lundi 21 avril 2008

Germaine Tillion : une grande dame au service de la paix





DÉCÈS DE GERMAINE TILLION

Le respect de l’autre

21 Avril 2008

Un siècle de vie, c’est une baraka, diraient les femmes et les hommes de l’Algérie profonde, qu’elle a connus, étudiés et aimés. La plus grande ethnologue du XXe siècle, qui a fêté ses cent ans le 30 mai dernier, est morte ce 19 avril.

L’engagement de Germaine Tillion a contribué à la décolonisation des esprits. Cela peut se résumer en sa croyance inébranlable en l’autre. Nous, les Algériens, ne dirons jamais assez notre reconnaissance à notre grande et fidèle amie Germaine Tillion.
En 2003, nous lui avons rendu hommage, au nom de l’Algérie, à l’Institut du monde arabe, qui fut si émouvant en sa présence. Bien avant les propagandes qui servent de diversion aujourd’hui, elle a été, toujours défenseur des droits de l’homme et des peuples, de la condition de la femme, résistante, pacifiste, dénonçant la torture et la violence d’où qu’elles viennent.Légende du respect de l’autre, nous témoignons qu’elle le mérite. Elle est, pour nous, une des figures savantes et humaines les plus marquantes de notre temps, qui a oeuvré, au prix de sa vie, pour le vivre-ensemble: «Si l’ethnologie, nous dit-elle, qui est affaire de patience, d’écoute, de courtoisie et de temps, peut encore servir à quelque chose, c’est à apprendre à vivre ensemble.» Elle martèle que sans l’égalité, il ne peut y avoir de fraternité ni de liberté.
Elle a partagé, par deux fois, durant les heures sombres de la nuit coloniale, la vie du peuple algérien, sans jamais prétendre penser et décider à sa place. Elle a fait son premier travail d’ethnographe de manière exemplaire, dans les années trente. Sa méthode, elle nous la décrit, en témoignage: «Tenir le moins de place possible, ne pas déranger mes voisins» (Il était une fois l’ethnographie). Elle a observé l’autre, l’ailleurs, le différent, ses pratiques, ses croyances et coutumes, ses richesses et ses pauvretés, sans juger ni prétendre tout décoder, en recueillant les témoignages, en analysant le concret de la vie. Elle voulait honorer la vie en refusant l’ignorance, puis, à l’heure du conflit, en réfutant la violence. Elle s’est révoltée contre la violence qui avilit; elle écrira: «L’asservissement ne dégrade pas seulement l’être qui en est victime, mais celui qui en bénéficie» (Le Harem et les cousins).
Elle gagna notre confiance, autant celle des humbles gens que celle des responsables. Tout comme elle fut conquise par l’humanité des Algériens, leur sens de la solidarité et leur détermination à vivre dignement. Ce souffle l’inspira dans sa résistance à l’innommable durant la Seconde Guerre mondiale, faisant de sa détermination et de sa colère les ressources de la survie de ses compagnons. Germaine Tillion renoue avec l’Algérie à la fin de l’année1954.
La guerre de Libération, dont l’occupant tait le nom, qui marque la capacité des peuples opprimés à faire l’histoire, a commencé le 1er Novembre.L’ethnologue prend la mesure de l’évolution de la société considérablement transformée en vingt ans. La rapacité du système colonial a empêché toute solution pacifique. Le peuple algérien était contraint de renouer avec l’ancestrale résistance de l’émir Abd El-Kader, et cette fois de manière décisive.
Germaine Tillion était choquée par la pauvreté de l’immense majorité du peuple algérien, tout comme d’une partie des non-musulmans, car l’hétérogénéité était une réalité. Pour lutter contre l’appauvrissement de la population, elle crée des «Centres sociaux», notamment pour instruire les femmes, qu’elle n’a cessé de défendre. Cet engagement puissant et profondément humain, elle va aussi le manifester dans son combat pour tenter d’humaniser les rapports entre les belligérants et essayer de préparer un autre avenir. Elle interviendra tant de fois pour empêcher des exécutions de condamnés à mort, pour contribuer à la libération de prisonniers, aux négociations, aux trêves et autres contacts, au nom de sa foi en l’autre. Elle le fera, parfois, en coordination avec d’autres figures engagées pour la justice et la paix, comme nos autres grands amis les chrétiens André Mandouze, le cardinal Étienne Léon Duval ou le Pr Louis Massignon, et des figures majeures de la Résistance nationale. Les Ennemis complémentaires, ce beau titre d’un de ses ouvrages illustre bien son souci, son angoisse et son idéal : allier le principe de la fidélité à ses racines à celui de l’attachement vital à la justice. Jacques Berque me disait aussi qu’elle militait pour la paix et la cause des femmes méditerranéennes au nom de son savoir sur l’égalité des peuples et des êtres, sujet qui reste toujours d’actualité.
Germaine Tillion révèle que l’analyse sociologique, ethnographique, peut aussi servir à penser l’avenir, puisque, notant que «la relation de l’homme avec son espace est en train de basculer», elle appelle à «inventer autre chose», un nouveau modèle social, une autre façon de vivre ensemble, une nouvelle civilisation universelle. Un impératif auquel nul ne peut répondre seul. C’est la leçon que nous lèguent la vie et l’oeuvre de Germaine Tillion, notre inoubliable amie. Que ce nouveau millénaire, marqué pour le moment par une injuste mondialisation, le recul du droit et des traditions fermées, retienne la leçon de ses combats, de sa vision, de sa patience.
À l’heure de la rupture des liens sociaux, du relâchement des liens de parenté et des rapports déséquilibrés ou archaïques entre les groupes et les peuples, bouleversements marqués par le retour insidieux ou brutal de la haine raciale et religieuse, relire Germaine Tillion sera toujours vivifiant. À partir d’un savoir qui n’annexe pas l’autre, ne le réduit ni ne l’enferme, mais croit en lui, sans en être l’otage, il est possible de renouer.
À l’heure où la rive Sud a besoin de se réformer en profondeur et de démontrer sa capacité à l’autocritique, et en ces temps de nécessaire mémoire vivante pour mettre fin aux amnésies de certains sur la rive Nord, relire Germain Tillion sera bien utile pour tous. Rouvrir sans cesse des espaces de rencontre entre les deux rives de la Méditerranée, sans jamais désespérer, est un combat de toujours, comme elle l’a si courageusement expérimenté.
(*) Philosophe algérien
Mustapha CHERIF

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