mercredi 17 août 2011

Algérie-Focus : Un chanteur tunisien expulsé (2)

“Je n’ai jamais insulté l’Algérie,
j’ai parlé du mal qui règne dans les pays arabes ” :
Bendir Man raconte son expulsion de l’Algérie

Algerie-Focus.com : Vous avez été expulsé récemment d’Algérie avec une interdition d’accès au territoire algérien, alors que vous participiez à un concert de musique, sur invitation de Baâziz. Pouvez-vous nous dire les raisons qui ont motivé cette expulsion ?
Si je le savais, je vous l’aurais dit volontiers. J’ai juste fait une petite intervention avec Baâziz, je n’ai rien dit d’arrogant ni de déplacé, j’ai juste chanté des chansons que j’ai faites pour la Tunisie. 
A l’aéroport dimanche, j’allais partir quand au checkpoint l’officier me demande d’attendre, ( j’étais avec mon producteur). Ils sont allés au bureau et les agents sont revenus pour me dire : “tu vas partir maintenant mais tu as une interdiction du territoire algerien.” J’ai demandé pourquoi, on ma répondu : “Si tu as un problème, tu vas le regler avec le consulat”. C’est ça en gros ce qui s’est passé.

Comment ressentez-vous cette expulsion ?
Je n’en comprends toujours pas les causes. Je n’ai jamais insulté l’Algérie ni aucune personne, et je n’ai pas à intervenir dans ses affaires internes. Tout ce que j’ai fait c’est la chanson sans plus. Je ne suis pas donneur de leçons ni exportateur de révolution  comment on me l’a reproché, je suis un chanteur qui chante dans son deuxieme pays, l’Algérie, et qui dit les choses comme elles le sont, qui parle de la pauvreté, de la dictature, du chômage, de tout le mal qui règne dans les pays arabes et du tiers monde.

Un journaliste d’El Watan a écrit sur facebook que le chanteur Baâziz essaye de justifier votre expulsion en disant que c’est un coup médiatique dont vous profitez pour avoir de la publicité. Que lui répondez-vous ?
Baâziz est un grand frère pour moi et j’ai voulu lui rendre hommage en Tunisie en l’invitant à Carthage où il avait critiqué le pouvoir tunisien et où tout le monde  avait rigolé, tunisiens comme algeriens. Même le consul algerien était présent et c’était plus que sympatique car ça ne dépassait pas la rigolade.
Je respecte beaucoup Baâziz pour dire quoi que ce soit de mal sur lui. Je dis juste que je n’ai rien inventé, car il faut être un très bon mythomane pour creér tout ça.

Comment comptez-vous réagir après cette affaire ?
On m’a conseillé de me rendre au consulat, je vais le faire en respectant les procédures.  Je dis qu’il ne faut pas gonfler ce problème tout en le laissant entre nous, car il ne faut pas que les gens qui ne veulent pas que l’union des frères et soeurs maghrebins soit faite, aient cette chance de nous voir désunis. Je le dis à tous les médias : je n’accepterais jamais qu’on dise du mal de la Tunisie tout comme de l’Algerie.
Est-ce que vous pouvez chanter librement en Tunisie maintenant que Ben Ali est parti ?
Bien sûr qu’on peut chanter librement, la Tunisie est un pays en voie de devenir un pays démocratique, et on sera tous unis pour dépasser le stade transitoire. Il reste encore des problèmes, c’est tout à fait normal, car pour bâtir une démocratie il faut du temps et beaucoup de perseverence, et je suis très optimiste, je sais que mon pays progressera avec le temps, tout comme je le souhaite pour tous les pays arabes.

Un dernier mot ?
Dernier mot : un seul match de foot a montré au monde combien le Maghreb est uni et le sera encore plus inch’Allah.

Propos recueillis par Fayçal Anseur

mardi 16 août 2011

Dernières Nouvelles d'Algérie : un chanteur tunisien expulsé

Le chanteur tunisien Bendir Man
expulsé d’Algérie pour avoir critiqué
les dirigeants algériens

Auteur de chansons satiriques, le tunisien Bayram Kirani, alias Bendir Man, a été « expulsé » par les autorités algériennes dimanche 14 août a annoncé l’intéressé sur ses comptes facebook et twitter. Cette expulsion a été assortie d'une interdiction de territoire algérien, a-t-il ajouté. Les autorités algériennes lui reprochent, selon ses propos, de vouloir exporter « les pensées de la jeunesse tunisienne ». C'est-à-dire, révolutionnaires.



Bendir Man se trouvait en Algérie pour tenir deux concerts d’affilée : le premier à Alger et le second à Bejaia. Vendredi 12 août, Bendir Man accompagné du chanteur algérien Baâziz a été invité à quitter la scène au beau milieu du deuxième concert, prétextant un problème de sono, raconte le site tunisien Webdo.
Le chanteur tunisien, contacté par ce même journal, a livré son récit des faits. « Tout a commencé la veille (jeudi, ndlr), lors du premier concert, quand Bendir Man a chanté ‘99% chabaa dimokratia’ (99% plein de démocratie), une parodie sur les élections pipées. Quand les spectateurs en liesse ont réclamé des noms, Bendir Man a tout simplement répondu ‘les dirigeants arabes, comme celui que nous avions en Tunisie, et que vous avez présentement’. Ce qui n'a pas manqué d'enflammer la foule de spectateurs, au point qu'à la fin du concert, certains ont crié ‘Baaziz président, pouvoir assassin !’ »
Ces propos, Bendir Man, allait les payer cher puisque le concert de Bejaia a été avorté. « Vendredi, l'organisateur a été sommé d’arrêter le deuxième concert, chose qu'il a refusée et le ‘show must go on’, mais au milieu du concert, la sono, sabotée, a tout simplement explosé’. Le concert a été arrêté. Les spectateurs sont restés sur leur faim », poursuit la même source.
Dimanche 14 août, une fois à l'aéroport, le vol de Bendir Man a été retardé d'une heure et quart. Pendant ce temps, selon le site tunisien, Bandir Man « a été questionné durant tout ce temps. Son bagage a été fouillé, et pour finir on lui a montré une feuille officielle mentionnant qu'il était désormais interdit de séjour en Algérie. Les policiers l'ont accusé d'exporter la révolution. Propos auquel, l'artiste a répondu que ce n'était pas des conserves de tomates».
« L’Algérie est un très beau pays, l'accueil et les gens sont très hospitaliers, mais sans être donneur de leçons, c'est dommage qu'avec autant de ressources et de richesses, ce pays se retrouve avec un taux de chômage élevé et un système aussi corrompu que le nôtre », a encore confié Bendir Man.
Aussitôt révélée, la nouvelle de son expulsion a suscité un élan de solidarité et de réprobation de ses nombreux fans.
Ce n’est pas la première fois que ce chanteur soit décrété persona non grata. Après deux ans de carrière, cet homme de 26 ans n’a pas eu le droit de donner un seul concert en Tunisie ou de diffuser sa musique du temps du règne absolu de Ben Ali
Pourtant, sa voix et ses chansons ont retenti plus fort avant et après la révolution du jasmin, faisant de Bendir Man un symbole. Ses chansons circulaient d’ailleurs sous le manteau.
Dans sans pays natal, Il a fallu attendre la chute de Ben Ali pour que Bayram organise des concerts.
Les textes caustiques de Bendir Man, accompagnées avec un peu de reggae, de sonorités nord-africaines et de musique traditionnelle tunisienne, révèlent les travers de la société tunisienne et plus particulièrement ceux du régime.
Cet artiste impertinent qui vit entre Paris où il poursuit ses études (master en sociologie du sport) et la Tunisie, est devenu rapidement la coqueluche des Tunisiens. Il compte plus de 150 000 fans sur MySpace et près de 120 000 amis sur Facebook. C’est grâce d’ailleurs à ces réseaux sociaux que les chansons de Bendir Man ont trouvé écho auprès d'une bonne partie des Tunisiens.

lundi 15 août 2011

Dernières nouvelles d'Algérie

L'arnaque de décembre 2010 :
«L’offensive de grande envergure»
contre Al Qaïda en Kabylie

La fin de l’année 2010 et les six premiers mois de l’année 2011 ont été marqués par des événements qui ont fait la Une des médias algériens. Surexposés ou surmédiatisés, ces événements se sont révélés comme des flops ou des arnaques. Grande offensive antiterroriste en Kabylie, ouverture des médias publics au pluralisme, agrément de nouveaux partis politiques, nouveau billet de 2000 dinars, dépénalisation du délit de presse... DNA revient au cours de cet été sur ces grandes arnaques qui ont fait les choux gras de la presse. Premier épisode : La grande offensive de l’armée contre Al Qaïda en Kabylie.



Tout le monde a tartiné dessus, DNA y compris avant que nous décidions de ne plus publier une ligne supplémentaire sur le sujet.
Des hélicoptères, des blindés, des milliers d’hommes en renfort, les réseaux de téléphonie mobile brouillés, l’opération lancée par l’armée en décembre 2010 a été présentée, nous l'avions présentée, comme une offensive de grande envergure contre les groupes d’Al Qaïda au Maghreb islamique qui infestent les maquis de Sidi Ali Bounab, en Kabylie. On allait voir ce qu’on allait voir en matière de lutte anti-terroriste.

Retour sur cette grande offensive médiatique

Sauf que huit mois après cette opération, on ne sait fichtrement rien de ses résultats. Et on en vient même à douter qu’elle ait eu lieu, du moins dans les propensions et l’ampleur que la presse lui a donnée. Une opération flop ? Une manipulation ? Retour sur cette grande offensive médiatique.
Mercredi 9 décembre 2010, la presse, y compris DNA bien sûr, annonce qu’une opération militaire est en cours dans les maquis de Sid Ali Bounab, réputés depuis le milieu des années 1990 comme un fief des groupes armés affiliés à Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), dirigée par Abdelmalek Droukdel.
Objectif ? Faire capoter une réunion que ce dernier préparait avec ses troupes, dont plusieurs émirs, dans ces maquis touffus et presque impénétrables de Kabylie.

3000, 4000, 5000, 6000, 7000 soldats engagés dans la bataille

Des milliers de soldats, 3000, 4000, 5000, 6000, voire même 7000, sont lancés dans la bataille. Des hélicoptères et des blindés sont dépêchés en renfort pour appuyer les troupes sur le sol. Des officiers supérieurs de l’armée, on parle même de deux généraux et d’un patron d’une région militaire, supervisent les opérations.
Les réseaux téléphoniques des trois opérateurs, Djezzy, Nedjma et Mobilis, sont brouillés et deviennent même inaccessibles dans plusieurs localités de Tizou Ouzou, Bouira et Boumerdés. Le grand ramdam!
Cette offensive rappelle celle menée par l’armée durant l’automne 1997 contre les fiefs du GIA, à Thala Acha, à Sidi Moussa, et à Oued Allen, dans les plaines de la Mitidja.
A une différence prés. A cette époque, les journalistes étaient conviés à assister aux briefings quotidiens conduits par le général Fodhil Cherif. Ils avaient même droit d’interroger des terroristes capturés au cours de cette opération.
En décembre 2010, l’offensive de l’armée contre les maquis d’Al Qaïda s’est faite dans l’opacité la plus totale.
Il n’empêche…

Dix, vingt, vingt cinq terroristes tués

Au cours des cinq premiers jours qui ont suivi le début cette offensive, des informations commencent à filtrer dans la presse. On y évoque le déroulement des opérations, les moyens engagés ainsi que les premiers résultats, c'est-à-dire l’élimination de plusieurs terroristes.
Dix, vingt, vingt cinq, les chiffres varient selon les titres et les sources.
Parmi les activistes éliminés, on dénombre deux gros poissons. Le premier n’est autre que le chef d’Al Qaïda au Maghreb, Abdelmalek Droukdel. L'homme donné mort, les services de sécurité se seraient ainsi rendus chez sa famille pour prélever des échantillons d’ADN pour aider à son identification.
Le second, s’il n’a pas l’envergure de son chef, n’est pas moins connu : c’est Abdelkahar Belhadj, fils d’Ali Belhadj, ancien numéro deux du FIS. Des échantillons d’ADN on été prélevés auprès de ses proches pour aider à l’identification de son corps.

Sources anonymes

L’opération se poursuit pendant plusieurs jours. Si la presse continue de publier des détails parcellaires mais plus ou moins précis, les autorités elles ne soufflent pas mot. Pas le moindre communiqué du commandement de l’armée, pas le moindre début d’une déclaration du ministère de l’Intérieur. C'est à peine si les médias n'inventaient pas cette opération...
Diable ! 7000 militaires lancés aux trousses d'Al Qaïda en Kabylie, deux généraux engagés dans la bataille, le chef même d'Al Qaïda au Maghreb islamique qui serait élimé au cours des engagements militaires et les officiels ne pipent pas un mot! Cette opération, à ne plus en douter, est une invention de journalistes...
C’est que, comme de coutume, les informations sont livrées par des sources anonymes, d’honorables correspondants qui refusent d’être cités.
Le premier, le seul et dernier responsable à s’exprimer sur le sujet est le Premier ministre Ahmed Ouyahia. Interrogé mercredi 22 décembre 2010 par des journalistes, le chef de l’Exécutif confirme le déroulement de l’opération mais refuse de s’attarder sur la question. « Le bilan de l’opération vous sera fourni par les services concernés », répond-t-il laconiquement. Sans plus !

C’était six mois plutôt

Six mois plus tard, on ne sait toujours rien de cette opération. Les « services concernés » n’ont pas fourni de bilan et la presse n’a plus communiqué sur le sujet depuis lors. Abdelmalek Droukdel mort ou encore vivant ? On attend toujours les résultats des échantillons de son ADN prélevés en décembre 2010.
Le fils de Belhadj éliminé en décembre 2010 au cours de cette l’opération en Kabylie ? Selon notre confrère de la presse arabophone Ennahar (édition du mercredi 27 juillet), ce dernier a été plutôt abattu lundi 25 juillet à Thénia, à 100 km à l’est d’Alger, alors qu’il transporterait une ceinture bourrée d’explosifs.
L’opération de l’armée en Kabylie ? Une grande opération qui retombe comme un soufflé.

samedi 13 août 2011

La Médina de Constantine

Le Ramadhan, ses saveurs et ses attraits

le 13.08.11 | 01h00
Ammi Mahmoud entame sa journée tôt le matin. Du haut de ses 60 ans, ce retraité, enfant de la médina de Constantine, n’a rien perdu de sa verve et de sa bonne humeur. « Même durant le mois de Ramadhan, je ne change pas mes habitudes », dit-il d’un ton jovial.
Dès 7h, ammi Mahmoud prend le bus du centre-ville à partir de la cité Sakiet Sidi Youcef où il habite depuis les années 1980, après avoir quitté la maison de ses parents à Souika. « Je garde toujours des liens avec mon quartier natal que je visite tous les jours », relève-t-il. Comme pour une escapade, il commence par une virée à la rue Mellah Slimane. « Chaque Ramadhan a un cachet inédit et inusité dans ce vieux quartier où les gens de la ville, quel que soit leur statut social, viennent même de loin faire leurs emplettes ici, où ils trouvent de la marchandise à bon prix, notamment la viande, mais aussi tous les ingrédients et les produits alimentaires pour faire des plats à la saveur typiquement constantinoise, même si les traditions et les mœurs ont beaucoup changé », assure-t-il. Il est vrai que certains profitent aussi de ce mois pour faire des affaires au gré des « humeurs du ventre ». L’image des ces vendeurs de petit-lait, servi dans des bouteilles en plastique ou même des sachets de congélation, confirme les clichés qui collent encore à ce mois, durant lequel certains consommateurs, assommés par le jeûne, n’hésitent pas à «ramasser» toutes sortes d’abats exposés aux poussières et visités par des nuées de mouches.

Des vendeurs de djawzia (nougat au miel et aux noix), de loukoum (halwet halkoum), de halwet turque et autres confiseries sorties de nulle part occupent les petits espaces qui restent entre les petites échoppes ne laissant qu’un infime passage aux piétons. Après les salamalecs d’usage à l’endroit des vendeurs de fruits secs, pruneaux et abricots séchés, l’on se dirige tout droit vers la place d’El Batha, en empruntant la rue Sidi Nemdil. Le local de Chabani Abdelaâdhim, maître incontesté de la fameuse harissa au miel, ne désemplit guère. La canicule de ce mois d’août n’a pas dissuadé une foule qui assaillit les lieux comme les abeilles, une ruche. « Tu me donnes une snioua (un petit plat dans lequel on sert la harissa) bien arrosée au miel, car celle d’hier, était presque sèche », s’écrie une dame voilée dont le corps a pris la moitié du comptoir. La harissa de ammi Chabani, succulente et fondant dans la bouche, est très célèbre même en dehors de Constantine. « C’est devenu presque une marque que certains commerçants véreux ont exploité à leur propre compte en prétendant vendre la harissa d’El Batha un peu partout dans la ville et même dans des wilayas voisines », dira ammi Mahmoud. Le patron des lieux a même collé un avis sur le devant de sa boutique. Une sorte d’avertissement pour ces clients afin d’éviter d’acheter « une fausse harissa d’El Batha », chez un commerçant « chinois ». Comme quoi, on n’hésite pas à usurper la fonction d’un préparateur de harissa. A 11h, le mercure monte, la chaleur devient insupportable dans ces venelles où l’on se dispute le moindre petit bout d’ombre.

Des vagues humaines à Trik Djedida

Sur le chemin vers la rue Larbi Ben M’hidi, plus connue par Trik Djedida (ex-rue Nationale), le passage par la rue Sellahi Tahar, dans le quartier de Sidi Bouannaba, du nom d’un saint de la ville, est inévitable. Difficile de se frayer un chemin entre une nuée de vendeurs proposant des bouteilles de jus et de « gazouz », du pain sous toutes ses formes et ses couleurs, des galettes maison, du «matloû» et des feuilles de bourek. Parmi les piétons, il y a plus de curieux que d’acheteurs.


Les rues à Constantine ont beaucoup plus d’importance que les édifices et les logements. « Les gens, regardez-les, sont des maniaques de la déambulation ; ils tournent en rond comme dans une cour de prison ou un camp de concentration. Que deviendraient-ils si l’on n’avait pas ouvert dans la ville toutes ces artères, bien qu’elles soient étroites et sinueuses ?», est-on tenté de paraphraser cheikh Abdelmadjid Boularouah, héros du roman Ezilzel (le Séisme) de Tahar Ouettar. Ammi Slimane évite de s’attarder sur les lieux. Il a d’autres chats à fouetter. « Je dois faire un saut à Rahbet Essouf (la place de la laine), ex-place des Galettes, où je dois passer voir mon ami Hadj Rabah, celui qui prépare la fameuse zlabia, format Boufarik », lance-t-il. Il faut jouer des coudes pour traverser la rue Kadid Salah, ex-rue Combes, devenue un souk spécial où l’on vend tout ce qui est féminin, de la petite lingerie, aux gandouras, en passant par le cosmétique. « C’est un véritable souk enssa (souk des femmes) qui occupe une partie importante du vieux quartier de R’cif ; les seuls hommes qu’on y trouve sont les commerçants », ricane ammi Slimane. Après un raccourci par le quartier El Djezzarine, qui abrite les petites échoppes des tripiers, on arrive devant le sabat (passage voûté) de la mosquée Sidi Lakhdar, qu’on traverse à la hâte pour se retrouver à Rahbet Essouf.

Téléphérique

Curieusement, il n’y a pas assez de monde devant le vieux local de ammi El Hadj Rabah. Ce dernier, la soixantaine bien entamée, garde toujours sa forme. Assis tranquillement face à un grand poêle, vêtu d’un tablier blanc, une chéchia sur la tête, une serviette mouillée autour du cou, il manie la pâte avec dextérité. Sans jamais s’arrêter, il joue avec un ustensile en forme d’entonnoir pour dessiner des morceaux de zlabia grand format, qui prennent une couleur dorée une fois plongés dans une bassine de miel. «Malgré le poids des années et les tentations du commerce lucratif, El Hadj Rabah n’a jamais pensé délaisser un métier qu’il exerce avec passion et patience», explique ammi Slimane. Ce dernier, après avoir acheté deux kilos de zlabia dorée, reprend le chemin du retour après une journée harassante. A quelques encablures de là, il y a la station du téléphérique, juste à proximité du vieux quartier Echaraâ, dans le temps celui des juifs de Constantine. « J’adore prendre ce moyen de transport, histoire de contempler le rocher et ses merveilles avant de rentrer chez moi », dit-il. 

Arslan Selmane

vendredi 12 août 2011

Le cri, nouvelle de Maïssa Bey

Le cri, nouvelle de Maïssa Bey


"Attends-moi, attends-moi… " Elle court, mais elle n'arrive pas à rattraper son frère. Il vole presque, dans le sillage d'un cri, sauvage, interminable. Elle court, de la force de ses petites jambes, mais il est déjà loin. C'est qu'il est plus grand qu'elle, il a neuf ans! Et puis c'est un garçon. Il passe son temps à courir avec ses copains, pendant qu'elle joue à la poupée en bas de l'immeuble, toujours à portée de voix et de regards de sa mère.

Elle, elle n'a que six ans. Et puis, elle n'a pas compris tout de suite, elle n'a rien compris d'ailleurs, elle le suit c'est tout, comme d'habitude. Elle voudrait seulement que ce cri s'arrête, que son frère aussi s'arrête, pour l'attendre. Elle a beau l'appeler, il ne se retourne pas. Il ne peut pas l'entendre. Elle n'a pas encore traversé la cour de l'immeuble, étrangement déserte et silencieuse, qu'il est en haut des escaliers comme happé par ce cri dont il a immédiatement su d'où il venait, avant même qu'il ne l'atteigne, elle. Au pied de l'escalier, elle s'arrête. Parce que son coeur bat trop fort. Parce qu'elle ne peut plus respirer et que le cri s'enfle en un trille démesuré. Soudain, elle ne peut plus bouger.

Comme dans ce rêve qu'elle fait souvent, où poursuivie par des êtres sombres et grimaçants, des monstres, elle ne peut s'enfuir. Elle veut avancer mais ses jambes ne lui obéissent plus. Quelque chose de plus fort que sa volonté la cloue au sol et ses pieds, son corps sont retenus par des milliers de fils invisibles. Elle ne peut même pas se débattre, comme paralysée. Une sensation effrayante et familière. Exactement comme dans ses rêves d'où elle se réveille en hurlant et que sa mère sait effacer à force de baisers et de tendresse. Elle réussit enfin à lever le bras. Elle s'accroche à la rampe. Les marches se déforment sous ses yeux tandis que le cri, un instant arrêté, reprend, se module en variations stridentes puis en son articulés mais inintelligibles. Elle finira par les monter ces marches. Elle ne sait comment. Très vite peut-être ou très lentement, une à une. Elle n'en a pas souvenir. Des blancs dans sa mémoire. Mais il est là, devant elle, le visage de sa mère.

Méconnaissable. Lacéré. Larmes de sang. Son corps qui se balance de droite à gauche, tel celui d'un automate détraqué. Ses mains frappant ses cuisses comme pour rythmer cette danse étrange. Ses yeux qui se posent sur elle, sans la voir, sans la reconnaître. Et la petite fille recule, se détourne. Le rêve est trop effrayant. Il faut qu'elle se réveille, qu'elle s'échappe… Déjà, la nuit dernière, quand ces hommes sont venus emmener son père, elle avait réussi à croire, malgré les coups violents frappés à la porte, malgré les cris et les supplications de sa mère, malgré les sanglots et les lamentations de sa grand-mère qui l'avait serrée très fort contre elle pour l'empêcher de se lever, elle avait réussi à croire que ce n'était qu'un rêve, et elle s'était rendormie, bercée jusqu'au matin.

Et puis, le jour venu, on l'avait envoyée jouer dehors, sous la surveillance de son frère, elle n'avait même pas posé de questions, pressentant obscurément sans doute que la réponse viendrait assez vite.

Elle redescend, poursuivie par le cri jusque dans le coin sombre en bas, sous les escaliers, là où elle a l'habitude de se terrer quand elle joue à cachecache avec les autres enfants. Elle s'assoit sur le sol froid, glacé. Se recroqueville toute. Porte ses mains à ses oreilles, en appuyant très fort. Elle ferme les yeux, et essaye, essaye désespérément de tout oublier, de tout abolir. Parce que, même si elle n'a que six ans, elle sait que c'est comme ça la mort, c'est son père qui lui a expliqué un jour. C'est quand on dort au fond d'un trou et qu'on ne peut plus se réveiller. La mort ce n'est qu'un long sommeil et elle veut, elle aussi, mourir un petit peu, comme son père.

Peut-être a-t-elle traversé ainsi des frontières et des frontières, jusqu'au seuil du néant. Elle en est revenue cependant. Elle va rester ainsi. Des heures entières. Jusqu'au soir. On ne la cherche pas. Sa mère ne s'inquiète pas. Et la fillette, frigorifiée, engourdie de douleur et de peur aussi, immobile dans son coin sombre, ne peut pas oublier; elle entend au-dessus de sa tête le bruit incessant des pas. Il vient du monde, beaucoup de monde chez eux. D'autres hurlements feront écho à ceux de sa mère. Et le cri ne s'apaise que pour mieux renaître. Seule, dans sa cachette obscure, la petite fille dont personne ne s'inquiète ne pleure pas. elle a mal, très mal, mais elle ne sait où. C'est dans sa tête. Dans son corps. C'est quelque chose qui s'écoule d'elle. Un peu de son enfance peut-être. Quelque chose qui la quitte. Et cela fait un vide. Cela fait mal. Elle va finir par s'endormir. Les enfants finissent toujours par s'endormir. Et elle se retrouvera le lendemain, elle ne sait pas comment, dans une autre maison, couchée dans un lit qui n'est pas le sien. Non, elle ne sait pas comment, mais ce n'est qu'un blanc, un autre blanc dans sa mémoire.

Mohamed Harbi : « Les archives de la guerre de Libération sont explosives »


Mohamed Harbi : « Les archives de la guerre

  de Libération sont explosives »
L’éminent historien Mohamed Harbi revient, dans cet entretien, sur les récentes controverses suscitées par les déclarations polémiques d’acteurs du mouvement national et livre quelques vérités cinglantes.

D’après lui, l’attaque de la poste d’Oran est l’œuvre d’Aït Ahmed, Boudiaf a réussi l’organisation du 1er Novembre, et l’attitude de Yacef Saâdi à l’égard de Louisette Ighilahriz « n’est ni sérieuse ni noble ». Harbi affirme que Boussouf n’endosse pas seul l’assassinat de Abane Ramdane, et qu’on a exagéré son rôle ainsi que celui du MALG.

Il révèle, par ailleurs, que « Krim a projeté d’assassiner Bentobal » en prévenant que les archives de 2012 « sont terribles et explosives ».  Alors qu’il évalue les harkis et goumiers à environ 100 000 hommes, l’historien estime à quelque 50 000, les victimes algériennes des bavures du FLN/ALN, dont nombre de militants nationalistes authentiques.

Pour Mohamed Harbi, « la société algérienne est une société de surveillance mutuelle ». Il considère que les tabous, liés aux juifs d’Algérie, aux harkis et aux pieds-noirs, en se gardant de les traiter, ont fait le lit de l’islamisme. Préconisant une déconstruction de la pensée nationaliste, il estime que la question identitaire et celle de l’autoritarisme sont deux problèmes majeurs qu’il est impératif de dépasser pour aller vers une Algérie nouvelle et apaisée.

- Si vous le permettez, M. Harbi, nous aimerions articuler cette interview autour de quelques «noms-clés» en rapport avec l’histoire du Mouvement national. Et le premier qui nous vient à l’esprit, en l’occurrence, est Ahmed Ben Bella qui a défrayé la chronique ces derniers jours suite à ses récentes déclarations à Jeune Afrique. D’abord, comment l’avez-vous rencontré ?

Je l’ai rencontré pour la première fois au moment de la discussion du programme de Tripoli. A ce moment-là, j’ai pu, plus ou moins, voir ce qu’était l’homme dans ses idées. Il faut noter qu’avant cela, il était en prison depuis 1956. Et dans ses idées, il y avait incontestablement chez lui un véritable amour du monde rural. En même temps, il y avait chez lui un aspect qui relève de l’éducation politique de toute une génération, à savoir l’attachement à un nationalisme de type autoritaire.
Pour en venir à des faits précis comme l’attaque de la poste d’Oran en avril 1949, Ben Bella affirme qu’il était l’artisan de cette attaque. Selon vous, qui d’Aït Ahmed, qui était le successeur de Belouizdad à la tête de l’OS, ou de Ben Bella qui, comme vous le précisez dans vos livres, a pris en main cette organisation à partir de janvier 1949, est le véritable instigateur de cette opération fondatrice ?

Personnellement, je pense que les éléments concrets ressortaient de l’organisation locale. Mais les projets (la planification des opérations, ndlr) étaient incontestablement du ressort de la direction centrale, donc d’Aït
Ahmed. Je pense que compte tenu du fonctionnement de l’Organisation, le rôle d’Aït Ahmed a été très important.
 
- Et quand il dit de Boudiaf qu’il était «zéro sur le plan militaire», vous pensez que c’est une vérité ou bien une méchanceté ?

« Zéro sur le plan militaire », il n’y a pas eu d’expérience de type militaire qui permet d’en juger… Boudiaf était le responsable de l’OS dans le Constantinois. C’est un membre de l’Organisation qui était assez conséquent, on l’a bien vu. Même si le 1er Novembre a été organisé dans la précipitation et l’improvisation, il l’a organisé.

- Quand des acteurs de l’histoire comme dans ce cas précis nous font des révélations de cette nature, vous, en tant qu’historien, comment les prenez-nous : pour argent comptant ? Avec des pincettes ?

Je ne peux pas prendre pour argent comptant le témoignage d’un acteur. On est obligé de se pencher sur les archives quand on en trouve, ce qui est rare pour une organisation qui a été clandestine. Sinon, on procède à des recoupements des témoignages des acteurs.

Indépendamment de cela, vous avez des interrogations propres à partir de ces témoignages et aussi de la connaissance des acteurs. Il faut dire que ces affaires sont remontées à la surface dans des moments de crise où chacun cherchait à imposer son image propre. Et je crois qu’en Algérie, beaucoup de choses se passent comme ça. Les gens sont plus préoccupés de soigner leur image que par le souci de la vérité.

- Un autre nom nous vient à l’esprit, celui d’une grande moudjahida : Louisette Ighilahriz, qui a eu à affronter seule ses tortionnaires lors des procès qui l’ont opposée au général Schmitt et consorts, sans le moindre soutien de l’Etat algérien. C’est une femme extrêmement courageuse qui a été profondément blessée par des allégations prêtées à Yacef Saâdi qui aurait mis en doute son combat. Que pouvez-vous nous dire sur cette immense résistante ?

Louisette Ighilahriz est une combattante, il n’y a aucun doute là-dessus, et Yacef Saâdi ne pouvait pas ignorer son rôle puisqu’il était un allié de la famille Ighilahriz. Je suppose qu’il y a autre chose qui l’a guidé. De toute manière, ce n’est ni sérieux ni noble.

- Du point de vue de l’écriture de l’histoire de la guerre de Libération nationale, pensez-vous que la participation des femmes est suffisamment mise en valeur ?

Non, ce n’est pas le cas. Il y a une chose fondamentale qu’il convient de souligner à ce propos, c’est que les femmes sont venues à la rencontre du FLN, mais quand le FLN est allé à leur rencontre, il ne les voyait que comme infrastructure dans l’organisation. Il ne les voyait pas dans des rôles politiques et des directions politiques. Alors que le premier bulletin du FLN s’appelait Résistance, on l’a enlevé pour mettre El Moudjahid. Ça veut tout dire. Le souci du FLN, c’était d’avoir des troupes. Or, la sensibilité des troupes était incontestablement machiste et patriarcale.

- Selon vous, ces controverses soulevées par des déclarations polémiques qui sont le fait d’acteurs de la Révolution font-elles avancer l’historiographie de la guerre de Libération nationale ? Est-ce quelque chose de productif ou de contre-productif pour l’historien ?

C’est de la lave en fusion. Et à mon avis, c’est quelque chose qui ajoute au désarroi et au manque de repères de la population dans son ensemble. Qui plus est, cela discrédite la politique, surtout que cela intervient dans une atmosphère d’impasse et d’échec, et donc on a tendance à dévaloriser la révolution.

- M. Harbi, en 2012, on annonce l’ouverture d’une partie des archives françaises liées à la guerre de Libération nationale. D’aucuns y voient une opportunité pour apporter un éclairage décisif sur certaines zones d’ombre de la guerre d’indépendance. Comment appréhendez-vous ces archives ?

Il y a certainement des archives qui pourraient s’avérer fort pertinentes. Il y a par exemple le bulletin de renseignement et de documentation qu’établissait le MALG. Bien sûr, il glorifie le FLN mais il fournit une foule d’indications sur l’état d’esprit de la population, et ce bulletin ne laisse aucune impression d’unanimisme des Algériens.

- Quel genre de renseignements livraient ces bulletins ?

Par exemple des renseignements sur la conduite des populations, leur rapport au FLN, leur rapport à la France. Je dis bien c’est le bulletin du FLN, donc tout est à la gloire du FLN. Toujours est-il qu’à travers ces descriptions, si un historien s’empare de ces documents, il va donner une autre idée de l’opinion algérienne face au FLN. En tout cas, je pense que ces archives sont explosives. Moi, j’ai été au ministère des Forces armées comme conseiller de Krim Belkacem, et je peux vous dire que les dossiers sont terribles. Le rapport à la population n’est pas du tout ce qu’on dit. Ce sont des archives qui donnent une idée tout à fait différente de la révolution.

- Vous-même, en votre qualité d’historien, comptez-vous les exploiter ?

Je ne sais pas. A 78 ans, je ne sais pas si j’aurai la force de continuer longtemps. Je pourrais travailler peut-être sur un ou deux sujets, mais je n’ai plus la même force.

- On vous souhaite beaucoup de santé et de vigueur M. Harbi pour mener à bien cette entreprise…

Si je peux aider, pourquoi pas ? D’ailleurs, c’est ce que je fais maintenant. J’aide les jeunes chercheurs à travailler sur les archives, notamment en France.

- Quelles sont les précautions méthodologiques que vous préconisez à l’attention des jeunes chercheurs ?

Le vrai problème, aujourd’hui, c’est que les gens s’intéressent beaucoup plus aux forces politiques indépendamment de la société. Or, si vous n’avez pas une connaissance précise de la société, vous ne pouvez pas étudier sérieusement les forces politiques en présence.

C’est quelque chose de capital. Le va-et-vient entre les deux est fondamental. Ça c’est la première chose. La deuxième, c’est que les chercheurs formés en Algérie, je le vois très bien, n’ont pas une bonne culture historique. Ils n’ont pas connaissance de tous les débats sur la méthode et tout ce qui à trait à l’analyse des documents, la capacité de maîtriser le matériau et d’en tirer la matière de l’histoire.

- Ne pensez-vous pas, justement, que c’est quelque chose, pour le moins paradoxale de voir d’un côté la grandeur et la complexité de notre Révolution, et de l’autre, l’indigence de l’appareil académique, universitaire, censé en assurer l’étude et la transmission ?

Je vais vous dire franchement mon opinion : le pouvoir qui est là depuis 1962 n’a aucun intérêt à ce que l’histoire devienne la matrice d’une reconstruction du pays. Je me souviens quand j’étais à Révolution Africaine, j’avais publié un document sur la Fédération de France du FLN. Il y a eu tout de suite une réaction du ministre de la Défense (Boumediène, ndlr) et des pressions sur Ben Bella pour dire «cette histoire, on n’en parle plus.»

- Est-ce que vous avez foi dans les jeunes historiens formés en Algérie ?

Il y a quelques-uns qui sont remarquables, mais malheureusement, ils restent à l’étranger. Et ceux qui rentrent ici, je ne donnerai pas de noms, mais…il y en a un ou deux qui sont vraiment remarquables, qui sont capables de faire de grands historiens. Les autres, ils sont en train d’ahaner pour avoir des postes parce qu’il faut faire valider son diplôme universitaire acquis à l’étranger. C’est une manière d’avoir des historiens destinés à produire une histoire officielle.

- L’un des enjeux des relations algéro-françaises est l’écriture de l’histoire de la guerre d’Algérie. Or, nous avons l’impression que là-bas il y a une armée d’historiens, de chercheurs pour accomplir cette tâche, tandis que de ce côté-ci, il y a peu de gens de métier, comme vous le soulignez, qui font le poids. Comment parer à ce déséquilibre ?

Ce qui est certain, c’est que nous ne pouvons pas envisager notre rapport avec les historiens français comme une compétition, mais comme un échange pour équilibrer des regards.

- Comment, lorsqu’on est soi-même acteur et témoin de l’histoire, peut-on en être également le fidèle rapporteur ?

Je vais vous dire comment ils ont procédé en France. Tous les grands acteurs sont passés par des instituts pour livrer leurs témoignages devant des historiens qui ont étudié la période concernée. Et ces témoignages sont dûment emmagasinés dans des archives.

- Cela nous fait penser aux psychanalystes qui doivent se faire analyser par leurs pairs avant de pouvoir exercer…

Tout à fait ! En France, tous les acteurs militaires ont donné leurs témoignages aux historiens. Chez nous, cela se passe autrement. J’ai chez moi plus de 123 ouvrages algériens de témoignages. Ce n’est pas satisfaisant, parce que les gens ne parlent pas de la réalité culturelle, de la réalité sociale, de la stratégie des acteurs. Ils parlent de faits, comme ça… Il faut dire que chez les acteurs de la révolution algérienne, la véritable culture était plutôt rare. Partant de là, ils ne peuvent revoir et vivre d’une autre manière leur expérience qu’à travers le regard de gens du métier. L’histoire, c’est aussi un métier.

- Les choses sont-elles claires dans votre esprit, entre le Harbi historien et le Harbi acteur de l’histoire ?

Il y a nécessairement un aspect subjectif dans cette affaire. Mais cet aspect subjectif, ce n’est pas à moi de le découvrir. Cela incombe aux lecteurs mais aussi à mes collègues historiens. De toute manière, je travaille avec la méthode historique, et donc je soumets tout ce que je fais à la critique historique. Je peux affirmer que j’ai au moins un minimum de distance à l’égard de mon expérience propre. Seulement, je ne suis pas garant de tout. J’ai mes rapports personnels avec les hommes, j’ai des côtés subjectifs, mais je pense que ce côté subjectif n’a pas réussi à prendre le dessus dans mon travail. En tous les cas, les lecteurs aviseront.

- Je reviens à cet enjeu que certains appellent «guerre des mémoires» ou «guerre des récits», même si le mot guerre est très chargé. Peut-on imaginer une écriture de l’histoire qui soit apaisée, dépassionnée, froide, voire «à quatre mains» ?

On ne peut pas appeler cela «guerre des mémoires». Aujourd’hui, le vrai problème, c’est l’histoire. Il y a guerre des mémoires parce qu’il y a des forces politiques des deux côtés qui instrumentalisent l’histoire pour perpétuer un combat. Du côté français, les vaincus de la guerre d’indépendance sont encore nombreux. Ils sont dans des partis, ils ont des comptes à régler. Et, effectivement, on peut parler à leur sujet plus de mémoire que d’histoire.

Du côté algérien, il y a des mouvements qui connaissent des phases sensibles d’essoufflement, il y a des gens qui n’ont plus rien à dire, et qui pensent que c’est un trésor inépuisable pour essayer de solidifier une nation, qu’ils n’arrivent pas à solidifier autrement.

Si des gens actuellement passent leur temps à ânonner sur le passé, c’est uniquement dans cette perspective. La mémoire et le présent, c’est un gros problème. Le présent n’est pas un présent d’affirmation du respect de l’individu, et la mémoire, elle, rappelle un passé de non-respect de l’individu. Alors, si on veut vraiment convoquer l’histoire pour créer un esprit civique, il faut commencer par respecter l’individu en faisant en sorte que la mémoire d’avant serve de catalyseur, sinon, ce n’est pas la peine.

- Lors du colloque organisé récemment en hommage à Claudine Chaulet, vous avez rapporté ce fait révélateur, à savoir que sous le PPA la notion d’individu n’existait pas, et qu’il était par exemple inimaginable de se représenter un Algérien boire une bière dans la conception identitaire du PPA…

Publiquement non, comme dans toutes les sociétés musulmanes qui vivent sous le signe de la schizophrénie. Vous pouvez tout faire si on ne vous voit pas. Mais, officiellement, un militant nationaliste ne buvait pas, était censé ne pas boire, et les mœurs des gens étaient sous surveillance. Ce sont des choses qu’on ne veut pas voir de près. Nous sommes des sociétés de surveillance mutuelle. Avant, la surveillance était une institution, c’était la «hissba». Le problème, c’est qu’avec la colonisation cette institution a disparu. Du coup, la surveillance est devenue l’affaire de chacun, et elle est beaucoup plus pernicieuse que s’il y avait une institution comme telle.

- Vous avez souvent souligné la prépondérance du religieux comme référent identitaire dominant au détriment de la diversité raciale, religieuse et culturelle, qui caractérisait notre pays. Pensez-vous que cela constitue un facteur bloquant qui nous empêche d’aller vers la modernité culturelle et politique ?

Tout à fait ! Si le FIS a été ce qu’il a été, il ne le doit pas à la capacité de ses chefs mais précisément à cet élément. Il faut s’avouer que nous sommes une société fermée. Nous avons un système éducatif de type conservateur et patriarcal. D’ailleurs, je suis effrayé par la haine que les gens ont pour les femmes. C’est incroyable !

Ce n’est pas simplement de la haine, c’est de la peur. Je vois pas mal de femmes, des chercheuses surtout, qui sont tout à fait exceptionnelles, et dès le mariage, elles ont des problèmes. Elles sont confrontées à un dilemme : soit, c’est le sacrifice du métier, soit c’est la rupture. Et si vous faites une recherche statistique, vous verrez que pas mal d’universitaires de haut niveau sont des femmes seules.

- A votre avis, un travail de déconstruction de la pensée nationaliste telle qu’elle a prévalu jusqu’à aujourd’hui est-il nécessaire pour ériger une Algérie nouvelle ?

Actuellement, l’Algérie est confrontée à deux problèmes : d’abord, la déconstruction de cette pensée à partir de l’idée d’une société multiculturelle et multiethnique, parce que la question de l’ethnicité est un vrai problème. On a beau le cacher, c’est un vrai problème. La deuxième question, c’est le problème de l’autoritarisme. L’Algérie transpire l’autoritarisme par tous ses pores. On parle du pouvoir, mais si vous voyez la vie des partis, elle n’est pas fondamentalement différente. Il faut revenir aux fondements de l’autoritarisme, et quand vous analysez ces fondements, force est de constater la nature des rapports familiaux et le poids du patriarcat. Ce n’est pas un hasard si ce modèle-là, vous le retrouvez dans le système éducatif d’une façon très forte. C’est tout cela qui fait que notre société soit très conservatrice.

- Vous avez cité un mot-clé : «surveillance». Vous avez parlé de cette fiche mystérieuse du MALG qui épie la population, et tout cela me renvoie à un autre «nom-clé» : Abdelhafidh Boussouf. D’aucuns ont fini par le mystifier tellement il cultivait le mystère. On le dépeint généralement comme un personnage intrigant qui était derrière tous les coups tordus. Est-ce que vous l’avez connu personnellement ?

Je le connaissais très bien puisqu’il était dans la daïra de Skikda. Mais il était originaire de Mila. C’était un cadre de qualité. Je dis d’ailleurs dans mes mémoires que c’est lui qui m’avait recommandé le Que faire ? de Lénine quand j’étais au lycée. C’était un bon organisateur. Mais il était très suspicieux, il était aussi répressif. Néanmoins, je pense qu’on a exagéré les choses à son sujet. Il faut savoir que tous les accords portant sur le renseignement, conclus avec d’autres pays, étaient traités par le GPRA. C’est le gouvernement qui décidait. Il avait une puissance au sein du gouvernement, certes, mais il ne faisait pas ce qu’il voulait.

- Quand on le présente comme «l’ancêtre de la police politique et du DRS», vous pensez que c’est exagéré ?

Il se trouve que les instruments qu’il a forgés sont passés, par la suite, au ministère de la Défense. Mais, avant, ce n’étaient pas eux qui contrôlaient (les cadres du ministère des Forces armées, ndlr). Ils ne contrôlaient rien. C’était un peu comme dans le système français : les grands commis de l’Etat, on veut bien s’assurer qu’ils n’ont pas d’antenne avec l’étranger, des trucs comme ça, ce n’était pas plus.

- Pourtant, il y a ce fait gravissime qu’on lui impute, celui d’avoir assassiné Abane Ramdane à Tétouan et d’avoir pris tout seul la responsabilité de le liquider…

Tout seul, je ne dirais pas cela. Qu’il ait une part de responsabilité dans cette affaire, c’est sûr. Seulement, il y a un point d’interrogation sur cette question. Quand ils ont examiné le cas Abane, Ouamrane, Krim, Mahmoud Chérif et Boussouf étaient pour son exécution.

- Et Bentobal était contre…

Bentobal était effectivement contre. Or, il fallait un consensus. Ils ont opté alors pour son emprisonnement, mais pas en Tunisie parce que là-bas, c’était dangereux. Donc, ils l’ont emmené au Maroc sous prétexte qu’il y avait des différends qu’il fallait régler avec le sultan Mohamed V. Abane était accompagné de Krim Belkacem et Mahmoud Chérif. Une fois au Maroc, il a été assassiné. Moi, je ne peux pas répondre aussi affirmativement à la question. Krim dit « ce n’est pas moi, c’est Boussouf. » Mahmoud Chérif dit « ce n’est pas moi, c’est Boussouf. » Moi, je ne peux pas le dire, je n’étais pas là, il n’y a pas de preuves.

- Dans le livre de Khalfa Mammeri, Abane Ramdane – le faux procès, l’auteur fait mention d’un procès-verbal (qui aurait été puisé dans les archives personnelles de Boussouf déposées en Suisse, ndlr), et où ce dernier aurait imposé aux autres membres du CCE d’endosser a posteriori l’assassinat de Abane pour faire croire à une décision collégiale…

Sur ce document, point d’interrogation. Par contre, qu’il l’ait assassiné, ça ne fait pas de doute. Mais sur la responsabilité individuelle, je me pose des questions. Je n’ai pas de réponse.

- Avez-vous des éléments de réponse à propos de ce qu’on reprochait exactement à Abane Ramdane ? Est-ce qu’on était jaloux de lui parce qu’il était brillant ? Est-ce qu’il a payé le Congrès de la Soummam ? Etait-ce une affaire d’ego ?

Il y avait beaucoup de cela. Pour tout dire, Abane ne pensait pas que cette catégorie d’hommes pouvait diriger l’Algérie. Il faut savoir que le premier incident est survenu le 5 juin au sujet d’une conférence de presse qui devait être donnée au Caire. Krim voulait la tenir alors que c’est Abane qui devait l’animer. Ce dernier s’est adressé à Krim en le traitant d’aghyoul (bourricot). Finalement, il a été dévolu à Saâd Dahlab qui était un personnage de second ordre de l’animer. Les deux membres les plus puissants du CCE étaient ainsi aux prises l’un avec l’autre. Et je pense que Krim avait des visées sur le pouvoir depuis toujours, surtout après la Bataille d’Alger.

- Donc, vous maintenez que ça n’a pas été une décision exclusive de Boussouf d’éliminer physiquement Abane ?

Non, parce qu’ils étaient trois et ils imputent cela à Boussouf. Or, je sais, d’après Bentobal, que Krim avait projeté d’assassiner Bentobal après cet épisode. Donc, si tant est que le témoignage de Bentobal soit véridique, Krim voulait éliminer les gens qui se dressaient sur le chemin de son pouvoir. Pourquoi Bentobal ? Parce qu’il supposait qu’étant lui aussi de Mila, Bentobal était un appui pour Boussouf.

- D’après vous, l’assassinat de Abane a-t-il affaibli le CCE ?

Du point de vue politique, c’est sûr.

- Quand on dit qu’il y a un avant et un après-Abane, est-ce une analyse que vous partagez ?

La machine politique a continué à fonctionner. La machine politique, ce n’était pas seulement Abane. Il y avait des hommes de grande qualité comme Ferhat Abbas, comme Abdelhamid Mehri, comme Benyoucef Benkhedda…

- Toujours est-il que Boussouf, après l’assassinat de Abane, semble avoir pris un ascendant sur les autres, vous n’êtes pas de cet avis ? On assure même qu’il terrorisait tout le monde.

Boussouf ne contrôlait que la base du Maroc. Or, la puissance du FLN était plus en Tunisie qu’au Maroc.

- Dans son livre sur le colonel Amirouche (Une vie, deux morts, un testament) Saïd Sadi affirme que c’est Boussouf qui a donné Amirouche aux Français…

Quand je suis arrivé en Tunisie, j’ai entendu cette version. Moi, je suis arrivé au mois de mai 1959 (Amirouche est tombé au champ d’honneur le 29 mars 1959, ndlr) et il y avait cette version qui circulait. Elle a tenu le haut du pavé pendant toute la période de la réunion des colonels. Une opposition faisait rage entre Krim d’un côté, et Boussouf, Bentobal, et Boumediène de l’autre. C’était dans le cadre de ces luttes de pouvoir qu’est sortie cette version. Personnellement, je pense que Boussouf était sans doute quelqu’un de particulier, mais pas à ce point.

- Après l’indépendance, il a eu une vie discrète. Certains récits affirment qu’il s’est converti en armateur ou vendeur de bateaux. Pourquoi Boussouf a-t-il disparu aussi subitement de la vie publique selon vous ? Il n’a pris aucune responsabilité après 1962 ?

Il ne pouvait pas prendre de responsabilité, personne n’aurait voulu de lui. Même quand
Boumediène était devenu le grand chef, Boussouf a fait une offre de service, mais il n’a même pas été reçu par Boumediène. Vous ne pouvez pas avoir avec vous votre ancien chef qui vous connaît bien. Après, il s’est lancé dans les affaires, il avait un nom et les Irakiens l’ont beaucoup aidé. Il a trouvé de l’aide partout dans le monde arabe.

- Est-ce qu’on a donné, selon vous, sa pleine valeur au Congrès de la Soummam qu’accable par exemple Ali Kafi ?

Je pense que c’est une version contemporaine chez Al Kafi. Je ne lui ai pas connu cette opinion avant. En réalité, chez Ali Kafi, ce n’est pas le Congrès de la Soummam qui posait problème mais plutôt la personne de Abane. Il estime que Abane, ce n’était pas l’homme qu’il fallait. C’est un parti pris, c’est le point de vue d’un clan tout simplement.

- Même les attaques de Ben Bella contre le Congrès de la Soummam ?

C’est la même chose, c’est le point de vue d’un clan. Avec cette différence que lui en a été exclu. A mon avis, cette histoire selon laquelle il ne pouvait pas venir n’est pas crédible. S’il avait participé au Congrès, peut-être que les choses auraient pris une autre tournure. Les clans n’auraient pas eu les mêmes contours. Il faut souligner que la majorité était derrière Krim beaucoup plus qu’elle ne l’était derrière Abane. C’est l’intelligentsia qui était derrière Abane, ainsi que l’ancienne classe politique qu’il a récupérée.

- On approche à grand pas du cinquantenaire de l’Indépendance qui coïncide, à quelque chose près, avec cet éveil des sociétés civiles arabes et maghrébines pour exiger le changement. La Révolution de 1954 n’a pas tenu toutes ses promesses, il y a une grande déception de la part des Algériens qui ont le sentiment que le combat libérateur est resté inachevé. Y a-t-il de la place, d’après vous, pour une nouvelle révolution afin de réaliser les promesses de l’Indépendance ?

Ne parlons plus de révolution, elle est terminée. Les espérances des Algériens ne trouvent pas écho dans le système auquel a donné naissance la Révolution. Les gens qui pensent qu’il faut achever cette révolution devraient réfléchir autrement maintenant.
Il faut tout recommencer. C’est un autre peuple, c’est une autre société. Je ne pense pas que les sociétés puissent se construire durablement indépendamment d’un mouvement d’idées et d’un projet, et c’est ça le problème des Algériens.

- Quand on dit que c’est la même équipe qui gouverne depuis 1962 en termes de filiation en soulignant la structure fondamentalement militaire du pouvoir, Bouteflika qui est issu du groupe de Oujda, vous êtes d’accord avec cela ?

Non, non, il y a eu des recompositions. Il me semble qu’au niveau des dirigeants, ils sont tous pour le changement, mais ils ne savent pas par où commencer parce que le point par lequel on commence décidera de qui va en profiter.



Bio express :

Mohamed Harbi est né en 1933 à El Harrouch, près de Constantine. Dès 1948, il adhère au PPA-MTLD. Il part en France en 1953 pour s’inscrire à des études d’histoire à la Sorbonne. En 1956, il intègre l’UGEMA puis le comité fédéral de la Fédération de France du FLN comme responsable de l’information.

En 1958, il rejoint le GPRA au Caire dès sa création. Il devient le conseiller de Krim Belkacem au ministère des Forces armées, puis au département des affaires étrangères du GPRA. Il est nommé ambassadeur en Guinée (1960-1961). Mohamed Harbi prend part aux premiers accords d’Evian.

Après l’indépendance, il est conseiller du président Ben Bella et participe à l’élaboration du Programme de Tripoli (1962). En 1965, il fait les frais du coup d’Etat de Boumediène et se voit emprisonné pendant cinq ans, puis placé en résidence surveillée.

En 1973, il réussit à s’évader. Harbi vivra en exil forcé jusqu’en 1991. Il se consacre dès lors à l’enseignement universitaire et à son métier d’historien.

Parmi ses nombreux ouvrages : Aux origines du FLN, Le populisme révolutionnaire en Algérie (1975), Le FLN, mirage et réalité (1980), 1954, la guerre commence en Algérie (1984), L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens (1993), Une vie debout, Mémoires (2001), Le FLN, documents et histoire 1954-1962 (2004, avec Gilbert Meynier).


Mustapha Benfodil

Glossaire :

L’OS : L’Organisation spéciale. Bras armé du PPA-MTLD créée en 1947. Son premier chef était Mohamed Belouizdad, avant d’être remplacé par Hocine Aït Ahmed. Elle sera démantelée en 1950 suite à l’arrestation de Ben Bella.

Le CCE : Comité de coordination et d’exécution, organe créé par le Congrès de la Soummam. C’est l’instance exécutive du CNRA, le Conseil national de la Révolution algérienne.
 Le MALG : Ministère de l’Armement et des Liaisons générales.
Premier appareil de renseignement militaire algérien, le MALG était le service de renseignement attitré de l’ALN. Il est couramment présenté comme l’ancêtre de la police politique en Algérie. Il était dirigé par Abdelhafidh Boussouf.

Le MNA : Mouvement national algérien. Parti créé par Messali Hadj en 1954 avec pour objectif de faire échec au FLN.

Des luttes fratricides feront rage entre les deux factions, notamment au sein de l’émigration.

L’Affaire Mellouza : Elle fait référence au massacre, dans la nuit du 28 au 29 mai 1957, de plusieurs affidés du «général Bellounis», chef des troupes du MNA, par des commandos de l’ALN dans les hameaux de Mellouza, Béni Ilmane et Mechta-Casba, dans la wilaya de M’sila, réputés être des fiefs messalistes. On évoque le chiffre de 300 hommes tués.

L’Affaire de la « Bleuite » : Par allusion aux «bleus de chauffe», des auxiliaires algériens retournés par l’armée coloniale contre le FLN dans La Casbah durant la Bataille d’Alger.

Elle renvoie à une purge perpétrée à partir de 1958 dans les rangs de l’ALN suite à une grosse opération d’intox et de guerre psychologique menée par les services secrets français visant à faire croire à l’existence de traîtres dans les maquis de la Wilaya III. Longtemps on a imputé ces purges au colonel Amirouche, une version que réfutent ses compagnons d’armes.

Décret Crémieux : Il s’agit du décret promulgué le 24 octobre 1870 qui octroie d’office la nationalité française aux israélites indigènes d’Algérie.

Benjamin Stora : "On assiste à la naissance de l'individu arabe"


Benjamin Stora : "On assiste à la naissance de l'individu arabe"
 
14/06/2011 à 14h:37 Par Renaud de Rochebrune

L’historien et spécialiste du Maghreb publie un livre d’entretien autour du « printemps arabe ». Un bouleversement radical qu’il juge irréversible et qui traduit la volonté des citoyens de prendre enfin en main leur propre destin.
Qui ne connaît son nom ? Professeur d’histoire du Maghreb contemporain à l’université Paris-XIII, auteur d’une trentaine d’ouvrages, Benjamin Stora fait autorité depuis un bon tiers de siècle dès qu’il est question de l’Algérie, pays auquel il a consacré ses premières recherches. Mais il est aussi depuis fort longtemps un spécialiste de l’immigration en France et surtout l’un des observateurs les plus aigus des évolutions du monde arabe. Il ne pouvait donc qu’être particulièrement attentif aux révolutions et aux révoltes qui ont eu lieu, qui sont en cours ou qui couvent au Maghreb et au Moyen-Orient. Il publie d’ailleurs en ce début du mois de juin Le 89 arabe, un livre d’entretien avec Edwy Plenel, patron du journal en ligne Mediapart et ancien directeur de la rédaction du quotidien Le Monde. Ce « 89 » renvoie aussi bien dans son esprit à la Révolution française de 1789 qu’à la chute du mur de Berlin en 1989, façon de signifier – comme l’entretien qui suit le prouve à l’évidence – à quel point il prend au sérieux, et considère comme irréversible, cet ébranlement des sociétés arabes auquel on assiste aujourd’hui. Et qu’il constate sur le terrain : lorsque nous l’avons rencontré, il revenait de Tunisie, le pays où tout a commencé, et préparait un voyage imminent au Maroc.

Jeune Afrique : Si on devait résumer en quelques mots ce qui est en train de se passer dans le monde arabe…
Benjamin Stora : On dirait que c’est une aspiration formidable à la liberté. Le fait de ne plus devoir se taire, subir, accepter d’être obligé de ruser avec le réel, avoir des stratégies de discours compliqués pour éviter d’être réprimé. Tout cela, donc la peur, c’est fini.
Et en développant un peu ?
  On peut enfin s’exprimer directement et déclarer ce que l’on pense du réel. Et plus seulement entre amis, dans l’espace privé, le seul où l’on pouvait dire jusqu’ici ce que l’on pensait des pouvoirs, des insuffisances des intellectuels, des problèmes économiques… Le seul pays, peut-être, où il y avait, au moins dans la presse écrite, cette liberté de parole, c’était l’Algérie. Mais une presse dont l’audience est limitée par rapport aux grands médias plus ou moins officiels. Au Maroc aussi, il y a eu une liberté de la presse, en particulier entre 1998 et 2003, mais c’était moins vrai depuis un certain temps. De fait, le seul média « lourd » avec une liberté d’expression qu’on trouvait dans le monde arabe, c’était Al-Jazira, qui invitait des opposants à des talk-shows et n’essayait pas de camoufler ou de contourner le réel.

Mais ce qui me paraît également très important en ce moment, c’est que les sociétés arabes sont à la recherche de vrais partis politiques, et non plus seulement de partis organisés par le haut. Elles sont, dans le même ordre d’idée, en quête de vrais syndicats, d’intellectuels qui sont dans une authentique posture critique.

Pendant cinquante ans, depuis les indépendances, ce n’était pas le réel qui faisait l’objet de débats mais uniquement des idéologies. Seuls comptaient l’anticolonialisme, l’anti-impérialisme, le rejet de l’Occident ; ou encore le nationalisme arabe ou l’islamisme. Quand on est englouti par les idéologies, cela n’amène pas à parler des problèmes réels, comme le marché, l’économie, le rapport effectif à l’Occident et à sa propre histoire. Et cela favorise des pensées complotistes, obscures ou compliquées, qui consistent à croire que tout se passe toujours derrière le rideau.
Donc, avant tout, on assisterait à un retour au réel ?
Ce retour au réel, c’est ce qui me frappe le plus, et aussi ce qui me plaît le plus aujourd’hui. On veut penser par soi-même, librement, indépendamment des pouvoirs, des États. Et des idéologies qui sont arrivées de l’extérieur et qui ont été imposées aux peuples depuis si longtemps.
S’agit-il de révolutions liées à une situation objective devenue insupportable ? Ou plutôt d’une sorte de révolution subjective, dans la tête des gens ?
C’est bien sûr une combinaison des deux. Mais on peut dire qu’on assiste dans le monde arabe à la naissance de l’individu, de celui qui peut exister indépendamment de la tradition, de la famille, de l’État. Même la pratique religieuse massive d’aujourd’hui peut être interprétée ainsi : comme l’expression, désormais, d’une croyance personnelle, individuelle, et non plus comme le simple respect de la tradition communautaire. Ce phénomène, on pouvait le repérer en fait depuis assez longtemps. Par exemple en s’interrogeant sur les harraga, ces jeunes du Maghreb qui veulent à tout prix partir, quitter leur pays. Ils disent tous la même chose : on ne part pas comme un ambassadeur, au nom de la famille, du quartier, du village comme autrefois. Ils ne partent pas pour une communauté mais en leur nom propre.
Si le phénomène était ainsi prévisible, avec des signes avant-coureurs, pourquoi avons-nous tous été tellement surpris par ce qui vient de se passer ?
C’est classique, les exemples abondent dans l’histoire. On a beau accumuler tous les indices, on ne peut prédire ce qui va se passer. Dès 2000, un chercheur, Philippe Fargues, avait décrit dans son livre Générations arabes. L’alchimie du nombre tous les facteurs démographiques – la diminution de la taille des familles en particulier – qui expliquent l’évolution qu’on constate aujourd’hui. La « modernisation » de la société apparaissait à la fois comme la cause et la conséquence de l’effondrement démographique qu’on constatait dans le monde musulman au Maghreb et au Moyen-Orient, de Rabat à Téhéran, avec pour seule exception, en raison de sa situation très particulière, Gaza. Un phénomène qui était sans doute aussi lié à une appréhension du futur : on fait moins d’enfants quand on discerne mal l’avenir. D’autant que le recul des idéologies messianiques – du nationalisme à l’islamisme –, qui ont un rôle rassurant, ne pouvait que renforcer cette incertitude et la peur de l’inconnu.

Parmi les indices, en plus des harraga ou de la démographie, il y avait encore l’abstention aux élections, de plus en plus massive à l’évidence malgré les chiffres officiels proclamés. Mais les discours de nombreux intellectuels occidentaux qui parlaient d’une spécificité des sociétés arabes peu enclines à bouger, ou du risque islamiste si les dictatures disparaissaient – légitimant ainsi la répression –, n’aidaient pas à se faire entendre quand on soutenait autre chose. Contrairement à l’idée reçue, il y avait bien des interlocuteurs possibles pour ceux qui voulaient encourager une évolution ou un changement des régimes.
Et parmi les éléments objectifs, lesquels, au-delà des dictatures évidemment insupportables, ont été déterminants ?
On peut citer, cela va de soi, la chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS. Puis la guerre civile algérienne et la barbarie qui l’a accompagnée, lesquelles ont servi, si l’on peut dire, de contre-modèle. Tout cela préparait un retournement de l’Histoire, qui a trouvé de surcroît un point d’appui décisif avec l’élection de Barack Obama à la Maison Blanche.
Pourquoi cela démarre-t-il dans cette Tunisie, qu’on disait presque apathique, plutôt qu’ailleurs ?
On peut trouver plusieurs raisons de fond pour l’expliquer. La structure interne de la société tunisienne pendant la colonisation n’avait pas été trop atteinte du point de vue anthropologique, religieux, social. L’histoire du nationalisme tunisien, malgré des affrontements, a pu se poursuivre sans véritable rupture, avec des points d’ancrage et des pôles d’influence très forts, comme le Néo-Destour côté politique ou l’UGTT [Union générale tunisienne du travail, NDLR] côté syndical. Le potentiel du pays et de ses élites n’était pas entamé. Il restera presque intact, malgré les vicissitudes, jusqu’à nos jours. Ensuite, et c’est important, la Tunisie était le pays le plus alphabétisé de la région et même de tout le monde arabe. C’est le pays où les femmes ont le plus de droits depuis Bourguiba. Aussi, ce qui pouvait passer aux yeux de beaucoup pour de l’apathie n’était en fait que la marque d’une société qui s’était construite sans connaître une situation de rupture. Et il y avait là les ingrédients qui pouvaient conduire à l’explosion. Car c’est au sein de cette société très éduquée, qui avait conservé ses élites, qu’est apparu un clan familial mafieux, inculte, en un mot très éloigné de ce qu’est le pays. Un clan qui ne s’appuiera finalement que sur une tradition policière. En décalage total avec toute l’histoire de la Tunisie. On peut donc parler d’une sorte de révolution culturelle, destinée à supprimer ce décalage insupportable entre la société et le pouvoir politique. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’y a pas eu aussi un ressort social, avec l’intérieur du pays abandonné et la côte touristique choyée par le régime.
En Tunisie comme ailleurs, le mot révolution est-il adapté pour parler de la situation récente ou en cours ?
Je suis pour l’emploi de ce mot. Même si je comprends ceux qui disent qu’une vraie révolution implique un projet de société radicalement différent. Le simple fait de sortir d’une société où l’on avait peur de vivre pour aller vers une société où la liberté s’exprime, cela correspond à un processus révolutionnaire. Un processus de reprise en main de son propre destin, sur lequel, je crois, on ne reviendra pas. Quand on voit le courage dont font preuve aujourd’hui les Syriens, c’est inouï. Cela montre bien que, même si la répression peut être violente, très violente, plus rien n’est et plus rien ne sera comme avant dans le monde arabe. Ce qui se passe renvoie, je le redis, à quelque chose de très profond, qui redéfinit à la fois le rapport des individus à la société et tout le lien national. Depuis la fin du temps colonial, il y avait une vision simple de l’État et de la nation : l’État protège et construit les frontières de la nation. Attaquer l’État, c’était donc diviser la nation et la mettre en péril. Aujourd’hui, c’est l’inverse, la société peut reconstruire l’État, se poser en garant du drapeau. Évidemment, cela va prendre des années. Et cela va obliger à se poser des questions sur toute une série de sujets jusque-là plus ou moins mis de côté, comme le statut des femmes, celui des minorités ou le rapport à l’Occident.

En Algérie, il se passe à la fois beaucoup de choses et rien de déterminant pour l’instant, semble-t-il…
L’Algérie est à la fois en avance et en retard. En avance, car les Algériens peuvent avoir le sentiment d’assister à un remake de ce qu’ils ont déjà vécu il y a vingt ans, entre 1988 et 1990, avec l’effervescence démocratique. Mais l’Histoire n’est pas une suite de remakes, elle se fait en avançant. Et si les Algériens ne voient pas ce qui se passe ailleurs, ils risquent de se retrouver en retard. Car s’ils ont obtenu des avancées au niveau de la société civile, comme la liberté de la presse, le régime et son mode de fonctionnement sont restés intacts, comme avant. Le poids du passé, et en particulier de la guerre civile, est là, qui ne rend pas facile un changement radical.
Et le Maroc ?
Il y a un mouvement de refus de l’absolutisme qui est profond là aussi. D’autant qu’il est lié à la structure sociale du pays. La question du passage à la monarchie constitutionnelle va rester posée, elle ne pourra pas être mise de côté. Alors que le problème ne se posait pas jusqu’à très récemment.
Et en Tunisie, comment voyez-vous l’évolution de la situation ?
L’élection de la Constituante va être un moment très important. Notamment, mais pas seulement, pour évaluer la force des islamistes et des autres mouvements. Mais c’est encore en gestation, il est difficile d’y voir clair. Ce qui est déjà acquis, c’est qu’on est dans une situation caractérisée par la pluralité. Et c’est fondamental. Les Tunisiens seront encore des pionniers avec les premières élections entièrement libres. L’enjeu est donc majeur.
L’Égypte ?
La question qui se pose : la mutation de tous les partis existants et celle de l’armée. En se transformant en parti, les Frères musulmans, en particulier, vont changer de statut. Ils vont cesser d’être vus comme une confrérie, un mouvement associatif, pour devenir un parti politique parmi d’autres, obligé de se prononcer sur tous les sujets. Cela change beaucoup. Même s’ils devaient être le premier parti du pays, ils ne pourront plus dire qu’ils parlent au nom du peuple entier. On peut aussi voir l’émergence d’autres partis et le retour sous une nouvelle forme d’anciens partis. Et puis il y a bien sûr le problème de l’armée : il est envisageable qu’elle change de rôle, qu’elle ait une place moins centrale après avoir été obligée de s’adapter à la nouvelle donne.
Comment tout cela peut-il avoir un effet sur le problème palestinien ?
Il n’y a aucune raison que la question de la démocratie politique ne se pose pas là aussi. Notamment pour les pays occidentaux impliqués. On ne peut pas à la fois saluer l’avènement de la démocratie dans le monde arabe et s’en désintéresser quand cela concerne la question nationale palestinienne. Cela va nécessairement bouger pour la création d’un État palestinien.

Propos recueillis par Renaud de Rochebrune