLP en guise de protestation contre l’attitude «accommodante», disait-il, de son Organisation dans les négociations. Ainsi, en «préférant une paix mais une paix juste», il devait rencontrer des problèmes après avoir déclaré son refus de ces accords.

«Tout a été ambigu nous concernant. Tout doit être clair et calculé minutieusement dans les accords entre les pays, et ce n’était pas le cas pour les accords d’Oslo», précisait-il en les contestant, d’ailleurs, comme son ami, l’autre Palestinien, l’intellectuel et le philosophe Edward Saïd, pour lequel il signe tout un poème dédié à son âme, à cette voix révolutionnaire. Mahmoud Derwich aimait beaucoup Edward Saïd, cet ancien membre du Conseil national palestinien qui a fait mettre en pratique sa conception du rôle de l’intellectuel, chargé de «déterrer les vérités oubliées, d’établir les connexions que l’on s’acharne à gommer et d’évoquer des alternatives». Ce même philosophe, ne disait-il pas, sur les ondes de la BBC en 1993: «Le choix majeur auquel l’intellectuel est confronté est le suivant: soit s’allier à la stabilité des vainqueurs et des dominateurs, soit - et c’est le chemin le plus difficile - considérer cette stabilité comme alarmante, une situation qui menace les faibles et les perdants de totale extinction.» En effet, il l’aimait beaucoup. Ne disait-il pas à son égard: «Edward Saïd est un intellectuel universel d’origine arabe; la force de Saïd est qu’il est le produit de la culture occidentale et il est l’un des pionniers qui ont fait la critique de la culture occidentale»?

De retour en Palestine en 1995, pour rendre visite à sa mère, il eut une inestimable occasion d’assister aux funérailles de l’écrivain Émile Habibi, son ami également. Ensuite, il reçut des autorités israéliennes une autorisation de séjour pour s’installer à Ramallah où il demeura jusqu’en 2002, auprès de l’Autorité palestinienne. Ainsi, Mahmoud Derwich continua son militantisme pour la Palestine malgré ses problèmes de santé et l’opacité de la situation sur tous les plans, interne et externe, jusqu’à sa mort en ce 9 août de 2008 au «Mémorial Hermann-Texas Médical Center» à Houston où il avait été admis.

Une question fort intéressante, bien sûr! D’ailleurs, ce bref rappel d’un cheminement politique nous laisse présager une vie remplie de bonnes oeuvres, pour ne pas dire d’oeuvres immortelles. En effet, le poète est mort..., c’est quelque chose qui disparaît. Mais ses livres resteront...Ses poésies lui survivront longtemps, très longtemps, tant est si bien que son nom va continuer à briller dans le ciel du patrimoine culturel arabe. Ce qui manquera, peut-être, et là je rejoins un des chroniqueurs d’un important journal étranger qui écrivait, dès l’annonce de sa mort: «Ce qui nous manquera, c’est sa voix, ce grain unique assorti d’un regard porteur d’une vision», auquel j’ajouterai, pour ma part, «mais également d’une conception de combat, d’un message pour les générations futures qui doivent se débarrasser de toutes les contradictions et des luttes intestines, pour aller de l’avant dans le sens du concret et de la réussite, afin d’activer l’instauration de ce climat de paix tant attendu en Palestine.»

Que laisse-t-il ?

Mahmoud Derwich laisse une oeuvre essentiellement poétique, combattante, qui représente une véritable lutte pour la liberté, un authentique mouvement d’une terre, une sincère complexion d’un peuple, d’une culture en même temps qu’une tentative audacieuse de conception littéraire. Elle est faite pour la Palestine, uniquement pour la Palestine, avec ses contours de démocratie, de respect d’autrui et de rapprochement entre les différentes communautés qui vivent sur cette terre, longtemps martyrisée par la bêtise humaine, dont le sioniste en est le principal vecteur de dissension. «La solitude et le désarroi de l’exil exprimés côtoient l’acceptation noble et courageuse où le désespoir profond devient générateur de création, porteur d’une charge poétique intense», ajoutent d’autres écrivains qui viennent témoigner leur douleur pour la disparition de ce monument de l’histoire de la littérature engagée, de cette voix de la liberté et de l’espoir.Il laisse ces splendides «vers d’exil», écrits dans la beauté de la langue arabe qui a fait de la poésie une matière noble et qui, en pareilles circonstances, celles de l’occupation d’un légendaire pays comme la Palestine, se transforme en fusils contre toutes les barbaries. Je parle de vers ou de ces poésies d’exil, car mon frère Mahmoud avait constamment sur les lèvres le terme «exil». Et je le comprenais aisément quand je savais qu’il était sorti tout jeune de sa Galilée mythique pour «habiter dans une valise», selon ses propres termes...,des termes justes qu’il lançait à ses indus-occupants qui sont constamment comblés de sollicitude par les gendarmes du monde qui les ont installés, sur cette terre, en dépossédant les véritables locataires, au détriment du droit international. N’écrivait-il pas à son autre ami, Samih El Kessem, resté là-bas en Palestine, alors que lui était en exil, ces sentences impressionnantes, dans un style plein de sensibilité et d’émouvante nostalgie? Je cite: «Un lieu, je veux un lieu! Je veux un lieu à la place du lieu pour revenir à moi-même, pour poser mon papier sur un bois plus dur, pour écrire une plus longue lettre, pour accrocher au mur un tableau, pour ranger mes vêtements, pour te donner mon adresse, pour faire pousser de la menthe, pour attendre la pluie. Celui qui n’a pas de lieu n’a pas non plus de saisons. Pourras-tu me transmettre l’odeur de notre automne dans tes lettres? Emmène-moi là-bas, s’il reste encore une place pour moi dans le mirage figé. Emmène-moi vers les effluves de senteurs que je respire sur les écrans, sur le papier, au téléphone...»

Enfin, il disait, dans ce chapitre douloureux, qui n’accorde aucune circonstance atténuante à ceux qui ont spolié et chassé tout un peuple..., il leur disait sans rien perdre de sa verve ni de son engagement vis-à-vis de son pays, de sa lutte légitime: «Celui qui m’a changé en exilé m’a changé en bombe...Palestine est devenue mille corps mouvants sillonnant les rues du monde, chantant le chant de la mort, car le nouveau Christ, descendu de sa croix, porta bâton et sortit de Palestine.» Des expressions pleines d’amertume, mais serties quelquefois ou souvent de cette magnanimité qui lui donnait cette explication politique au travers de belles paroles, tant sur le plan du verbe que de la musique..., une explication qui démontrait, entre autre, ses talents de diplomate et la sincérité du propos vis-à-vis de circonstances imposées à ce peuple de Palestine qui n’a pas cessé d’endurer les affres d’une occupation aveugle? N’en démontre que cette déclaration: «Le sarcasme m’aide à surmonter la dureté de la réalité que nous vivons, à apaiser la douleur des cicatrices et à faire sourire les gens.» Et de continuer en tirant son épingle du jeu, pour ne pas être pris pour ce qu’il n’était pas et considéré comme un insatiable «terroriste», terme si cher à ceux qui ont en aversion le combat légitime des peuples: «L’Histoire se moque autant de la victime que de l’agresseur.»

Enfin, et malgré tout, Mahmoud Derwich, le poète, l’écrivain, le penseur, le philosophe, le combattant et l’intellectuel, vivait d’espoir comme vivent, jusqu’à aujourd’hui, ces millions de Palestiniens et d’Arabes - lesquels ont foi en cette cause centrale qu’on appelle la Palestine - et le montrait manifestement, sans rougir d’émotion, et encore moins sans complaisance. Il s’exprimait dans la clarté la plus absolue: «Nous souffrons d’un mal incurable qui s’appelle l’espoir. Espoir de libération et d’indépendance. Espoir d’une vie normale où nous ne serons ni héros, ni victimes. Espoir de voir nos enfants aller sans danger à l’école. Espoir pour une femme enceinte de donner naissance à un bébé vivant, dans un hôpital, et pas à un enfant mort devant un poste de contrôle militaire. Espoir que nos poètes verront la beauté de la couleur rouge dans les roses plutôt que dans le sang. Espoir que cette terre retrouvera son nom original: terre d’amour et de paix. Merci pour porter avec nous le fardeau de cet espoir.»

Il laisse concrètement un nom, une effigie sur l’ensemble de ses oeuvres, une marque indélébile de bonnes manières, il laisse ces belles paroles reprises aujourd’hui par mon autre ami, Marcel Khalifé et tant d’autres chanteurs arabes. Il laisse une bibliothèque où doivent aller, pour s’abreuver, tous les jeunes en quête de savoir et d’éducation patriotique et civique. Il laisse Les Feuilles d’olivier, Un amoureux de Palestine, La fin de la nuit, Journal d’une blessure palestinienne, Les oiseaux meurent en Galilée, ceux-là, parmi ses premiers recueils. Il laisse également: «C’est son image et c’est le suicide de son amant», Ode à Beyrouth, Une eulogie pour le grand fantôme, une anthologie Rien qu’une autre année, Palestine, mon pays: l’affaire du poème et d’autres oeuvres rédigées pendant son exil parisien dont La terre nous est étroite, et autres poèmes, chez Gallimard en 2000, Le lit de l’étrangère, chez Arles, Actes Sud, en 2000, Murale, chez Arles, Actes Sud, en 2003, Etat de siège, chez Paris Sindbad/Actes Sud, en 2004 et Ne t’excuse pas, chez Paris Sindbad/Actes Sud, en 2006.

Ce que je reproduis là, ne sont pas toutes ses oeuvres qui sont bien plus nombreuses, heureusement. Mais je les rappelle modestement, en fonction de sa simplicité et de sa candeur qui ont été toujours inégalables. «Parfois, je me sens encore un poète amateur et parfois je me sens un vrai professionnel, un jongleur de mots. Je vis entre ces deux sensations qui me permettent d’innover et de continuer», affirme-t-il dans un style dépourvu de faux-fuyant et d’hypocrisie. En tout cas, pour nous et pour le monde entier, ce monde qui apprécie les belles lettres et les superbes tournures qui reflètent la sincérité et l’honnêteté du barde palestinien, Mahmoud Derwich restera le «poète universel, il restera un monument-phare de la poésie arabe contemporaine, la figure de proue de la Cause palestinienne.»Dans sa poésie au lyrisme tempétueux, malgré lui d’ailleurs, puisqu’il se proclamait en faveur de poésies mesurées, le rythme ne quittait jamais son écriture. Et puis, comme le confirmait Hussein Mroué, déjà cité, «il y a le plus éclatant, le lyrisme des images. Dans le texte derwichien, les images se déploient sur deux axes convergents: celui de l’image en elle-même, comme valeur esthétique propre et relativement autonome et celui de sa fonction dans la complétude du poème.» Tout cela, bien évidemment, parce que la poésie de Mahmoud Derwich est née dans l’impétuosité de la lutte pour l’avenir et le devenir de la Palestine, elle est née d’un événement singulier et propre à imprimer dans l’esprit du jeune, qui deviendra un poète virtuose, ce bouillonnement, cette musique intérieure et ce rythme qui ne le quitteront jamais..., jusqu’à sa mort.

Ainsi était mon frère Mahmoud Derwich et ainsi restera gravé son souvenir dans nos coeurs et en Palestine, dans cette terre qui vit encore les affres de la colonisation sioniste d’une part, et les mouvements convulsifs de la mésentente, à partir de luttes fraternelles, d’autre part. Il est parti joyeux peut-être d’avoir accompli son devoir, mais il est parti quand même avec cette aigreur qu’ont tous les authentiques révolutionnaires, qui se demandent, tout comme lui de son vivant: «Le Monde arabe, la douleur! La défaite de 1967, le blocus de Beyrouth en 1982, la guerre contre l’Irak et la conjoncture actuelle où vit le Monde arabe...Dans cette déchirure, peut-on encore espérer?»

Dors en paix Mahmoud, ce que je peux te dire, pour l’instant, c’est que l’avenir, les jeunes Arabes et la Palestine ne t’oublieront jamais !

(*) Ancien ministre et ex-ambassadeur
Kamel BOUCHAMA (*)

dimanche 3 août 2008

L'Algérie touristique : Constantine et Jijel

UncleFOFI est Né à Jijel en 1985, comédien et diplômé en communication et commerce, il continue son cheminement artistico-médiatique à Montréal.

C'est dans ce cadre qu'il a réalisé ces deux vidéos pour faire la promotion et la présentation de cette région qui l'a vu grandir d'été en été, des routes entre ces 3 villes mythiques de son pays : Qacentina (Constantine aussi applée Cirta), Jijel et Bejaia.

Il est actuellement en pourparler avec l'ENTV pour la diffusion de ce reportage, mais ce sera très certainement dans le courant de l'année scolaire 2008-2009 qu'il devrait être programmé.

En attendant, il est sur le Web et "Ksentina" ne peut manquer cette occasion de faire connaïtre le plus largement possible la destination Algérie.

L'ensemble des vidéos de UncleFOFI sont accessibles à cette page : http://www.dailymotion.com/UncleFOFI/1

Ces deux vidéos " sont libres de droits bien entendu puisque le film est déjà en ligne " nous confie le talentueux auteur.



Bon visionnage !

Yahia

mardi 22 juillet 2008

Algérie-News s'en prend à Nassira Belloula

Une atteinte de plus à la liberté d'expression
et au respect des droits de la personne

Nassira Belloula (essayiste, romancière, poétesse) a rédigé un article sur Taslima Nasreen : « Être femme au Bangladesh » qui a été publié dans le quotidien Algérie news en date du 30 juin 2008 avec l'approbation de la rédaction en chef.

C'est après sa publication que le directeur délégué lui a demandé des explications quant au choix de cet article et pourquoi l'avoir écrit. Voyant que la discussion devenait stérile avec lui, Nassira Belloula a préféré quitter son bureau. L'incident aurait pu être clos. Or, il n'a pas fait mieux que de la suivre dans les couloirs du journal, tenant à son encontre des propos menaçants et pour le moins désobligeants.

Parce que nul n'a le droit d'user de violence, d'abus, d'intimidations, de vulgarité, surtout pas dans un lieu qui fait sienne la lutte pour la liberté d'expression et prône le respect des valeurs démocratiques, des membres du forum de DzLit, le forum de la littérature algérienne, ont décidé de lui porter un soutien inconditionnel, au nom non seulement de la liberté d'expression mais aussi du respect des droits de la personne (quelque soit la personne).

« Nul n'a le droit d'user de violence, d'abus, d'intimidations, de vulgarité, surtout pas dans un
lieu qui fait sienne la lutte pour la liberté d'expression et prône le respect des valeurs démocratiques. Merci à tous. »
Nassira Belloula


Texte de la pétition
Soutien à Nassira Belloula

Nassira Belloula, essayiste, romancière, poétesse, a été mise à la porte de son journal.
Ce lundi 30 juin 2008, la journaliste a été prise à partie par le directeur délégué du quotidien Algérie news qui lui reprochait le choix de Taslima Nasrine comme sujet d’article publié dans ce journal. Elle lui demande alors des explications ce qui déclenche la fureur du responsable. Nassira décide de quitter les lieux sans réussir à calmer le directeur qui la poursuivra dans les couloirs en hurlant des invectives et des menaces, sous le regard du personnel alerté par les cris.

Comment comprendre qu'une décision aussi grave qu'un renvoi puisse être prise d'une manière aussi brutale par une personne en colère ? Le contenu de l'article ne peut en aucun cas justifier ou expliquer l'arbitraire et le comportement agressif et humiliant car il suffisait de le refuser.

La journaliste et la femme, bafouée dans ses droits les plus élémentaires à l'expression et au respect de la personne humaine est encore sous le choc.

Membres du forum DzLit Signataires

1. Max Véga-Ritter
2. Lounès Ramdani
3. Jean-Michel Pascal
4. Fatiha Nesrine
5. Maklouf Bouaich
6. Karim Diff
7. Djamel Mati
8. Azzedine G.Mansour
9. Hamid GASMI
10. Maria Teresa Garcia de la Noceda
11. Krimo Bouaou
12. Nassima Touisi
13. Nadia Sebkhi
14. Rabah Driouch
15. Olivès Hafida
16. Nadia Ben Hassen
17. Sid Ali Sakhri
18. Graïne Yassemine
19. Zaki-Fouad AZOUZ
20. Hassain Daouadji Dalila
21. Françoise Soler
22. Abderrahmane Rebahi
23. Khorsi Fadhéla
24. Habib Ayyoub
25. Leila Chaker
26. Nadia Djema
27. Massinissa Benlakehal
28. Azzedine Hamadouche
29. Mohand Yousfi
30. Isabelle Plasseraud, aide-soignante
31. Boussaad Bouaich, étudiant - chercheur INALCO
32. Maya Hadda, femme au foyer
33. Rahim Bouaich, dignostiqueur immobilier
34. Sarah Saouel, étudiante
35. Taoues Djema, assistante
36. Samia Azggagh, correspondante QSE
37. Said Idjouadiene, assistant d'éducation
38. Fatiha
39. Hamid
40. Nassima
41. Djamel
42. Fadhéla
43. Fouad
44. Razik Zouaoui, enseignant (professeur de collège)
45. Maryline
46. Nasredine

La pétition est en ligne sur : http://www.mesopinions.com/

Signez la massivement en allant sur le site ci-dessus ou en faisant un copié/collé du texte de la pétition en y ajoutant vos noms et prénoms et en l'adressant à Makhlouf Bouaïch ou à Max Véga-Ritter.

Merci pour Nassira, pour la Presse libre en Algérie, pour le respect de la dignité humaine.

vendredi 11 juillet 2008

Fanny Colonna et Christelle Taraud, « La minorité européenne d’Algérie (1830-1962) : inégalités entre « nationalités »


Intervention de Fanny Conna et Christelle Taraud


colloque de L’ENS LSH – Lyon Juin 2006


Visionner la vidéo de la communication
de Fany Colonna et Christelle Taraud


Fanny Colonna et Christelle Taraud, « La minorité européenne d’Algérie (1830-1962) : inégalités entre « nationalités », résistances à la francisation et conséquences sur les relations avec la majorité musulmane », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007« Les guerres sont faites pour être gagnées. Or, celle-ci, nous l’avons perdue. »



(Enfants de collabos, film, France 2, 11 juin 2000)


« Aussi n’est-il pas excessif de soutenir que les Français d’Algérie n’ont pas perdu, contrairement à ce qu’ils croient pour la plupart, la guerre contre les Indépendantistes mais que, au fil d’une suite de bifurcations insues (dont quelques acteurs chaque fois étaient conscients), ils ont perdu une série de batailles et finalement une vraie guerre contre le système colonial lui-même. Car, tout comme le peuple soumis, ils ont été eux-mêmes soumis à la loi du système, lequel d’ailleurs s’inventait au coup par coup et non selon un plan à long terme machiavélique. »
(Fanny Colonna, séminaire, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-en-Provence, 2000

Introduction
L
iant sociologie et anthropologie historiques, ce travail sur les Européens du Maghreb, commencé depuis presque deux ans maintenant[1] croise clairement un certain nombre de demandes présentes dans le texte de présentation de ce colloque : son appel à l’ensemble des disciplines des sciences sociales et donc à l’interdisciplinarité ; son regret de l’entropie franco-française et franco-algérienne et son désir d’y intercaler les travaux de collègues non-francophones et en particulier anglophones. Il semble en effet évident, à la lecture d’un certain nombre d’ouvrages, que le renouvellement des problématiques, dans une perspective interdisciplinaire vivifiante, est en cours. Ainsi, Julia Clancy-Smith tout en nous proposant une critique très historienne de « cette approche binaire entre les deux catégories mutuellement exclusives de rulers and ruleds, de colonisés et de colonisateurs ; de cette curieusement monotone discussion a/s de la rencontre coloniale où il n’y aurait d’espace discursif que pour une Europe monolithique engagée contre des “natives” également monolithiques [...] » nous rappelle cependant, dans le même temps, que le peuplement européen en Tunisie et en Algérie « n’a jamais constitué une seule communauté mais plutôt, une mosaïque querelleuse et sans règles, de groupes en compétition porteurs de normes culturelles dissemblables et jouissant de privilèges politiques différents ». De la même manière, elle parle de « la complexe intégration des peuples méditerranéens, “colonies dans la colonie” » et du fait que les principaux cultural brokers entre l’Europe et le Maghreb furent ces Méditerranéens transplantés - souvent très pauvres - durant l’épisode colonial[2]. Ce que moult recherches microhistoriques sur le local et sur les villes algériennes tendent à confirmer aujourd’hui.



Les Français d’Algérie, une histoire « illégitime »
Un constat tout d’abord, en apparence seulement hors sujet : même si la production de fictions littéraires sur l’Algérie coloniale est pléthorique, elle manque cruellement de grandes œuvres à portée universelle. Aucun texte, par exemple, de l’envergure d’Autant en emporte le vent. Les quatre romans de Jules Roy sur le xixe siècle n’en tiennent malheureusement pas lieu. Les grands événements qui auraient pu faire « épreuve » comme les deux conflits mondiaux n’en ont pas produit non plus alors, qu’en contrepoint, on trouve le chef-d’œuvre de Tsirskas - Cités à la dérives - sur l’engagement - raté - de la communauté grecque d’Égypte face à la progression des Italiens et des Allemands au Moyen-Orient. Albert Camus aurait pu prétendre, pour l’Algérie, à occuper cette place mais, en relisant Le premier homme, on se dit que ce texte, très émouvant, reste - tant l’invention des personnages algériens proprement dits est maladroite et artificielle - une esquisse incomplète. Ce constat révèle, selon nous, un symptôme important : cent trente ans d’algérianité n’ont pas produit un véritable univers de chair et de sang qui, comme les romans russes du xixe siècle ou ceux, plus proches de nous, de la communauté blanche d’Afrique du Sud ou de Rhodésie[3], soit capable de parler en même temps au-delà de ses propres frontières et sur ses propres limites.

Ce constat peut, par ailleurs, se lire sur fond d’ignorance - laquelle est rarement évoquée en tant que telle. On sait, en effet, réellement très peu de chose, en termes problématisés, sur les Français d’Algérie en tant que société(s) - sans doute faut-il ici parler au pluriel, on verra plus loin pourquoi - malgré l’énorme masse bibliographique, tous genres confondus, fictions et essais, que la fracture de 1962 a déclenchée depuis les pages archischématiques que Pierre Bourdieu consacre à ces Français, en 1961, dans sa Sociologie de l’Algérie[4], sorte de vision au téléobjectif dépourvue d’empathie et de sens de la diversité dont il fait pourtant montre pour les « autochtones » - pensés comme Kabyles, Chaouias, Mozabites, Arabophones, etc. ; à la légèreté incroyable d’un chapitre d’ouvrage intitulé « Cultures et métissages en Algérie », paru en 2005 chez L’Harmattan, dans lequel les Européens d’Algérie sont rattachés à une « identité orpheline » - sur le modèle de la « maladie orpheline », c’est-à-dire « génétique, inclassable et condamnée à une issue fatale »[5]. On peut difficilement mieux trahir un inconscient darwinien ! Entre ces deux tentatives, pas totalement isolées[6], aucune preuve d’une réelle avancée, y compris sur la question centrale de cette ignorance qui n’a pas non plus gagné en consistance. Une ignorance qui rend pourtant pathétique et inutile tout le travail d’autojustification et de dénégation que charrie justement la masse bibliographique évoquée à l’instant. Cette « masse » qui rend sourd, sceptique, incrédule, désarmé au mieux parfois, mais qui résiste de plus en plus mal aux arguments et fragments de vie que les témoignages véhiculent. Ces deux symptômes - littéraire et sociologique - ne seraient en fait, que les deux faces occultées d’un même problème. Ils parlent, tous les deux, d’un « peuple » devenu ou rendu « illégitime » aux yeux du monde mais aussi à ses propres yeux. Il sera donc question ici d’une histoire « illégitime », de « bons » et de « mauvais “objets” » et, d’abord, d’une double illégitimité, politique et historiographique.



Il y a en effet, concernant l’Algérie tout du moins[7], une histoire légitime, celle des Algériens, dans l’acception actuelle du mot. Encore bien lacunaire, très dominée par des paradigmes politiques et même policiers, par la tyrannie des sources officielles, par des périodisations imposées, par la désaffection actuelle de l’objet Maghreb en faveur du Moyen-Orient, cette histoire légitime se renouvelle pourtant à grands pas grâce à des travaux discrets et de qualité. Si on ne considère que les xixe et xxe siècles et le seul point de vue de la légitimité « politique » - jamais négligeable en histoire - on peut dire que cette histoire tient sa force passée, présente et à venir de ce qu’elle se donne justement comme tache d’approfondir les formes de la violence coloniale faite au(x) peuple(s) conquis, y compris dans ses interactions avec la puissance dominante et avec les colons et les colonisateurs. Quant à sa légitimité « scientifique », il lui suffit d’inventer en puisant, ça et là, dans les courants historiographiques anciens et nouveaux. Beaucoup reste encore à faire malgré tout notamment sur le local dont on sait, par exemple, encore bien peu de chose mais cette histoire a cependant tout l’avenir devant elle et derrière elle, même si le moment présent est au doute car elle dispose d’un formidable événement fondateur, la guerre d’indépendance algérienne, qui va jouer, pendant longtemps encore, le rôle de 1789 dans l’extraordinaire développement de la science historique en France au xixe siècle - les réflexions sur ce thème, de Furet à Nisbeth, sont irremplaçables.



En face, si on peut dire, du côté du passé du peuplement français en Algérie, il y a la sanction de l’Histoire, une défaite et, au mieux, des occasions ratées et des exceptions, des raretés et/ou des bizarreries. Au nombre de celles-ci, un certain nombre d’actes, d’œuvres, de textes, souvent admirables, toujours intéressants, qu’on peut qualifier de résistances, au sens très large, ou de non-conformes/conformistes et qui sont plus ou moins légitimes ou illégitimes, non seulement politiquement mais aussi scientifiquement, en fonction du réseau mobilisable. Ces « îlots » - acteurs/actions - ne sont pourtant pas ou sont difficilement totalisables. Ils ne parlent que pour eux-mêmes, ne disent pas grand-chose du tissu social, de ses temporalités, de son quotidien ; ne « parlent » qu’à leurs familles de pensée ou aux « convertis » : les communistes lisent Jean-Luc Einaudi, sur Fernand Yveton, Lisette Vincent ou Maurice Laban[8], les chrétiens méditent sur les vies de l’abbé Béringuer, du curé Scotto, ou du moine dominicain, devenu évêque d’Oran, Pierre Claverie qui sera assassiné en 1996. Ces messages ont donc surtout en commun d’être peu généralisables car, récits singuliers ne péchant pas seulement par leur exceptionnalité, ils ne sont pas seulement la preuve a contrario, notamment par leur nature héroïque, de la toute puissance du paradigme holiste de la domination coloniale, ils ne font système avec rien. Ils ne relèvent ainsi ni de l’histoire sociale, allant de la masse aux singularités[9], ni de celle des mentalités qui restitue un monde à partir d’un microcosme spécifique - rien à voir avec le meunier de Carlo Ginzburg[10].



Qu’on s’intéresse, en effet, à des personnes, à des moments ou à des groupes[11], l’exercice qui consiste à tenter de donner une forme à leur existence au sein de la société dominante ne peut que parler « de segments, de cloisonnements et de factions » et, dès qu’on y regarde d’un peu près, d’« anathèmes » qui divisent non seulement cette « société » dans sa globalité, mais chacun des milieux qui cherchent à y inventer autre chose : les indigénophiles au xixe siècle et les algérianistes au xxe siècle pour ne prendre que ces deux exemples parlants. Tous ces mondes-là sont donc en lévitation, entre autre du fait de leurs pulsions segmentaristes et/ou de leurs positions segmentées. C’est précisément pour cette raison - celles de la fragmentation et de l’hétérogénéité qui ne furent pas seulement diachroniques, c’est-à-dire liées à l’histoire du peuplement, mais synchroniques, à cause, pour le dire vite, du travail des idéologies - que nous avons choisi d’entrer dans ce vaste dossier par la question des inégalités. Pierre Bourdieu était proche du but quand il parlait d’une « société à castes ». Sa métaphore est entièrement fondée concernant la fracture majeure du monde colonial, celle qui séparait les Français musulmans des autres. Mais cette fracture en cache une autre et même une pluralité d’autres - il y avait aussi le clivage pathos/pied-noir dans lequel il est tombé à pieds joints -, celles qui fissuraient cette minorité européenne qui n’était certes pas un « bloc » et ne pouvait être perçue en tant que tel - si on excepte le traumatisme fondateur de 1962. Cette question des inégalités ne peut donc être appréhendée en dehors de ce double plissement : un million de Français d’Algérie face aux neuf millions de Français musulmans ; et, dans ce million-là, des strates hiérarchisées selon des codifications subtiles qui, plus souvent qu’on ne le dit, renvoyaient et/ou côtoyaient la grande faille constitutive de l’univers colonial. Il s’agit ici de poser ces strates hiérarchisées non en elles-mêmes - quel intérêt puisque la société qu’elles fondent malgré tout n’existe plus ! - mais en les croisant avec une autre question tout à fait fondamentale : qu’est-ce qui a empêché la greffe durable, autrement que sur le mode minoritaire, erratique ou sous la forme de chapelles, de l’idée qu’un homme égale une voix dans la société blanche en Algérie, durant cent trente ans ? Ou, pour dire les choses autrement, comment expliquer qu’au milieu du xxe siècle, un peu moins d’un million de personnes raisonnablement alphabétisées et scolarisées, donc imbues des idéaux de la Révolution de 1789, soumis de fait à la cohabitation avec une population « autre » dix fois plus nombreuse, n’aient pas inventé leur propre forme de survie et, en un mot, ne se soient pas affranchies elles-mêmes du cadre colonial dans lequel l’histoire les avait placées. En 1962 encore, cette idée-là qui existait pourtant dans quelques têtes, dans quelques familles et/ou dans quelques groupes, était encore extrêmement peu répandue.



Permanence et efficacité des clivages
En 2001, une historienne aixoise, Hélène Bracco, écrivait :
Et ce que j’ai découvert, qui a été très intéressant et très nouveau pour moi, c’est qu’il y avait dans cette population une hiérarchie implacable entre les Français de souche et tous ceux qui ne l’étaient pas [...] des Européens qui avaient pourtant, s’ils le souhaitaient, reçu la nationalité française. Ils l’avaient reçue d’office en 1889 mais certains ne l’étaient pas quand je suis allée en Algérie en 1993. Ils avaient souhaité rester Italiens, Espagnols ou Maltais. Cette hiérarchie s’était établie de façon assez brutale. Le dessus du panier (je reprends les termes de quelqu’un qui me l’a dit ainsi), c’était les Européens de la Métropole, le nec plus ultra étant d’arriver d’Alsace, de l’avoir quittée pour ne pas devenir Allemand en 1870. Quand on avait la chance d’être Alsacien, c’était très, très bien. Ensuite venaient les autres Français et en dessous toute une panoplie de gens. Par exemple les Espagnols, qui dans l’Oranais avaient de petits métiers comme le ressemelage des chaussures et les femmes étaient employées de maison chez les Françaises. Ensuite il y avait les Italiens, au-dessus des Espagnols, puis les Maltais un peu plus bas et enfin tout à fait en dessous, ceux que les Européens ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir, et qu’on a vus tout d’un coup se lever et lutter pour prendre leur indépendance : c’était le peuple algérien.[12]



Il s’agit, on l’aura compris, d’un point de vue extérieur, une impression née lors d’une enquête en Algérie mais post festum. Voici maintenant, un témoignage de l’intérieur, celui de Marie-Pierre Fernandes, metteur en scène de théâtre qui vit et travaille près de Marseille. Elle écrit ceci, en 2000, dans ses souvenirs d’enfance - elle est née en 1950 et a quitté l’Algérie en 1963 :
Les Indigènes étaient différents physiquement, différents aussi dans leurs langues, ils étaient pauvres généralement, n’occupaient que des fonctions subalternes. J’étais habituée à cela, à entendre parler d’eux d’une certaine façon. Tout les montrait inférieurs et socialement ils l’étaient (pourtant). La colonisation avait produit d’autres différences dont j’étais cette fois, victime : il existait une hiérarchie des origines entre les Pieds-noirs. C’était le nom bien entendu qui disait tout de la personne. Il y avait les Français de France, c’était « la race des purs » et les autres, les Italiens, les Juifs et les Espagnols, ces derniers n’étaient pas les mieux considérés. Cela faisait un peu pauvre et vulgaire d’être Espagnol. La discrimination était bien sûr plus subtile qu’avec les Arabes puisqu’il n’y avait aucune inégalité de droits ni de dissemblances physiques entre les Pieds-noirs mais je l’ai toujours ressentie de façon nette. En réalité l’Algérie était coupée en deux, d’un coté l’Algérois, intellectuel et français avec beaucoup d’Italiens, classe légèrement un peu au-dessus des Espagnols, de l’autre l’Oranie, espagnole au point que l’on parlait la langue dans la rue, chez les commerçants. Mes grands-parents ne s’exprimaient qu’en espagnol entre eux [...].[13]


En entreprenant ce travail sur les inégalités au sein du peuplement européen - travail qui n’en est encore qu’à ses débuts -, surgit presque par hasard, la preuve microsociologique d’une dimension essentielle de la société blanche coloniale en Algérie, sa nature de société « castée », nature tellement essentielle que tous les discours communs étaient mis en œuvre pour la cacher. Certes, on savait que cette société européenne était hétérogène et inégalitaire - même en retranchant l’énorme « question indigène » -, mais pas que les traces de ses failles étaient aussi fortement imprimées dans les souvenirs des individus et des familles et, en même temps, perceptibles pour un œil extérieur, trente ans après l’indépendance. La question que pose alors le simple bon sens, est celle déjà formulée plus haut : pourquoi les différentes fractions de ce monde encore neuf et peu solidifié, mais globalement dominées, n’ont-elles pas fait cause commune avec « les damnés de la terre », les hors castes - c’est-à-dire « les Arabes » (ou assimilés) pour instaurer un autre monde où un homme égale une voix ? Hélène Bracco fait à cette question la réponse suivante :
À un moment donné toute cette hiérarchie entre Européens est tombée pour faire face contre cet oublié qu’était le peuple algérien, qui se levait pour son indépendance en 1954. Certains m’ont dit que cela leur était tombé sur la tête et qu’ils n’avaient rien compris parce que, pour la plupart, leur meilleur copain était un Algérien... Quand on vise une seule personne on peut très bien en faire son meilleur ami, quand on regarde tout un peuple, cela devient l’Adversaire.[14]
Bref rappel des inégalités « internes » au sein du peuplement européen.



L’objectif de cet article n’est évidemment ni d’accuser, ni d’exonérer qui que ce soit, mais de comprendre. De comprendre comment se sont constituées les « castes » en question - qui bien sûr n’en étaient pas vraiment, d’où le problème - en questionnant, par exemple, le cadre juridique : le décret Crémieux de 1871, le code de l’Indigénat de 1881 et la loi de francisation de 1889. Ces lois ont-elles été pensées séparément ou ensemble ? Et surtout dans quel but ? Comme un outillage juridique « machiavélique » visant exclusivement à la division des populations locales - musulmanes et juives, arabes et berbères - et à l’unification des Européens ? Pour analyser ces questions, le rapport Peyerimhoff, publié en 1906, donne plusieurs indications essentielles. Au début du siècle, en effet, les Européens sont encore majoritaires dans le peuplement - ils sont trois sur cinq - et leur natalité est toujours plus forte que celle de la population française migrante. Ces étrangers sont présentés comme étant d’« un type un peu inférieur » mais cependant « assimilables »[15]. Pourtant, dit-on alors, il ne faudrait pas que le déséquilibre numérique entre Français et Européens s’aggrave car la colonisation française elle-même serait en danger. Paul Leroy Baulieu écrit ainsi dans son livre L’Algérie et la Tunisie, publié en 1897 :
Il nous paraît utile pour la France continentale et pour les colons français qu’il y ait des Arabes en Algérie. Si l’Algérie était une terre absolument vacante, elle finirait par être entièrement peuplée d’Italiens et d’Espagnols.[16]



Les remèdes à ce danger réel ? L’école, l’armée et dans une moindre mesure l’Église vont tenir lieu, notamment dans les années 1930 à l’apogée de l’empire, de machines intégratives[17]. Cet objectif au moins sera réalisé comme le démontrent plusieurs études, de Charles-Robert Ageron à Gérard Crespo[18]. Ceci étant posé, il faut aussi s’interroger sur le succès très relatif, en fonction des différentes nationalités en présence, de la loi de 1889. Pendant une ou deux décennies, les « néo » - comme on les appelle - ne semblent pas se précipiter sur la nationalité française. Les Espagnols sont ceux qui résistent apparemment le plus, notamment en Oranie. Des observations d’état civil montrent que, quinze ans après l’instauration de la loi, nombre d’enfants sont encore déclarés Espagnols à la naissance, de parents demeurés Espagnols[19]. Cette simple constatation laisserait donc à entendre que quelque chose qu’on nommera provisoirement « le système colonial » a fabriqué des « distinctions », qui sont devenues des « inégalités », à partir de restrictions successives des droits et d’extensions des devoirs, poussant les migrants à la naturalisation - le fameux « creuset » français, le mythe de la « nouvelle race » - et ceci afin de transformer ceux qui n’étaient, au départ, que des « migrants », non pas nécessairement en « colons » mais en « colonisateurs », c’est-à-dire investis à la fois d’un « statut » et d’une « mission », au prix de coûts très élevés dont les morts des deux guerres ne sont que les plus visibles[20]. L’analphabétisme culturel et l’irresponsabilité politiques « induits » étant les dommages les plus ravageurs que ces Européens francisés aient eus à subir. Le rapport Peyerimhoff - et son arrière-fond idéologique - est, en effet, très clair sur les intentions de l’État.



De la même manière que l’on questionne les résistances à la francisation et au dispositif juridique de 1889 qui l’officialise, dans le cadre du peuplement européen, il serait aussi très utile - dans un souci comparatiste - d’étudier les réactions de la société locale et de ses élites face à la mise en place du code de l’Indigénat en 1881 ; mais aussi d’une manière plus improbable encore les liens qui peuvent éventuellement se nouer et les résistances conjointes qui peuvent s’organiser face à ce continuum de discriminations - indigénat, francisation forcée ; continuum dont on retrouve notamment des traces langagières dans le domaine éminemment problématique, au regard de la mortalité écrasante, de la contamination épidémique, de la « grippe espagnole » à la « syphilis arabe »[21]. Ici, le détour par le premier empire colonial (xviie et xviiie siècles), et par les provinces françaises du Canada, pourrait s’avérer essentiel tant la proximité avec ce qui se passe en Algérie, à partir de 1830, est évidente du côté français : utopie d’une race nouvelle meilleure que celle du sol natal, puis soupçons de corruption au contact des Amérindiens, d’où une évidente désaffection au moment de la guerre de Sept ans (1756-1760) que la France mène et perd contre l’Angleterre[22]. De la même manière, dans les possessions françaises du nord de l’Afrique[23], les fusionnistes pensent un temps construire un peuple à part, un peuple qui « régénérerait » - et non annexerait - l’Orient. Ainsi, Pélissier de Reynaud préconise-t-il clairement, pour favoriser le phénomène de l’endosmose, la généralisation des mariages mixtes dans le but d’une « fusion des communautés » qui verrait l’émergence d’un peuple nouveau.



Dans ce contexte, un autre champ d’application de l’« aventure coloniale » reste d’autant plus étrangement en suspens que l’Algérie est indubitablement « la » colonie de peuplement de l’empire français. Cette question est celle, complexe et occultée, des femmes européennes et des rapports sociaux de sexe qui, notamment dans la question des mariages mixtes préconisées par Pélissier de Reynaud - il s’agit ici de « partager » les femmes, mais qui partage qui ? et selon quelles modalités -, est évidemment incontournable. Il y a, en effet, au début de l’Algérie coloniale non seulement un rapport de domination de « race à race » mais aussi évidemment de « sexe à sexe » - hommes/femmes et colons/colonisés. Dans certaines nationalités, et à certains recensements, les Européennes sont ainsi plus nombreuses que les hommes - le « phénomène Bécassine » bien connu en France métropolitaine - touche en Algérie plus particulièrement les Italiennes et les Espagnoles - qui conduit la fille aînée d’une famille à se placer, en ville, chez les bourgeois. Ce qui pose le problème de la migration au féminin et des raisons de cette migration ? Ce qui pose aussi, par extension, la question d’une présence - importante ? - de femmes célibataires ou veuves - avec ou sans enfants - qui sont venues en Algérie seules - c’est-à-dire sans la protection d’un homme ? Que sont devenues ces femmes après leur arrivée ? Comment ont-elles subvenu à leurs besoins - il faut ici questionner le rôle du travail ancillaire dans l’économie coloniale ? Comment ces Européennes, le plus souvent très pauvres, deviennent-elles ensuite Françaises ? Par mariage ? Par démarche personnelle ? Leur taux de scolarisation différentiel - très bas - est-il un indicateur du nécessaire détour par la stratégie matrimoniale ? Ce qui est troublant ici - et ce qui est avéré par les enquêtes orales et familiales[24] - c’est, qu’en cas d’intermariage - homme français / femme espagnole, italienne ou maltaise -, aucune transmission des langues et coutumes, hormis parfois la cuisine, ne s’effectue dans la descendance. La disparition de la langue d’origine dans la nouvelle famille - notamment de l’espagnol du fait du nombre apparemment important des mariages mixtes franco-espagnols - est donc relativement courante comme, en cas de naturalisation, l’abandon de l’identité individuelle, familiale et nationale de la femme épousée. La francisation des prénoms apparaît ainsi systématique autant chez les Européennes - Franchesca devient Françoise, Enriqueta, Henriette - que chez les Juives - Sultane, Reine. À noter aussi que l’endogamie de « nationalités » reste très forte, a fortiori lorsqu’elle concerne des Françaises. À Khenchela par exemple une fille corse ne pouvait épouser un Italien ; ce qui sous-entendait que les Corses - qui étaient pourtant loin d’avoir bonne presse en métropole - se trouvaient plus hauts que les Italiens dans la hiérarchie coloniale. De manière générale, la question de la sexualité licite (mariage) et illicite (prostitution), à l’intérieur de la communauté européenne - en tenant compte de toutes les hiérarchies, y compris celles qui interagissent au sein même du peuplement français - et entre cette dernière et les populations locales, reste trop souvent mésestimée dans les analyses. Sur cette question, on se reportera aux nombreux articles de Christelle Taraud et également à son livre La prostitution coloniale : Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962)[25].



Cet arasement du local et du particulier - loin d’être nouveau dans le contexte français[26] - s’est aussi construit, très pragmatiquement, sur un déni de la diversité physique et culturelle méditerranéenne dont on s’est d’ailleurs bien gardé de conserver la trace. Il est en effet tout à fait révélateur du phénomène que la seule communauté qui ne soit ainsi pas documentée photographiquement en Algérie, contrairement aux milieux musulman et juif, tous les deux très représentés dans les corpus, soit celle des Européens. Cette absence récurrente d’images constituées en fonds - sur le mode « ils » et « elles » ne sont pas « pittoresques » - est tout à fait signifiant car, comme le montrent les notations visuelles de Montherlant dans Un assassin est mon maître et cette description sur les Maltais et les Mahonnais du Guide Piesse datant de 1885 :
Le Maltais ou l’Anglo-Maltais s’est implanté en Algérie depuis notre conquête. La langue arabe qui est la sienne, les langues anglaise, française, italienne qu’il baragouine, le rendent presque indispensable dans les rapports de chaque jour [...]. Le Maltais est généralement reconnaissable à son pantalon serré aux hanches et large de jambes, à sa chemise bleue comme son pantalon, à son bonnet brun en laine, qui recouvre une chevelure rasée par derrière et flottante en longs tire-bouchons sur les joues. Le Maltais est de taille moyenne, bien moulé, nerveux et brun : c’est un Arabe chrétien [...]. Les Mahonnais s’adonnent à la culture maraîchère. Quant aux huertolanos ou jardiniers des provinces de Murcie, de Valence et de l’Andalousie, c’est généralement dans la province d’Oran qu’ils viennent se fixer. On les y retrouve avec le costume qui est resté arabe, sauf de légères différences : caleçons fort larges et ceintures très apparentes, sandales de cordes, mouchoir sur la tête, quelquefois un chapeau, gilet croisé à boutons de métal, et enfin la couverture dans laquelle le dernier mendiant sait se draper si orgueilleusement [...].[27]



La « bigarrure méditerranéenne » est précisément, au moins jusqu’au début du xxe siècle, consubstantiellement marquée non seulement par son caractère pittoresque mais aussi par sa proximité évidente avec les « Arabes ». À cette proximité très encombrante et problématique, produit d’une longue histoire commune, s’ajoute le fait que les Européens d’Algérie - comme le montrent leurs presses, leurs associations, leurs actions politiques au xixe siècle et leur présence au sein du Parti communiste algérien (PCA) et des syndicats, leurs rapports avec les nationalistes algériens au xxe siècle - ont fait preuve, dans le contexte de la montée des nationalismes puis des fascismes en Europe, d’une certaine hostilité vis-à-vis de l’État français - questions de la Lombardie et de la Vénétie, guerre d’Espagne par exemple -, hostilité qui s’est parfois, localement, traduite par des émeutes et des révoltes. Par ailleurs si, comme nous l’avons vu plus haut, la colonisation a été une affaire de « sexe à sexe », il va sans dire qu’elle a aussi été, peut-être beaucoup plus souvent qu’on ne le dit et pas seulement au xixe siècle où les « mauvais colons » plantaient des arbres de la liberté et fraternisaient avec les populations locales contre l’armée - une affaire de « classe à classe ». La pauvreté a, en effet, collé à la peau de très nombreux « petits blancs » du Maghreb, dans les villages et les petites villes éloignées de la centralité où ils vivaient à l’écart de la « société » coloniale, dans des bidonvilles que leur louaient les colons français[28] mais aussi dans les quartiers métissés des grandes agglomérations urbaines (Bab el Oued à Alger, Sidi el Houari à Oran, Sidi Mabrouk à Constantine, la Petite Sicile à Tunis, le Maarif à Casablanca, etc.)[29] où la cohabitation avec les Français musulmans était, au moins jusqu’à la fin des années 1920, tout à fait banale et quotidienne.

Au regard de ce qui vient d’être dit, on comprend la nécessité vitale, de la part de l’administration coloniale française, de naturaliser ces Européens au travers d’une politique offensive - dont la loi de 1889 n’est probablement que la partie immergée - visant à faire du « Français coûte que coûte ». Si l’on ne connaît pas encore l’ensemble des ressorts (individuels et collectifs, psychologiques et politiques, etc.) mis en œuvre pour parvenir à ce résultat, on connaît le résultat lui-même avec la « sanction de l’Histoire » de 1962. Finalement ces Français d’origine européenne partent presque tous pour la France[30], pays que la plupart d’entre eux ne connaissent pas et sur lequel ils posent le pied pour la première fois, l’identification avec les « Français » - où joue évidemment le rapport « race à race » - étant plus forts que la relative proximité avec les « Arabes ».



Conclusion
« Affronter ces “mauvais objets” dont le souci insiste et dont l’accès se dérobe pourtant à toute voie royale, pour maintenir ainsi ouverte, avec les blessures de l’intolérable, les questions qui donnent sens à l’œuvre. » (Jacques Rancière, 2000)


Bien sûr il serait absurde d’imaginer un livre qui ferait la synthèse de toutes les entrées qui viennent d’être énumérées ici notamment parce qu’il ne serait que la mise ensemble de ce que l’on sait déjà de sources traditionnelles diverses. Certes Albert Camus disait, à propos des Français d’Algérie, que « ce peuple n’a pas d’âme parce qu’il n’a pas de passé » mais il n’est pas certain, justement du fait de sa fragmentation, que tous et même beaucoup se reconnaîtraient dans une telle entreprise. Il semble d’ailleurs, au regard de l’actualité récente, que l’urgence soit plutôt à produire un savoir nouveau, en donnant sinon la parole du moins la chance d’être connus et compris à des destins beaucoup moins remarquables que ceux qui ont été publicisés jusqu’ici, à partir de l’invention de sources nouvelles, avec des modes d’approche variés et sur des objets encore inexplorés. Il apparaît, en effet, qu’il y a beaucoup à exhumer du côté de la première moitié du xixe siècle, si mal connue quant au tissu social comme le montre le premier chapitre, très inspiré, du livre de Jean-Luc Einaudi sur Lisette Vincent et la création du village de Saint-Cloud, sur les convois de colons de 1848, leur proximité idéologique avec les insurgés en France, leurs rapports très difficiles, voire hostiles avec l’armée qui les réprime et souhaite les radier des listes de la colonie, leur culte de la liberté et de la République renaissante. Là comme ailleurs, il y aura probablement des surprises. Également, il faudrait sans doute recentrer l’analyse sur la responsabilité individuelle et donc sur les « acteurs », en acceptant de travailler sur toute la période (1830-1962) puisqu’elle est préconstruite. Mais cela ne servirait à rien en termes explicatifs si l’on ne pouvait donner à voir simultanément, en même temps que quelques noms éminemment biographiables, à travers leur existence textuelle notamment, la ferme des Pères blancs et leur hôpital dans l’Aurès en 1894[31], le centre de colonisation de Foum Toub en 1913 et bien d’autres choses encore tout aussi modestes. Des dossiers que l’on doit, somme toute, aborder finement dans une démarche microhistorique et non comme des blocs. Tous ces gens, en effet, comme les jésuites de Kabylie ou les colons de Foum Toub, étaient pétris de contradictions et d’incertitudes. Il n’y a pas d’un côté des individus libres et affranchis et, de l’autre, la société, le système, la domination. Ainsi il est regrettable, voire absurde, de traiter de « coloniale » la production scientifique de la période du même nom[32]. Tous ces auteurs coloniaux - ou anti-coloniaux - sont évidemment empreints de la - ou des - épistémè(s) de leur temps. Comment pourrait-il en être autrement ?



L’ambition de ce chantier, car c’en est un, serait par ailleurs dérisoire s’il ne se donnait pas comme finalité d’ouvrir la voie à une nouvelle famille de recherches qui, prenant le relais des irremplaçables monographies des années 1980 portant sur le siècle dernier[33], renonce définitivement à une globalisation à la fois victimaire et infériorisante[34]. Une nouvelle voie qui s’attacherait, parallèlement aux productions de fiction et de mémoires de plus en plus nombreuses et réussies et aux « vies héroïques » incontournables - pour lesquelles on ne rendra jamais assez grâce, entre autres, à Jean-Luc Einaudi -, à des histoires au plus près des gens ordinaires, très localisées et datées, ce qui ne veut pas dire, loin s’en faut, non problématisées. Des histoires où seraient décrits, avec le plus de vérité possible, les rapports sociaux entre les différentes catégories de personnes - musulmans, wasps locaux et minorités méditerranéennes - ayant vécu de 1830 à 1962 sur cette terre commune.



Ces entrées fragmentées permettront-elles de répondre à la question initiale ? À celle du pourquoi à laquelle le paradigme holiste - la nature irrépressible du système colonial - semble seul permettre de donner une signification, celle du « jugement de l’Histoire » ? Évidemment non. Mais l’histoire n’est-elle pas tout autant la mise en récits de ce qui n’ayant pas prévalu est alors tombé dans le silence et dans l’oubli, tant en termes de créativité individuelle, de courants d’idées, voire de pratiques quotidiennes rompant avec la loi d’airain de l’exploitation et de la dénégation de l’humanité de l’« autre » ? Cette histoire-là serait celle des petites guerres gagnées contre la violence coloniale - gagnées avec, et non contre, l’« autre » - et donc, dans le même temps, celle d’une victoire sur la violence faite aux colonisateurs eux-mêmes. C’est à ce prix que la transmission, laquelle se porte si mal pour le moment, pourra se faire entre les citoyens algériens d’aujourd’hui, qui ont grand soif de ces morceaux de leur passé et les générations migrantes qui pendant cent trente ans ont investi et trop aimé une terre dont elles n’étaient, sans vouloir l’accepter, - au nom du simple principe de réalité - que les métayers. On verra alors, à partir de multiples histoires d’individus, de groupes, de milieux professionnels, d’associations et d’utopies, que ces décennies n’ont pas été vécues pour rien. Il est très important que les générations post 1962, des deux côtés de la Méditerranée, le sachent.



[1] Ateliers AFEMAM de Lyon (2004), de Strasbourg (2005) et Projet France-Maghreb en 2006.
[
2] Julia Clancy-Smith, « Gender in the city, women, migrations and contested spaces in Tunisia, 1830-1881 ». In David M. Anderson and Richard Rathbone (dir.), Africa’s Urban Past. Portsmouth (NH) : James Currey Heinemann, 2000 ; id., « Marginality and migration : Europe’s social outcastes in pre-colonial Tunisia, 1830-1881 ». In Eugene Rogan (dir.), Outside in : on the Margins of the Modern Middle East. Londres - New York : Tauris, 2002 ; id., « Women, gender and migration along a Mediterranean frontier : pre-colonial Tunisia, 1815-1870 ». Gender and history, avril 2005, vol. XVII, n° 1.
[
3] Voir notamment les textes de Nadine Mortimer.
[
4] Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie. Paris : PUF, 1961, p. 113-118.
[
5] Mourad Yelles, Cultures et métissages en Algérie. Paris : L’Harmattan, 2005.
[
6] Pierre Nora, Les Français d’Algérie. Paris : Julliard, 1961.
[
7] C’est probablement moins le cas pour la Tunisie par exemple, comme le montre un certain nombre d’ouvrages récents. Voir notamment le livre de Jacques Alexandropoulos et Patrick Cabanel (La Tunisie mosaïque. Paris : PUM, 2000), qui fait une très large place aux minorités européennes de Tunisie.
[
8] Jean-Luc Einaudi, Pour l’exemple (L’affaire Fernand Yveton). Paris : L’Harmattan, 1986 ; id., Un rêve algérien. Histoire de Lisette Vincent. Paris : Dagorno, 1994 ; et id., Un Algérien. Maurice Laban. Paris : Le Cherche Midi Éditeur, 1999.
[
9] Yveton, Vincent et Laban ne sont pas les produits de milieux consistants. Ils sont d’ailleurs très différents entre eux et l’artefact du Parti communiste algérien (PCA), censé les rassembler, ne suffit pas à leur donner sens. Ce serait plutôt l’inverse, ils se sont, chacun à leur manière, servis du PCA pour mener leurs propres luttes.
[
10] Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier au xvie siècle. Paris : Aubier, 1980.
[
11] Fanny Colonna, Aurès/Algérie 1954. Les fruits verts d’une révolution. Paris : Autrement (série Mémoires, n° 33), 1994.
[
12] Hélène Bracco, Les Cahiers Mille Bâbords, conférence du 6 avril 2001. Texte mis en ligne le 4 octobre 2003 : http://www.millebabords.org/spip.php?rubrique28
[13] Marie-Pierre Fernandes, « Géographie enfantine d’Algérie ». Algérie. Littérature/Action, 2000, n° 61-62, p. 43-66.
[
14] H. Bracco, Les Cahiers Mille Bâbords, conférence citée.
[
15] Henri de Peyerimhoff, Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1871 à 1895. Gouvernement général de l’Algérie, Alger : Imprimerie Torrent, 19O6.
[
16] Paul Leroy Baulieu, L’Algérie et la Tunisie. Paris : Guillaumin, 1897.
[
17] Les Églises des communautés (l’Église espagnole à Alger par exemple) ont une très grande importance, notamment dans l’Oranais surtout si on compare avec la décléricalisation claire à l’Est où les 3 % d’Européens présents ne construisent pas d’églises. À l’Ouest, c’est le contraire, l’Espagne fournissant prêtres et bonnes de curés. Cette différence interroge.
[
18] Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine. T. II : 1871-1954. Paris : PUF, 1979, voir chapitre III, « Le développement du peuplement européen » ; Gérard Crespo, Les Italiens en Algérie. 1830-1960 : histoire et sociologie d’une migration. Nice : Éditions Jacques Gandini, 1994.
[
19] Sondages dans les Archives coloniales à Aix-en-Provence (CAOM), Fanny Colonna, été 2005.
[
20] F. Colonna, « Comment on fabrique un colonisateur », séminaire sur le Fait colonial, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-en-Provence, 2000, (non publié).
[
21] Ce travail pourrait s’appuyer sur une comparaison entre la presse des colons, la presse en langue arabe - qui fait une place importante aux notables musulmans - et sur la presse indigénophile (le Journal des débats et La revue des deux mondes).
[
22] Saliha Belmessous, « Être Français en Nouvelle France : identité française et identité coloniale aux xviie et xviiie siècles ». French Historical Studies, 2004, vol. XXVII, n° 3, p. 507 ; Juan-Bautista Vilar, Los Espagnoles en la Argelia francesa (1830-1914). Murcia : Université de Murcia, 1989.
[
23] On disait aussi « établissement français sur la côte septentrionale de l’Afrique ». C’est seulement le 14 octobre 1839, dans une correspondance adressée à Vallée par le ministre de la Guerre, le maréchal Soult, que pour la première fois le terme « Algérie » est employé.
[
24] Pour l’Algérie, Fanny Colonna, 2005-2006. Pour le Maroc, Christelle Taraud, 2005-2006.
[
25] Christelle Taraud, « Genre, classe et “race” en contexte colonial : une approche par la mixité sexuelle ». In Irène Théry (dir.), La dimension sexuée de la vie sociale. Paris : Éditions de l’EHESS, 2006 ; id., « Genre, sexualité et colonisation ». Sextant, n° 23, Presses de l’Université libre de Bruxelles, 2007 ; et id., La prostitution coloniale : Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962). Paris : Payot, 2003 (réédition 2006).
[
26] La question des « particularismes » dans la construction de la nation française est très ancienne. De la même manière, nation et migration/immigration ont toujours posé problème. Voir Gérard Noiriel, État, Nation et immigration. Paris : Gallimard, 2001.
[
27] Guide Piesse, Itinéraire de l’Algérie et de la Tunisie. Paris : Hachette, 1885, chapitre introductif, section Population civile européenne.
[
28] J.-L. Einaudi, Un rêve algérien..., op. cit., p. 25.
[
29] Abdelkader Djemaï, Sable rouge. Paris : Michalon, 1996.
[
30] Il faudrait aussi se poser la question de qui « rentre » en Espagne et/ou en Italie au lieu de « rentrer en France » ? Qui part vers « les Amériques » ? Une étude sur cette question du rapatriement reste à faire.
[
31] F. Colonna, Le meunier, le moine et le bandit : sociohistoire de l’Aurès en 1914, (à paraître).
[
32] Fanny Colonna et Claude Haïm Brahimi, « Du bon usage de la science coloniale », Le mal de voir. Paris : Poche 10/18, 1976, p. 221-241.
[
33] Jean-Jacques Jordi, Espagnols en Oranie. Histoire d’une migration 1830-1914. Nice : Serre Éditeur, 1995 ; G. Crespo, Les Italiens en Algérie..., op. cit. ; Guy Tudury, La prodigieuse histoire des Mahonnais en Algérie. Nîmes : Éditions Lacour-Ollé, 1992 ; Marc Donato, L’Émigration des Maltais en Algérie au xixe siècle. Montpellier : Africa Nostra, 1985.
[
34] Jeannine Verdès-Leroux, Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui. Une page d’histoire déchirée. Paris : Fayard, 2001.

Abdelhamid Benbadis : un grand constantinois de grande culture

Abdelhamid Benbadis le dissident lumineux
In « Constantine, Citadelle des vertiges » de Adelmadjid Merdaci*
Paris Méditerranée - 10/2005 – ISBN 2-8427-2238-8


L'HOMME, de l'avis de tous ceux qui l'approchèrent était humble, proche des gens simples qui venaient suivre ses enseignements à Djama'Lakhdar et tout aussi à l'aise dans la dispute intellectuelle qui, en son temps, ne pouvait mettre en jeu que le destin collectif de la nation algérienne. Sans doute bien plus que les autres figures du réformisme musulman, qui fut dans les premières décennies du xxième siècle l'un des vecteurs du renouveau politique algérien, Abdelhamid Benbadis avait eu l'intuition d'une profondeur algérienne des attaches arabo-musulmanes de la société et il fut plus le prosélyte d'une certaine idée d'une patrie algérienne que celui d'un arabisme sans rivages. L'homme vivait modestement et savait être un polémiste pugnace, aux convictions fortes, affichées, et assurément à la modernité politique indéniable, et le paradoxe actuel tient dans le fait que les chemins vers l'homme, l'homme de foi, le publiciste, paraissent singulièrement obstrué. À tous égards, Benbadis est dans son pays,comme dans sa ville, prisonnier d'une image, statufié, à son corps défendant, dans l'une de ses postures, et convoqué définitivement à adouber, la main posée le front, les choix patrimoniaux d'héritiers putatifs. Ceux qui, après l'indépendance de l'Algérie, avaient décidé d'en faire l'enseigne d'une conception abusive de l'identité algérienne n'avaient même pas la justification d'une filiation intellectuelle, qui furent à Constantine au début des années cinquante, plus les élèves d'El Kettania, contrôlée par l'administration.

Une profonde dissidence

Dans J'histoire de la famille, la première autorité reconnue, dans les temps modernes, est celle de Cheïkh El Mekki, grand-père de Abdelhamid et surtout dignitaire musulman par son statut de Cadi de la mahakma malékite de la médina. C'est lui que l'administration sollicita, en 1861, pour être le premier musulman figurant dans le conseil municipal de la ville et il fut honoré par Napoléon III qui lui remit la légion d'honneur. Ses enfants, Chérif et Mohamed-Mostefa - père de Abdelhamid - confirmèrent, tout au long de riches vies publiques, cet engagement auprès de l'administration qui leur valut d'occuper d'importantes fonctions dans les institutions de l'État français.

Abdelhamid, naît en 1889, l'année de la disparition de Cheïkh El Mekki et s'il s'inscrit bien dans la tradition cléricale de la famille. Après une formation à la Zitouna de Tunis, dont le moins que l'on puisse relever est qu'elle était loin de l'école républicaine française, qui sans doute n'attendait que de l'accueillir comme elle fit pour son frère Mouloud, il fait le choix éthique de se consacrer à sa communauté. Enseignant, en 1911, dès son retour de Tunis, publiciste pugnace de la cause réformiste dont il s'imprégna lors de ses voyages dans les grandes villes d'Orient et en marge de l'accomplissement, en 1914, de l'obligation du pèlerinage à La Mecque. On parlera alors des influences de Djamel Eddine El Afghani, de Cheïkh Mohamed Abdou, de Rachid Réda et toujours est-il qu'il fut, à partir de Constantine, l'un des premiers interprètes du devoir de réforme de l'islam et à tout le moins de sa capacité à mobiliser les acquis de la modernité pour asseoir son message. Sans doute à l'origine et constamment y eut-il verbe, et celui de Abdelhamid Benbadis se faisait entendre des fidèles, au cours des « Dourouss », dans les mosquées de la ville, alors même que les traces les plus précises que l'on peut retrouver désignent surtout l'homme de plume et d'action.

Un homme de plume et d'action

Le lancement en 1925 d'El Mountaqid dont la vocation critique est clairement affirmée par le titre, laisse dans l'ombre la création en juin de la même année, en association avec Mahmoud Sahraoui, Khellil Belguechi et surtout de Ahmed Bouchemal, qui sera l'un de ses plus proches compagnons, de « L'imprimerie musulmane », sise rue Arbaïn Chérif et qui était appelée à devenir l'un des foyers du mouvement associatif musulman dans les années trente. Abdelhamid Benbadis aura tôt compris tout l'intérêt qu'il y avait à utiliser le moindre espace légal et à remettre avec la même détermination l'ouvrage sur le métier. En aura-t-il été ainsi, par exemple, avec les publications qu'il animait qui, soumises à l'interdiction, renaissaient avec un autre titre comme ce fut le cas d'Echiheb qui allait prendre la suite
d'El Mountaqid.

Son nom reste, certes, plus communément rattaché à celui de l'Association des Oulémas musulmans, fondée en 1931 et dont il assuma, jusqu'à sa mort, la présidence et dit-on moins facilement aujourd'hui que les représentants des confréries en furent aussi à l'origine avant de se rallier à l'étendard de l'administration.

A-t-il, sans doute, pourfendu le charlatanisme de certains animateurs intéressés des confréries et pourtant on le retrouve associé, dans ces années trente, à l'entreprise consensuelle de restauration de la zaouïa de la Rahmaniya et il aura été le défenseur infatigable des droits de ses coreligionnaires. Le droit à l'instruction dont il porta sur les fonds baptismaux, toujours en 1931, la première institution, la Djam'iyat Ettarbiya oua etta'Iim, ouverte autant aux jeunes hommes qu'aux jeunes Constantinoises et qui essaima suffisamment dans tout le département pour susciter l'interdiction signée en septembre 1957 par le préfet Maurice Papon. C'est l'homme proche des siens qui, en compagnie du Dr Bendjelloul, animateur de la Fédération des Élus, monte au créneau lors des événements d'août 1934, mettant les autorités devant leurs responsabilités quant à la garantie de la sécurité de ses compatriotes. Il donna d'ailleurs, dans Echiheb un récit circonstancié de ces journées dramatiques, qui mériterait d'être consulté par tous les historiens soucieux de vérité. Homme d'ouverture et de dialogue - on trouve entre autres le secrétaire régional du Parti communiste algérien Estorget au rang de ses invités lors de la cérémonie de consécration religieuse qui lui est offerte en 1937 -, on connaît autant son rôle dans la tenue du célèbre « congrès musulman» de 1936 que l'emblématique réponse donnée au remarqué éditorial sur l'existence de la nation algérienne, « Le peuple algérien est musulman et il s'apparente à l'arabité » a connu une fortune certaine, mis en musique par Brahim Ammouchi, animateur de l'association Mouhibbi El Fen et contempteur du cheikh.

Benjamin Stora rapporte, dans la biographie qu'il consacre au premier président du GPRA, la rencontre, bien moins connue, entre Abbas et Benbadis à Constantine, leurs échanges denses, qui découragent les simplifications réductrices.

Il est encore possible de décliner mille exemples de l'exemplaire présence de l'homme dans la cité et d'abord dans sa ville de Constantine et verra-t-on son influence dans le scoutisme, le sport, les activités musicales et théâtrales, qui ne prend sens que dans le climat de renouveau, de bouillonnement culturel et politique et, somme toute, dans l'usage raisonné des cadres démocratiques consentis alors par la situation coloniale. Les témoignages concordent, qui décrivent un homme simple, frugal, disponible, mais aussi à l'exceptionnelle tension morale, intellectuelle de celui qui avait sans doute choisi de porter l'islam et la société algérienne vers la modernité. Les Constantinoises, sorties à l'occasion, et les Constantinois lui firent des funérailles exceptionnelles.

Les autorités algériennes ont institué la date du 16 avril, correspondant au jour du décès de Benbadis, journée nationale de célébration de la Science et de la Connaissance.

La Grande Mosquée, actuellement en construction dans la ville d'Oran, portera son nom.

La fin des années quatre-vingt-dix verra aussi la création, à Constantine, d'une fondation Benbadis.

* Abdelmadjid Merdaci est sociologue, professeur-chercheur à l'université Mentouri de Constantine