Le lecteur se retrouvera dans beaucoup de témoignages. Ces fragments de vie font remonter des souvenirs enfouis à ceux qui ont vécu "là-bas" et qui se sont retrouvé exilés, loin de cette terre natale qui manque tant.
C'est avec beaucoup d'humour, comme un clin d'œil, que Leïla Sebbar ouvre ce recueil, avec "Mes enfances exotiques" de Malek Alloula. Extrait : « " 'Ttrape mon zeb, toi ! "
Largement ouvertes sur la rue, les fenêtres de notre salle de classe laissèrent passer la moqueuse et très distincte réplique d'un gamin du village qui répondait du tac au tac à notre instituteur du CM1, M. Cazscalès.
Quelques secondes auparavant, celui-ci avait, sans crier gare, interrompu sa dictée pour se précipiter vers l'une des baies, menaçant de sa grosse règle le loustic non scolarisé qui, accroché au chambranle, se gaussait, avec force mimiques hilarantes et bruits inconvenants de la bouche, de notre studieuse jobardise par une si belle journée.
" Attends voir ! Que je t'attrape ! Petit voyou ! " »
Dans "l'enfant perdu", Albert Bensoussan, alors qu'il était tout jeune enfant et accompagnait sa maman dans les rues encombrées d'Alger, se perd et se retrouve prit en charge par Sidi Lardjouz (littéralement "Monsieur le vieux") qui, en attendant que ses parents le prennent à nouveau en charge, le confie à Fatiha, sa fille. Dès lors, une amitié va naître entre le petit juif et la jeune musulmane. Elle sera brusquement interrompue :
« Quand j'y pense, cest Fatiha, la fille de ma famille arabe, qui m'a appris le folklore de ce pays où je vis et je survis aujourd'hui. Elle était très douée, même en calcul, d'un seul coup d’œil, il fallait deviner combien de galbelouzes, de zalabias et de mekrouds il y avait sur le plat en faïence, et si je me trompais, eh bien c'est simple, c'est elle qui en mangeait un de plus. Et gourmand, et même goinfre, à la longue plus question que je me trompe. Fatiha m'a appris à lire, à compter, à chanter et à rire. Parce que j'étais le tout dernier de maman qui se faisait un peu vieille et qui me perdait dans les rues, et puis mes sœurs étaient déjà trop grandes pour daigner jouer avec le morveux de six ans que j'étais. De sept ans, de huit ans, de neuf ans.
Oui, jusqu'à mes neuf ans, et ce jour où Lalla Zohra est venue à la maison voir ma mère, et elles ont parlé dans la cuisine en arabe, et moi je ne comprenais rien. Mais après sa visite, maman ne m'a plus conduit rue du Divan le jeudi, et c'est alors - parce que j'étais bien triste - que j'ai commencé à fréquenter tous les garnements de l'Alliance israélite, rue Bab-El-Oued, pour apprendre l'hébreux, la religion et me préparer à ma communion...
... Ce n'est que plus tard, très tard, que j'ai compris. A onze ans passés, Fatiha était devenue une femme et plus jamais elle ne se montrerait à un garçon à visage découvert. »
Quant à Leïla Sebbar, fille d’instituteurs, elle se rappellera à jamais ce soir d’automne où tout a basculé : « C’est un soir où la mer ne lance pas ses vagues jusqu’à la maison d’école, au pied de la montagne. À cette heure entre jour et nuit où il ne fait plus chaud, et même un peu frais, les mères couvrent de laine légère les épaules des enfants ; les filles, les garçons ont disparu derrière les rochers, ils courent toujours avec des feintes impossibles à parer. Ma mère et ses amies marchent sur une plage où nous n’allons pas d’habitude…
… Ce soir-là, je vais au pas des femmes qui parlent. La voix, je la sens à la fois plus animée dans les gestes qui l’accompagnent et plus sourde que lorsqu’elles bavardent, comme chuchotée. Il me semble qu’elles se disent des paroles graves que nous ne devons pas entendre…
… La Moscarda, c’est le nom de cette plage interdite, barrée par des roches qui arrêtent le ciel et la chaleur, renvoie l’écho des cris des enfants, et assombrit les mots des femmes inquiètes. J’entends sans comprendre le lien entre eux, des fragments échappés au secret. Des mots inconnus : ‘Aurès’, des morceaux de mots, le début ou la fin ‘mine’, d(autres dont je connaît le sens ‘gorges’, et les seuls que j’identifie avec une sorte d’apaisement, familiers, protecteurs, je ne suis pas en danger, le ton sérieux de ma mère et ses amies m’a trompée, ces mots qui me rassurent, je les entends prononcés plusieurs fois par chacune d’entre elles : ‘instituteurs, institutrices’…
… C’est le 1er novembre 1954
Des hommes en armes, fusils de chasse et mitraillettes, vestes et pantalons kaki, ils ne portent ni turbans ni cagoules, juste un foulard pour couvrir le visage, ces hommes qui surgissent à l’entrée des gorges de Tighanimine, « Arris 18 km – Batna 79 », font barrage. Le car s’arrête. Le Caïd descend en même temps que les jeunes instituteurs. Une rafale. Le Caïde tombe. Le jeune homme et sa femme tombent. Elle déchire sa robe de vichy, verte à carreaux ? des bandes pour un garrot qui arrêtera le sang. Le maître d’école est grièvement blessé. Il meurt. Elle non. Des oiseaux de proie tournent au bord du ravin. C’est la guerre. »
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